60 - Coup de fil à une vieille ennemie

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– Ouais, allô… c’est moi. J’aurais aimé t’avoir en personne, mais on fera avec. Écoute-moi bien, la vieille. J’ai chopé un de tes clebs. Il fouinait trop près de mes affaires, tu sais que j’aime pas ça. Voilà le deal : fous-moi la paix et ton chien aura pas à s’en faire.

Les yeux ronds, la jeune femme l’observa rejeter la masse de ses dreads derrière son épaule. Il retira sa veste avec désinvolture et, quand il la déposa sur une chaise, elle distingua les trous qui avaient transpercé ses manches. Ils étaient ronds et étroits, clairement laissés par les crocs du chien. Des auréoles de sang imbibaient le sweat d'Aegeus, formant de larges demi-lunes là où les mâchoires du molosse avaient pressé sa chair, mais il ne semblait pas s’en soucier.

– Il a plus de nez, mais il est encore en forme. Je suis honnête, tu sais ça. Je suis putain d’honnête, moi. Laisse-moi tranquille et t’auras pas à t’inquiéter pour lui. Par contre, je te jure, je te jure que si jamais un autre molosse vient fourrer sa truffe de mon côté, ou si tu envoies la moindre nivée pour m’empêcher de former mon convoi, je commencerai par couper les oreilles de ton clebs, puis mon dragon lui bouffera les pattes, et je te le rendrai cul-de-jatte dans une putain de brouette. Avec un peu de chance, il aura encore ses yeux.

Il observa une courte pause, parut chercher un peu d’inspiration, avant de conclure.

– Tu sais que je rigole pas. Ton chien, j’pourrais l’ouvrir en deux pour te faire payer ce qui est arrivé à mon secteur. Ce que tu as fait à mes gars. M’emmerde pas, Actéon. Je te jure. M’emmerde pas. (Il marqua une pause.) Quoi que tu fasses, ce foutu convoi partira.

Il mit fin à l’appel. Cornélia le vit se détendre de tous ses muscles, comme s’il avait retenu une haine trop grande pour lui derrière le calme de ses mots. Il se laissa tomber dans le canapé à côté d’elle, appuya la tête contre le dossier.

La jeune femme le dévisagea en silence, moitié craintive face à la violence qui sourdait de ses menaces, moitié impressionnée de voir comment il osait tenir tête à Actéon. Était-il aussi redouté dans leur monde ? Autant que cette femme aux mille chiens ?

En tout cas, au vu de son âge, probablement était-il lui aussi immortel.

– Tu penses que ça va marcher ? s’enquit enfin Cornélia.

– Oh que oui. (Il sourit pour lui-même.) C’est même la meilleure chose qui pouvait arriver. Putain, j’suis heureux. Maintenant que j’ai ce clébard sous la main, tout va devenir plus simple.

– Mais ce n’est qu’un chien, insista-t-elle. (Elle serrait Pouet trop fort ; il se tortilla maladroitement et ses piquants lui égratignèrent les bras.) Alors qu’elle en a mille. Tu crois qu’il importe vraiment pour elle ?

Aegeus lui jeta un œil indéchiffrable.

– Bien sûr que oui. Ses chiens sont sa seule famille, sa seule vie. Elle chérit chacun d’eux comme la prunelle de ses yeux. (Il plissa les yeux devant sa tête dubitative.) Quoi, tu la crois dépourvue du moindre attachement ? Réveille-toi. Actéon a beau être une sale pute d’immortelle, elle a ses faiblesses. Elle se damnerait pour sauver l’un de ses chiens.

Gênée, Cornélia détourna les yeux.

– Je pensais… Après l’avoir vue, je croyais… peu importe.

Il soupira.

– Rien n’est jamais simple. Elle a l’air aussi dure qu’une vieille semelle, pas vrai ? Mais elle a son petit cœur. Comme nous tous. (Il ajouta d’une voix badine.) Les immortels de la Strate te feraient halluciner. Argos est pas mal dans son genre. Il élève des humains comme des porcs et les fait abattre lorsqu’ils sont assez gras, mais toutes les autres espèces sont sous sa protection. Si tu touches aux nivées qui vivent chez lui, il te traquera sans pitié. (Il sourit, comme devant une vieille blague.) J’ai déjà perdu un œil en essayant de capturer une panthère d’eau chez lui. Il a vraiment pas aimé. Si tu lui livres un braconnier, il te paiera comme une reine.

Cornélia l’écoutait, abasourdie.

Argos. Le géant de la mythologie grecque, mangeur d’hommes, avec ses cent yeux qui ne dorment jamais en même temps…

L’homme souriait en la regardant, ses yeux clairs emplis d’amusement face à sa surprise. La jeune femme rougit jusqu’aux os. Elle baissa la tête, espérant que son énorme frange mal coupée cachait son visage.

