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Greg qui venait de planter l’intégralité de ses seize griffes dans le visage de l’ange.

Le monstre poussa un cri aussi perçant que celui d’un singe, puis porta les mains à ses yeux dans un geste si humain qu’il perturba les deux sœurs. Greg lui échappa juste à temps dans un feulement furieux, hissa ses sept kilos sur le crâne de sa victime avec l’aplomb d’un alpiniste, et l’ange se débattit à grands mouvements désordonnés. Le chat quitta son perchoir et bondit au sol, sa fourrure galeuse si hérissée qu’il en paraissait deux fois plus gros.

– Greg ! gémit Blanche. Tu… Mais comment…

Quelqu’un la poussa brutalement de côté et elle faillit s’étaler par terre ; une main chaude la rattrapa par le poignet.

– Toujours en plein milieu, la naine ! éructa Aaron qui la lâcha lorsqu’elle reprit ses esprits. Dégage de là, laisse faire les pros !

Toi ?! Mais qu’est-ce que tu…

Cornélia la tira en arrière et se mit à courir, juste avant de se figer. Aegeus était là. Il les surplombait. Ses iris d’argent étincelaient dans la lumière des lampadaires.

– Putain de merde, manquait plus que ça, gronda-t-il. Ces pendejos nous ont trouvés.

L’aînée le contempla, les yeux ronds. En le voyant là, à leurs côtés, une vague de soulagement la submergea toute entière. L’adrénaline retomba d’un seul coup et elle faillit s’effondrer, retenue in extremis par la main d’Aegeus. Il lui lança un regard dur, puis désigna Greg, planté au beau milieu du trottoir, qui feulait de plus belle en direction de l’ange blessé. Celui-ci le toisait à bonne distance, le visage ensanglanté, les plumes gonflées de rage. Les autres créatures s’élevaient des toits une par une et descendaient vers eux dans une spirale menaçante, battant lourdement des ailes, projetant des bourrasques glacées entre les murs étroits.

– Ramassez votre chat ou il va se faire déglinguer. Il est parfait en attaque surprise, faudrait pas trop tirer sur la corde non plus.

Blanche se précipita vers Greg, le rafla d’un geste vif et lui fourra la tête à l’intérieur de son manteau, l’écrasant contre elle pour qu’il ne puisse pas se débattre. Affolée par la proximité des anges, elle s’enfuit sans demander son reste en poussant des cris d’orfraie.

– Va-t’en toi aussi, dit Aegeus à Cornélia. On gère le reste, ok ?

La jeune femme hocha la tête. Ses jambes flageolaient tant qu’elle se crut incapable de courir, mais dès qu’elle tourna les talons, son corps prit le contrôle et elle se précipita dans le sillage de Blanche. Une fois arrivée au coin de la rue, elle se força à ralentir et se retourna vers l’altercation.

Elle sut qu’elle n’oublierait jamais cette scène-là.

Un cercle d’anges se refermait lentement autour d’Aegeus. Leurs ailes étendues entre les lampadaires occultaient le ciel comme des pans de miroir, fragmentant les murs en zones d’ombres et en éclats de lumière, dans un ballet sinistre et gracieux. Dressé dans l’œil du cyclone, l’homme aux écailles les regardait descendre vers lui. Aaron avait disparu.

Tue ! siffla Aegeus. Tue !

Son ombre s’étira démesurément sur le trottoir, puis quelque chose en jaillit dans un élan noir et dévastateur. Quelque chose de maigre et d’élancé, comme un loup ou un lévrier squelettique. Au même instant, une autre bête s’extirpa d’une ruelle et se précipita vers la mêlée ; elle était sortie de nulle part, comme recrachée par la nuit. Les yeux écarquillés, Cornélia la regarda se frayer un chemin brutal et sanglant entre les anges enragés. Massive comme un ours, les yeux minuscules, elle avait une gueule démesurée qui s’ouvrait jusqu’aux oreilles et dévoilait des rangées de crocs dignes d’un requin.

L’enfer se déchaîna, moissonnant les anges, et Cornélia s’enfuit le cœur au bord des lèvres.

