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– Pourquoi Aegeus te déteste à ce point ? Tu lui as vraiment volé ce truc, là, l’orbe ?

Le garçon se figea, la lame suspendue au-dessus d’un flacon de lessive en plastique.

– Comment tu sais ?

Blanche la foudroya du regard.

– Euh, bredouilla Cornélia en se rappelant la petite séance d'espionnage intempestive. Eh bien… C’est Blanche qui…

Merdouille, c’est de famille ou quoi ? Je suis aussi nulle qu’elle…

– Aegeus ne dirait pas ça. Pas à vous. Alors comment tu sais ?

Iroël se retourna vers elles, abandonnant son ouvrage, et fixa la cadette de son regard brûlant. Celle-ci rougit jusqu’aux oreilles, mais ne baissa pas les yeux pour autant.

– En fait, j’ai… Je suis…

Cornélia surveillait Iroël, guettant sa réaction quand il apprendrait la nouvelle.

– Je suis médium, acheva Blanche avec aplomb.

Sa sœur s’étrangla violemment, avant de rattraper le coup dans un petit toussotement naturel.

– J’ai des visions dans ma tête, précisa la blondinette à Iroël qui écarquillait les yeux. Des fois, je vois ce qu’il se passe loin de moi. Je vois les chiens d’Actéon, ou d’autres choses. Et là, j’ai vu ce que tu as fait à Aegeus.

Cornélia n’avait jamais rien entendu de plus grotesque, mais un air honteux, mêlé de culpabilité, apparut sur le visage d’Iroël. Soudain, il était redevenu égal à lui-même, loin du manipulateur qu’elle avait cru voir en lui quelques minutes auparavant. Et d’un coup, elle réalisa que sa sœur avait parfaitement cerné deux choses chez le jeune homme.

Sa terrible naïveté d’abord. Et ensuite, ses remords. Deux choses que l’aînée n’avait absolument pas décryptées chez lui. La binoclarde enfonça le clou.

– Pourquoi tu as fait ça ? Il est vraiment furieux. Et malheureux aussi, je crois.

Cornélia dansa d’un pied sur l’autre, mécontente de la manipulation qu’elle faisait subir au pauvre garçon, mais certaine que sans cela, il n’aurait jamais lâché une bribe d’info.

– Je sais, dit doucement Iroël en tordant un bout de plastique entre ses doigts tannés. Il a besoin de l’orbe. Mais moi, j’ai besoin des places pour le convoi. Il fait payer très cher. Vraiment très cher. J’avais pas l’argent pour venir avec lui. Alors… (Il détourna les yeux.) J’ai trouvé une solution. Le basilic, le wolpertinger, même le tarascon… ils vont mourir sinon. Aegeus, il part presque tout seul. Si tu veux venir, faut payer. Lui, il laisse les autres derrière. Mais on peut pas tout laisser. Pas tout le monde. La Strate, elle tue les monstres. Je veux les faire sortir. Si on en fait sortir assez, alors… on aura pas tout perdu.

– Tu veux emmener des espèces menacées avec toi ? traduisit laborieusement Cornélia. C’est pour ça que tu as ramené Oupyre ? Aaron pensait que c’était la dernière de son espèce.

Le garçon fronça les sourcils.

– Oupyre ? Vous avez une oupyre ici ?

Il détailla le salon du regard, soudain tendu, comme si une goule allait bondir d’un coin sombre pour l’emporter avec elle.

– Ah, non ! corrigea Blanche. Oupyre, c’est le nom de… enfin… (Elle prit un air ravi et désigna le couloir.) C’est son nom à elle !

Lorsqu’Iroël aperçut la hase, qui pointait le nez hors de la salle de bains avec expectative, cherchant probablement un tapis ou un plaid moelleux à voler, il resta figé un instant. Elles eurent l’impression de voir le ciel lui dégringoler sur la tête.

– Vous avez… (Il se retourna vers elles, éberlué.) Aegeus a pas…

– Je suis retournée la chercher, répondit Blanche en bombant la poitrine. Il ne l’avait pas encore vendue. Et on a suivi tes conseils à la lettre ! Ça marche, ça marche vraiment !

