75 -

5 minutes de lecture

– Ne crains rien, petit primate, dit le géant d’une voix grave et onctueuse. J’ai bien assez mangé aujourd’hui. Tant mieux, car vous ne feriez pas de bons encas.

Il eut un mouvement étrange, comme un frisson de serpent à sonnette qui fit bruisser toutes ses plumes en chœur d’une façon inhumaine, et soudain son visage d’homme eut l’air déplacé au-dessus de ce corps monstrueux. Les sœurs déglutirent. D’un coup, elles comprenaient mieux d’où venait la peur que suaient les deux garçons par tous les pores de leur peau.

– Tu es bien Aaron ? s’enquit la créature en braquant sur lui ses yeux sombres. Le survivant des boyards d’Aegeus ?

L’adolescent bouillait de haine.

– Oui, c’est moi. Le dernier.

– Je ne suis pour rien dans la tragédie qui a frappé ton secteur, mon petit. En revanche…

Il leva un bras puissant – jusque-là caché par ses plumes de paon –, couvert d’un plumage bleu roi qui étincelait comme le diamant, et inspecta les longues griffes acérées qui lui tenaient lieu de doigts. Muets, les deux garçons regardèrent ces crochets mortels s’agiter nonchalamment devant leur nez.

– Si votre convoi traverse mon secteur, il n’en sortira plus. Je me fais bien comprendre ?

– Vous étiez en bons termes avec le chef, répliqua Aaron. Pourquoi vous feriez ça ?

Pour la première fois, une émotion passa dans les yeux de l’hybride. Un éclair de ressentiment.

– Abandonner la Mégastructure est votre choix, et je le respecte. Mais votre passage pourrait susciter des envies semblables chez les habitants de mon secteur. Je ne permettrai pas qu’ils s’enfuient comme des rats.

– Vous devriez les laisser grossir le convoi si ça leur chante, rétorqua le garçon. Ils mourront s’ils restent sur place. Et vous le savez.

– Imbécile de petit animal sans cervelle ! La Strate ne mourra jamais, ni ses habitants. La lubie d’Aegeus ne fait qu’affoler les populations. S’il passe chez moi, la panique se répandra et il en est hors de question.

– Vous êtes idiot et aveugle, intervint Iroël qui serrait les poings en silence depuis le début. Vous allez mourir. L’eau monte, elle s’arrêtera pas. Bientôt, vous aurez plus rien pour nourrir vos élevages. La chaleur et les déchets tueront vos humains. Et ensuite, ce sera vous.

Le grand visage à la peau bleue, poudré de noir et de reflets scintillants, se pencha vers lui. Le petit chou accusa le coup, effrayé par cette proximité, mais ne recula pas. Dans le couloir, les deux sœurs avalèrent leur salive.

– Mensonges ! Je n’abandonnerai pas tout ce que j’ai construit de mes mains. Aegeus n’est qu’un paria, un moins que rien qui n’est plus que l’ombre de lui-même ! Il n’a plus rien ; je conçois qu’il aille tenter sa chance ailleurs. Mais s’il ose provoquer le chaos dans les secteurs pérennes comme le mien, je le capturerai et le vendrai à Échidna. Quant au convoi… il me servira de réserve de nourriture.

– Vous n’avez pas le droit ! fulmina Aaron. Il va vous…

– J’ai tous les droits sur mes terres, pourceau ! siffla le géant. Sans son orbe, Aegeus n’est qu’un minable gringalet inoffensif. Il ne peut rien contre moi. (Il marqua une pause.) Je m’en vais. N’oublie pas de transmettre mon message à ton maître. Et surtout…

Il gagna la porte dans une vague de plumes, toujours courbé sous le plafond trop bas. Ses serres cliquetèrent en se posant sur la poignée. Celle-ci parut soudain minuscule.

– … n’oublie pas que votre convoi n’est que de la viande. Un garde-manger ambulant. Ne l’oubliez pas, car moi, je saurai m’en souvenir.

Il ouvrit la porte. Avant que sa silhouette massive ne s’évanouisse dans l’obscurité, un nouveau frisson répugnant parcourut son plumage.