– Et Actéon, c’est vraiment une femme ? relança-t-elle. Enfin… quand on l’a vue, on aurait dit… C’était un homme avant de…

Elle ne parvint pas à finir sa phrase. Après tout ce temps, sa mémoire restait pleine de cette vision abominable : celle du visage masculin retiré comme un masque.

– Oh, oui, c'est une femme, se moqua-t-il en repoussant Pouet qui tentait de se faire une place sur ses genoux. C'est une femme, un homme, et probablement aussi deux ou trois autres genres qu'on n'a pas l'habitude de voir tous les jours.

– Attends, quoi ?

– Actéon a mille visages. Autant d'identités que de chiens. Elle est la seule à tous les connaître. Et encore, même si elle veut pas l'avouer, ça m'étonnerait pas qu'elle se réveille certains jours sans se souvenir de qui elle est.

Cornélia déglutit. Mille visages. Mille vies.

Le mythe qu’elle connaissait semblait bien fade à côté de celle qui l’avait inspiré.

– Toi aussi, tu viens de l'Antiquité grecque ? tenta-t-elle. Tu es immortel ?

Il éclata d’un rire franc, et ce son la détendit presque instantanément.

– Moi ? Tu rêves. J’ai pris le nom d’Égée parce que ce type m’a rendu un grand service, il y a longtemps. Mais je ne suis pas grec, encore moins immortel, et je n’ai pas de nom. (Ses iris translucides étincelèrent.) Je suis un pur Français, gamine. Quand je vivais ici, on y parlait encore l’occitan.

Il se leva souplement et lui arracha Pouet au passage, qui se trémoussait sous les grattouilles qu’elle lui prodiguait.

– Fin de l’histoire. Couche-toi sur ton putain de canapé poilu et arrête de le traiter comme ça, tu vas le rendre stupide.

– De le traiter comme ça ? s’offusqua-t-elle. Je le traite très bien !

L’homme aux écailles leva la tarasque au niveau de ses yeux, puis secoua la tête lorsque le petiot se mit à ronronner comme une turbine.

– Non mais regarde ça. Vous êtes en train d’en faire un putain de toutou. Mettez-lui un nœud autour du cou, tant que vous y êtes ! C’est une tarasque.

– Et alors ? ronchonna la jeune fille. Il est très heureux comme ça, qu’est-ce que tu insinues ? On s’en occupe très bien.

– C’est justement le problème, critiqua Aegeus. Arrêtez de le traiter comme un chien. Parlez-lui, laissez-lui son autonomie. Et arrêtez de le caresser, mila dieus ! Tu te souviens de ce que je t’ai dit sur l’intelligence ?

Elle hésita une fraction de seconde.

– Oui.

– Bien. Traite-le comme un animal domestique, et il le deviendra. Élève-le comme un gamin et tu seras surprise du résultat.

L’homme s’éloigna en secouant la tête, la laissant interloquée.

Tu puta madre, abruti d’Iroël, quelle idée de confier une nivée à deux primates !

– Arrête de nous appeler primates ! lui cria-t-elle, ulcérée. Respecte un peu celles qui t’offrent le gîte !

Il se contenta de rire à gorge déployée.

– Est-ce que je vais pouvoir faire une nuit complète sans qu’on me réveille toutes les heures ? hurla Blanche depuis sa chambre.

***

Une heure plus tard, Cornélia ne dormait toujours pas.

Elle se tournait et se retournait sous sa couverture trop fine, sans parvenir à trouver le sommeil. Des pensées chaotiques ne cessaient de s’agiter sous son crâne, dans un ballet lancinant, et elle grelottait presque sous sa couverture. Moins elle parvenait à dormir, plus elle fulminait, sans pour autant avoir la volonté de se lever.

Mais merde, pourquoi est-ce qu’il fait si froid dans cet appart’ depuis quelques jours ? On n’arrête pas de monter le chauffage !

Peut-être l’inquiétude la faisait-elle davantage trembler que la peur.

Après l’histoire de ce maudit chien, elle sentait qu’il n’y aurait plus de retour en arrière. Les ennemis d’Aegeus venaient de devenir les leurs.

Mais sans doute était-ce le cas depuis le début. Depuis ce premier jour où, l’ayant trouvé avachi dans la rue, elle l’avait aidé à marcher jusqu’à leur porte.

Il avait pris leur défense. Plutôt que simplement fuir ailleurs, il avait protégé cet appartement.

Continuerait-il de le faire ?

Ou finirait-il par les tuer elles aussi, comme leurs voisins, un jour où son humeur deviendrait moins enjouée ?

Cornélia en était là de ses réflexions lorsqu’elle sentit quelqu’un approcher.

La démarche était si furtive que dans un autre moment, la jeune femme ne s’en serait pas rendue compte. Mais ses oreilles, aiguisées par le silence qui régnait depuis une heure, captèrent un souffle presque imperceptible.

Quelqu’un traversait le salon, à pas de loups. Droit vers elle.

Un être aussi discret ne pouvait être qu’Aegeus.

La méfiance la submergea, aussi forte qu’une vague, et tous ses muscles se tendirent.

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