6 -

3 minutes de lecture

– C'est le signe que le petit chou est en vie ! continua Blanche imperturbable, rejetée en arrière sur sa chaise avec les assiettes en équilibre sur la main droite (la gauche étant dans le torchon). Le Ciel m'a punie pour avoir osé suggérer sa mort ! C'est fou, non ?

– Merveilleux, oui, gronda Cornélia. Tu veux savoir ce qui est vraiment fou ? C'est que cette… cette créature aime les patates au point de vouloir en voler tout le temps. Tout le temps. Ça, c'est fou.

Arc-boutée sur la table, elle tentait d'en arracher la bête féroce qui s'y ventousait avec la force d'une sangsue, les griffes plantées dans le bois du plateau. Un feulement bas s'échappait de sa gorge ; sa gueule baveuse refusait de lâcher la plus grosse pomme de terre du plat, pomme de terre longuement et amoureusement épluchée par Blanche. Il était hors de question que celle-ci la lui offre.

– Laisse la patate, Greg ! s'énerva-t-elle en tapant sur la tête du monstre à coups de torchon. Laisse la patate !

Un autre verre alla se casser en mille morceaux sur le sol. Cornélia poussa un gémissement désespéré ; il n'en restait plus qu'un seul à présent. Elles allaient devoir se battre quand la menace Greg serait enfin éradiquée.

Laisse cette patate ! Méchant chat, méchant chat !

C'est à cet instant de chaos total que le chuintement de la sonnette retentit dans tout l'appartement.

La scène se figea un instant. Blanche regarda Cornélia, qui regarda Greg. Celui-ci fixait la patate.

– Qui va ouvrir ?

Un autre silence. Selon toute logique, c'était à Blanche de poser sa pile d'assiettes, vu qu'elle n'était occupée à rien d'autre que de gronder le chat de manière totalement inutile ; mais comme d'habitude, ce fut Cornélia qui céda la première.

Elle lâcha le monstre, qui bondit de la table et alla se planquer sous un placard, les babines hérissées de fureur et l'énorme tubercule dépassant de sa gueule.

Le dernier verre – paix à son âme – finit sa triste vie aux côtés de ses semblables déjà tombés au front.

Cornélia eut le temps d'entendre sa cadette sermonner l'affreuse bête (Ce n'est pas bon pour toi, les patates crues, Greg, tu ne devrais pas en manger autant !) avant d'ouvrir la porte.

– Oui, bonjour, c'est pour quoi ?

Les mains couvertes de griffures, l'expression redoutable et les cheveux hérissés sur le crâne en une auréole divine, elle était en train de se dire que le visiteur allait s'enfuir à toutes jambes sitôt qu'il verrait une telle sorcière, lorsqu'elle réalisa qu'il n'y avait pas de visiteur.

Le pas de la porte était silencieux, dépourvu de toute vie.

– Il y a quelqu'un ?

La jeune femme aplatit sa chevelure d'un geste maladroit, puis fit quelques pas circonspects dans le couloir de l'immeuble. C'était bien la sonnette de chez elles qui avait retenti, non l'interphone de l'entrée. Deux solutions, donc : un voisin farceur, ou un facteur invisible. Ou l'inverse (elle se méfiait des facteurs).

– C'est qui ? piailla Blanche de l'intérieur.

Il n'y avait personne. Derrière les portes vitrées, la nuit tombait doucement sur les rues, teintant le ciel d'un lavis mauve et rose.

Puis Cornélia remarqua enfin le grand carton posé juste à droite de leur porte. Il semblait l'attendre sagement.

– C'est qui, c'est qui ?

Elle s'en approcha avec méfiance. La boîte semblait avoir été ouverte maintes fois, puis rafistolée avec du ruban adhésif. Il n'y avait aucun cachet de la Poste, l'hypothèse du facteur invisible pouvait donc être écartée.

– C'est qui ? insistait désespérément Blanche.

– C'est ta mère ! hurla son aînée sans pouvoir se retenir davantage.

Elle tira d'un doigt sur le scotch qui ceinturait tout le carton, de plus en plus curieuse face à ce qui occupait l'intérieur.

– Amène un couteau, ou non, plutôt le cutter ! On a une livraison surprise !

Un trottinement plus tard, sa sœur lui tendait la lame demandée.

– C'est quoi ? T'as commandé un truc ?

– Non. Et toi ?

– Non… La vache, c'est assez gros pour y mettre un berger allemand.

Cornélia incisa le carton avec méthode, retenant d'une main ses cheveux trop longs prêts à lui cacher la vue.

– J'espère que ce n'est pas un berger allemand, commenta-t-elle, sinon Greg va l'égorger et le dévorer, puis lui sucer nonchalamment la moelle des os.

D'un geste sûr, elle ouvrit en grand les deux battants de la boîte. Elle scruta les ténèbres de l'intérieur un instant, cherchant à distinguer le contenu ; quand soudain, quelque chose lui jaillit au visage et tout devint noir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0