Des dizaines, des centaines d’yeux sombres s’ouvrirent soudain à l’emplacement de chacune des ocelles, dans un éventail de regards humides et inexpressifs.

Le cœur au bord des lèvres, Cornélia et Blanche se figèrent comme des statues.

L’être monstrueux poinçonna les deux garçons de ses mille pupilles, puis la nuée d’yeux se braqua vers les sœurs.

***



– Non mais c’était qui ce… ce monstre ? glapit Blanche dès qu’elle put retrouver sa voix. Avec ses… ses yeux partout…

– Argos, répondit Aaron d’une voix traînante. Le géant aux cents yeux. Vous étiez là, vous ? On a eu vraiment du bol qu’il ait pas faim. Il a dû sentir direct que cet appart’ était rempli d’humains.

« Argos est pas mal dans son genre. » avait dit Aegeus à Cornélia. « Il élève des humains comme des porcs et les fait abattre lorsqu’ils sont assez gras, mais toutes les autres espèces sont sous sa protection. »

Elle dût s’appuyer sur le buffet pour ne pas défaillir.

Blanche lança un coup d’œil vers le garçon, analysa son survêtement plein de sang séché.

– Tu aurais pu nous défendre, toi, non ?

Il s’assombrit encore davantage.

– Ferme-la.

Il avait réagi du tac au tac, comme si elle lui avait jeté une insulte au visage. La blondinette ouvrit la bouche en silence, muette face à cette répartie qu’elle n’estimait pas avoir méritée.

– Ça va encore compliquer le voyage, intervint Iroël. Ça fait beaucoup d’immortels à éviter.

– Non, tu crois vraiment ? cracha Aaron. Peut-être que si le chef avait encore son escarboucle, il ne se ferait pas marcher dessus par tous les autres ! C’est à cause de toi qu’on est dans la merde jusqu’au cou.

– Mais c’est quoi à la fin, cette histoire d’orbe ? s’exclama Cornélia.

– Ce truc lui permet de se transformer, déduisit Blanche d’un ton docte. Sauf que comme Iroël l’en a privé, Aegeus est coincé dans son corps humain. C’est logique vu ce qu’a dit Argos : un minable gringalet inoffensif. (Elle compta sur ses doigts.) Primate, singe, porc, gringalet, vous avez plein de noms charmants pour qualifier les humains, dans votre monde.

– C’est pour les remettre à leur place, rétorqua Aaron d’un ton sec. Comme on fait partie des rares espèces à avoir des doigts opposables et des mains agiles, les immortels et les monstres nous considèrent comme des esclaves parfaits.

Soudain fébrile, il traversa le salon, piqua une feuille de papier dans l’imprimante et commença à gribouiller quelque chose.

– Il faut établir le trajet maintenant. Les anges ont repéré le quartier, les chiens ne vont pas tarder à faire pareil. On n’a plus le temps. Aegeus va avancer la date du départ ; d’ici quelques jours, faut qu’on lève le camp. C’est le moment de faire la carte. On a déjà fait la liste des immortels à éviter et de ceux chez qui on pourra passer. J’ai juste à mettre ça sur papier.

Iroël le rejoignit et se pencha sur la table basse à ses côtés, sourcils froncés. Les deux filles les regardèrent se mettre à la tâche, les bras ballants, encore sonnées par le passage de l’immortel drapé de plumes.

– Alors on va dire que là, c’est l’auberge, marmonna Aaron en marquant une croix tout au bord de la feuille. Dans la Strate, elle donne de ce côté-là sur le territoire d’Actéon et de l’autre côté… chez nous.

Il traça une ligne pour séparer les deux zones voisines et resta plusieurs secondes silencieux, à regarder les mots noirs sur la feuille d’ivoire. Secteur Aegeus.

– Enfin, plus maintenant.

Il barra la mention et ajouta : Secteur Actéon (agrandi).

Les deux sœurs s’entreregardèrent.

– Qu’est-ce qu’il s’est passé, en fait ? s’enquit doucement Cornélia.

Blanche se souvint de sa séance d’espionnage, à l’auberge.

« Depuis que ton secteur a été ravagé, les gens… sont pas super enthousiastes à l’idée d’être sous tes ordres. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0