Elle courut jusqu’à ce que ses poumons se mettent à brûler. La gorge emplie de feu, elle finit par s’appuyer contre un réverbère, les jambes douloureuses, les flancs transpercés par deux points de côté. Elle avait laissé leurs sauveurs loin derrière, mais n’avait toujours pas rattrapé Blanche. Comment était-ce possible ? Elle défaillit de peur à l’idée que sa sœur avait pu se perdre dans la panique. La blondinette courait moins vite et n’atteignait pas la moitié de l’endurance de Cornélia, pourtant déjà limitée. Elle n’avait pas pu aller bien loin.

Greg était avec elle, heureusement. Ici, aucun ange ne grouillait sur les toits. Tout était calme. Loin devant résonnaient les rires de quelques fêtards, à l’opposé de la bulle de silence qui régnait derrière la jeune femme.

Cornélia remonta sa capuche sur ses cheveux hirsutes, souffla un bon coup puis repartit au pas de course, hurlant le nom de la cadette.

***

Blanche gigotait désespérément, suffoquant dans la poigne d’acier qui lui écrasait la gorge. Suspendue au-dessus du sol, les mains cramponnées au bras musculeux de celui qui l’étranglait ainsi, elle tentait de discerner quelque chose à travers les larmes qui lui floutaient la vue. Quelque chose, n’importe quoi, de préférence une échappatoire, une arme, un preux chevalier venu la sauver !

Mais il n’y avait rien sur cette terrasse déserte. Il n’y avait qu’elle. Une fille à l’agonie, suspendue comme un insecte dans la poigne d’un monstre aux ailes gigantesques.

Qu’est-ce qu’elle avait pu être stupide de s’enfuir au hasard ! Et seule !

Greg lui avait échappé au bout de quelques mètres, furieux d’avoir été traité ainsi ; elle regrettait amèrement son absence. Pourvu qu’il ne fût pas lui aussi tombé aux mains de leurs poursuivants !

– Alors c’est ça qui planifie le convoi avec l’autre reptile ? marmonna son agresseur en la jaugeant avec mépris. Je m’attendais à quelque chose de mieux…

Il serra davantage la trachée de Blanche ; sa vision s’obscurcit d’un coup et elle s’étrangla, la gorge irradiée de souffrance. Quelque chose grésilla soudain devant son nez et une odeur de chair brûlée s’infiltra dans ses narines. L’ange la lâcha d’un coup sec, feulant comme un tigre. Elle s’écrasa sur la terrasse dans un éclat de douleur, puis l’air dévala sa gorge comme une vague fraîche, dans une immense inspiration qui redonna vie à ses poumons.

Elle tâtonna maladroitement pour retrouver ses lunettes échouées par terre, puis leva les yeux en cherchant celui qui venait de la sauver. Mais il n'y avait personne. Elle était toujours seule avec l'ange. Il semblait l'avoir lâchée sous le coup d'une douleur incompréhensible, et se tenait le bras en sifflant des jurons dans une langue étrangère.

Une langue que son cerveau embrumé reconnut immédiatement.

– Iroël ? murmura-t-elle – sa voix trop faible lui racla toute la gorge et la fit pleurer de plus belle.

Mais à part son dialecte, l’homme ailé qui venait de l’étrangler n’avait rien en commun avec le petit chou. Il s’avérait même si éloigné de lui que nul n’aurait pu les confondre. Grand, aussi grand qu’Aegeus, mais taillé tout en sveltesse dans une musculature fine et nerveuse, il n’avait rien à voir avec les anges bestiaux qui les avaient débusquées. S’ils étaient des singes, lui constituait l’échelon supérieur, l’homme le plus parfait. Un diamant parmi les pierres. Ses traits étaient d’une beauté diaphane, presque adolescente. Il frottait une marque qui s’étalait sur son biceps, un mot étrange dont Blanche ne put lire les lettres, et qui lui grillait la peau comme s’il venait d’être marqué au fer rouge. C’était de là que provenait l’odeur révulsante.

– Putain de tabou à la noix !

– En même temps, tu cherches, maugréa un autre ange derrière lui.

Il les rejoignit et la jeune fille, sonnée, eut soudain l’impression de voir double. Mis à part les mots inscrits sur leurs bras, ils étaient semblables comme deux gouttes d’eau, de leurs cheveux blonds rasés sur les tempes aux anneaux d’or qui perçaient leurs oreilles, de leurs yeux bleu glacier aux ailes d’ivoire, gigantesques, déployées dans leur dos.

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