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"Souvent, les décisions les plus extravagantes se présentent sous le jour d'une tranquille rationalité." Virginie Despentes

Cornélia était en train de sortir les poubelles, dansant à moitié sur la chanson idiote qui tournait en boucle dans sa tête, lorsqu‘un regard croisa le sien.

Un regard de chien battu, qui venait du trottoir d’en face.

Le couvercle du conteneur lui échappa dans un vacarme qui dut réveiller toute la rue. La jeune fille baissa vite les yeux, soudain passionnée par la vie des petites mouches qui copulaient joyeusement sur la poubelle, et tâcha de prendre un air à la fois détaché et naturel.

Elle connaissait ces yeux-là.

Mais ce ne pouvait pas être lui.

À moins qu‘il l‘ait suivie jusque devant chez elle, ce qui augurait une suite probablement très désagréable.

Toujours absorbée par le cours d‘éducation sexuelle qui se déroulait sur le conteneur, elle recula doucement, avant de faire volte-face et de s‘élancer à toutes jambes dans l‘allée de l‘immeuble.

– Mademoiselle ! la héla l‘importun qui traversait la route, réalisant que son appétissant gibier lui échappait. Mademoiselle !

Dieux du ciel, c‘était bien lui. Il n‘y avait que lui pour avoir cet accent.

– Je n‘ai pas d‘argent sur moi, désolée ! lui lança-t-elle en agitant stupidement les bras, sans se retourner. Désolée, désolée !

Les longs pans de son gilet multicolore battaient le vent derrière elle – elle était connue dans tout le quartier pour son sens de la mode.

– Non, mademoiselle, s‘il vous plaît, j‘ai juste besoin de…

La porte du hall claqua avant qu'il n'ait pu terminer sa phrase, stoppant net cette douce litanie de syllabes aux inflexions chantantes. Puis retentirent les échos de celle de l'appartement. Saine et sauve, bien au chaud dans le bazar feutré qui lui tenait lieu de foyer, Cornélia reprit haleine en s’appuyant sur ses genoux. Elle était si peu sportive que les dix mètres de l'allée avaient suffi à la faire souffler comme un bœuf. Elle se repassa mentalement les quelques mots que le pauvre garçon avait eu le temps de dire. Ce lascar restait certes un sans-abri sans doute immigré illégalement – et quelque peu bizarre sur les bords –, mais sa voix valait le détour. Elle aurait donné des frissons à une statue de glace.

– Qu'est-ce qui se passe ? piailla une voix féminine venue du canapé.

La jeune femme se redressa sans répondre, le cœur encore un peu galopant, avant de tenter d'aplanir sa chevelure ébouriffée histoire de reprendre contenance. Sans se rendre compte qu'elle ne faisait qu'aggraver le cataclysme.

– Essaie pas d'arranger ce désastre, tu empires les choses, commenta la voix sans même regarder la scène. Il s'est passé quoi pendant que tu sortais les poubelles ? Un tyrannosaure t'a prise en chasse ?

Cornélia contourna le dos élimé du vieux canapé avant de venir s'y échouer, puis lâcha enfin dans un grognement peu engageant :

– En quelque sorte. Quelqu'un squatte devant chez nous. Devine qui ?

Deux yeux curieux, tout ensommeillés après la nuit blanche qu'ils venaient de passer plongés dans une bonne histoire, se levèrent vers elle.

– Chépa. Qui ?

– Ton petit chou.

Sa sœur – car cette larve blonde vautrée au milieu des coussins, littéralement enroulée autour d'un énorme roman, partageait bien son patrimoine génétique – poussa soudain un cri strident en refermant son bouquin dans un claquement définitif.

– Hein ? Lui ? Le petit chou, pour de vrai ? Il est venu devant chez nous ?

Elle se redressa d'un coup et s'assit en tailleur, couvant son aînée du regard. Ses iris de bronze étaient pleins d'un mélange d'adoration et d’incompréhension.

– Et tu t'es enfuie ? Pourquoi tu t'es enfuie ?

La naïveté de Blanche dans toute sa splendeur. Elle avait adoré cet étrange SDF aux yeux tristes dès la première fois qu'elle l'avait vu, plusieurs semaines auparavant.

Cornélia fourragea dans l'énorme masse bouclée, d'un châtain terne, qui lui tenait lieu de chevelure et évoquait irrésistiblement la touffe d’un caniche.

Comment expliquer ça simplement ?

– Je ne sais pas, moi, se moqua-t-elle enfin, peut-être parce qu'il s'agit d'un psychopathe qui m'a sans doute suivie pour arriver jusqu'ici et qui risque de rester des semaines là-dehors à nous attendre ?

– Mais tu ne sais même pas ce qu'il veut. Il a peut-être de nouveaux masques à vendre ?

– Mais on lui en a déjà acheté plusieurs ! Et puis, il a pas besoin de venir squatter juste devant chez nous ! C'est pas comme si on était riches comme Crésus, non plus ! Regarde ta tête, regarde mes vêtements, c'est presque comme si on se baladait avec un panneau clamant Je suis une étudiante pauvre, aidez-moi s'il vous plaît.

– T'as un problème avec ma tête ? grogna Blanche.

Cornélia la regarda soupeser d'un doigt ses lunettes rondes, dont l'un des verres avait été étoilé deux mois auparavant mais jamais changé depuis. La silhouette de sa petite sœur, enrobée d'un pyjama girafe lui-même emmitouflé d'un vieux plaid rose couvert de poils de chats, répondait d'elle-même à la question.

Les deux filles se turent un instant. Leurs iris si différents, d'un bel airain pailleté de vert pour la cadette, d'un noisette sombre et doux pour l'aînée, errèrent dans la pièce au fil des meubles disparates, des montagnes de livres et des objets non identifiés posés dans tous les coins puis oubliés là éternellement, avant de se porter sur l'exacte même destination.

Les masques.

Au fond du salon étroit, agglutinés sur le grand buffet qui surplombait tout le bordel de leur appartement, une dizaine de masques sculptés les fixaient.

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