Il les regarda d’un œil nouveau, puis surveilla la hase, en pleine forme, qui remontait le couloir dans leur direction. Cornélia fit la grimace en voyant ses babines encore pleines de sang ou de pâtée. La créature leur jeta un œil distrait avant d’aller s’étaler de tout son long sur le grand tapis du salon.

L’expression d’Iroël toucha profondément Cornélia. Il avait l’air bouleversé.

– C’est bien, souffla-t-il. Merci. Ça donne espoir. Beaucoup d’espoir.

Il effleura d’un doigt léger la lame de son cutter, puis s’empara de ses emballages multicolores.

– Je dois faire les masques avant de partir, dit-il d’une voix inflexible. Beaucoup de masques. On peut changer les choses. Peut-être.

– Ridicule, intervint une voix dure.

Aegeus venait d’entrer par l’arrière de l’appartement – la fenêtre de Blanche, se remémora Cornélia dans un soupir intérieur. Il les surplomba d’un air peu amène.

– Tu remets ça avec tes masques ? Vous deux, je vous avais dit de pas le laisser rentrer, putain. Il va nous fabriquer ses saloperies ici, maintenant.

Les yeux d’Iroël lancèrent des éclairs. À la fois furieux et blessé, il ramena ses créations vers lui dans un geste qui émut les deux sœurs.

– J’ai le droit d’être ici comme toi. Et même plus. Toi, tu es dangereux.

– Dangereux ? se moqua l’homme aux écailles en leur tournant le dos. Le seul danger public ici, c’est toi, fils de pute. Avec les masques que tu distribues partout et les monstres que tu largues chez des humaines ! Tu aggraves les choses.

– Non.

– Tu fais plus de mal que de bien, asséna Aegeus. Ta petite magie ne va rien changer à l’avenir de la Strate.

– Si ! rétorqua farouchement le garçon. Je peux aider. Arrête !

– Tes faux monstres vont juste crever la gueule ouverte. Tu ne sauves personne ! Ouvre les yeux et rends-moi mon orbe. Si j’avais pas été là hier, ces deux filles seraient mortes à cause de toi. La meute te cherche partout. Il y a ton odeur ici, hijo de puta. J’étais là pour limiter les dégâts, et toi t’étais où ?

– Ils te cherchent toi aussi, cracha le garçon. Actéon te déteste.

L’homme saisit l’un des masques – celui du basilic, qui scintillait d’éclats bleus et verts – et le plia doucement entre ses doigts. Iroël se crispa comme si c’était l’un de ses organes qu’Aegeus martyrisait.

– Les chiens reviendront, ajouta celui-ci d’un ton sec. Les archanges finiront par te trouver aussi. Tout le monde veut notre peau, mais pour toi ça va pas s’arranger. T’es dans une situation encore pire que la mienne. Et en plus de tout ça, tes putain de masques vont foutre un bordel innommable dans les vingt-quatre heures.

Il tordit le loup somptueux d’un coup sec, dans un sens puis dans l’autre, jusqu’à ce que le plastique casse. Blanche poussa un cri lorsqu’il en jeta les morceaux par terre.

Le masque parut perdre toute la beauté et la magie qui l’occupaient jusqu’à présent, réduit à deux moitiés vides de sens. Soudain, il était redevenu un simple déchet. Iroël se dressa d’un bond, les poings serrés, repoussant sa chaise qui heurta le sol avec fracas.

– Tu es pathétique, martela Aegeus. Tes rêves sont stupides. Je veux pas de toi dans mon convoi. Dès qu’on sera assez loin d’Échidna et sa clique, je te crèverai et je récupérerai ce que tu m’a pris. N’oublie pas ça, cabrón. Parmi tous ceux que tu as volés, il y en aura un qui te tuera. Et ce sera moi.

Il s’en alla, laissant les sœurs choquées et le jeune homme frémissant de haine.

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