Antonius

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« Le Varan du Désert, plus connu sous le nom de « Dragon des Sables » est un lézard géant qui se rencontre principalement dans le désert du Kytar. Il a une longueur de quatre à dix pouces, sa peau cuivrée et sa crête argenté lui donnent une certaine ressemblance avec le dragon rouge, d'où son surnom... Les Varans du Désert sont essentiellement carnivores et parfaitement capables de chasser par eux même. Ils s'attaquent généralement aux petits mammifères mais s'ils sont en groupe, ils peuvent s'attaquer aux coyotes et parfois même aux humains isolés. Cependant, l'essentiel de leur alimentation carnée est constituée de charognes, qui ne manquent pas dans cette région. »

Le jeune magicien interrompit sa lecture et tourna la tête vers la cage où le lézard était enfermé. Il avait bel et bien une peau cuivrée et une crête argentée, mais il était quatre fois plus gros que ses congénères du Kytar. Il avait la taille d'un chien de berger et s'il avait été libre de chasser, il est peu probable qu'il se soit contenté de petits mammifères.

— Entendez vous, monsieur le varan ? fit-il à l'attention de l'animal. Votre alimentation se compose en grande partie de charogne. Dès lors j'estime que votre attitude hautaine vis-à-vis du repas qui vous est gracieusement offert est tout à fait scandaleuse.

Le varan émit un couinement désapprobateur et renversa d'un coup de patte l'assiette en terre cuite posé devant lui.

— Bon, je vous accorde que ces tripes ne sont pas très fraiches, mais elles viennent d'une cargaison qu'un de mes collègues a été chercher au cimetière hors-des-murs la nuit dernière, il a pris de grands risques pour les ramener. Le trafic de cadavres est une activité relativement mal vue, vous le savez. Alors si vous faisiez abstraction de l'odeur...

— Je veux de la viande, Dindon sans griffes ! répondit la créature. Les cadavres, c'est bon pour les chacals.

— Oui, je sais que vous parlez, reprit le magicien. Et il semble même que vous parliez un « langage Ancestral » et mon maître trouve ça extraordinaire. Mais je me demande bien à quoi cela peut vous servir puisque personne ne vous comprend.

Le bruit d'une clé dans la serrure du hall d'entrée mit fin à ce curieux dialogue, Antonius reprit sa lecture et - cette fois - en silence.

Son Maître, le mage Nécros, venait d'entrer.

"Nécros" était naturellement un surnom, son vrai nom était Trevan Ballon et chaque jour Nécros maudissait intérieurement l'ancêtre qui lui avait donné un patronyme aussi peu glorieux. C'était un homme d'une soixantaine d'années qui mettait un grand soin à cacher les inévitables ravages de l'âge et d'une longue carrière à fouiller les bibliothèques et les caveaux. Il portait une simple toge noire dont sept étoiles dorées étaient l'unique ornement. Ces étoiles n'étaient pas une simple décoration : la puissance d'un magicien se mesurait en fonction des sortilèges qu'il était capable d'utiliser, et ces sortilèges étaient divisés en neuf degrés, du plus simple au plus complexe. Il était permis à un mage d'arborer sur ses vêtements et ses armoiries autant d'étoiles que de degrés franchis et pas une de plus. A partir de huit étoiles, un magicien recevait officiellement le titre d'Archimage et était susceptible d'entrer au Conseil des Dix en tant que « meilleur de sa spécialité ». L'Archinécromancien actuel n'étant plus tout jeune et Nécros entendait bien lui succéder. Mais pour celà, il lui fallait d'une part gagner sa huitième étoile et d'autre part, faire une découverte exceptionnelle qui le ferait remarquer auprès du Doge et des autres Archimages.

— Et je vous y prends, Messire Antonius! fit-il en guise de bonsoir. Je vous ai chargé de nourrir cet animal, et non de lui faire la conversation.

— Mais c'est ce que je fais Maître, fit Antonius en s'inclinant. Mais j'ai bien peur que cet animal ne soit trop différent des Varans du Kytar pour supporter la même nourriture.

Tu l'as dit bouffi ! renchérit la créature.

Silence, toi ! fit Nécros. Tu parleras quand je t'y autoriserai.

— Vous comprenez son langage ? demanda Antonius.

— Naturellement. Les langages ancestraux sont les premières langues que les races intelligentes ont utilisées. Elles sont aujourd'hui considérées comme des « langues mortes » et c'est pourquoi les sortilèges de traduction classiques ne peuvent les déchiffrer. Mais il en reste des traces écrites, et un manuscrit écrit dans cette langue et assez bien fourni en vocabulaire est un excellent focus pour un sort de traduction comme celui que je viens de découvrir.

C'est rudement intéressant ce que tu racontes, reprit le reptile. Mais moi j'ai faim, et si tu veux qu'on discute, ce sera après un repas digne de ce nom.

— Une autre caractéristique de cette langue, poursuivi Nécros, c'est que ceux qui la maîtrisent peuvent comprendre toutes les autres langues, mais pas spécialement répondre... Ce gros lézard comprend absolument tout ce que nous disons.

— C'est un Varan du Désert, Maître, reprit Antonius, pas un simple gros lézard.

Nécros haussa les épaules.

Ni l'un ni l'autre, bande de dindons ! fit le reptile. Je suis un Varan de granit. Et je veux retourner dans la jungle volcanique que je n'aurais jamais du quitter.

— Ah, je crois que nous avançons, fit Nécros. Un Varan de granite, tu dis ? Et tu viens d'une jungle ? Seulement voilà, il n'y a aucune jungle volcanique sur ce continent, ni même dans ce monde alors j'en conclus que ta présence ici n'est pas une « erreur de téléportation » comme je l'avais cru au départ mais bien une invocation d'outreplan, ce qui prouve que mon cercle d'invocation a bien fonctionné, sauf que le plan de destination n'était pas le bon.

Je n'ai rien compris.

_ Evidemment, si tu es un animal ordinaire, tu ne peux pas comprendre, mais si tu es un démon tu me comprends très bien et tu cherches à me tromper en feignant l'ignorance...

— Pardonnez-moi Maître, reprit Antonius, mais vous venez d'affirmer qu'on ne peut pas mentir dans une langue ancestrale.

— En effet, répondit Nécros en soupirant, mais il est possible d'user d'omissions et d'imprécisions pour induire son interlocuteur en erreur sans user de mensonge direct. Alors posons simplement la question : Es-tu un démon ?

J'ai faim ! d'abord viande fraîche !

— Bon, fit Nécros. Nous n'apprendrons rien de plus dans l'immédiat... Antonius! Le cadavre du charpentier que nous avons commencé à désosser est toujours dans la cave ? Prends un seau et remplis le de tout ce que tu pourras... et n'oublie pas d'écarter les morceaux verts et les moisissures.

Une moue de dégoût apparut sur le visage de l'apprenti.

— Allez, au travail ! rugit Nécros. Pourquoi crois-tu que je daigne partager mon talent avec un ahuri dans ton genre ? Ramène-moi les organes qui sont encore frais, le foie, les poumons, l'estomac...

Et les tripes! J'adore les tripes!

— ... et les intestins, reprit Nécros. Ils sont encore sur la table de travail... et quand tu auras fini, je te laisserai une heure pour prendre un bain.

— Oh, merci Maître, fit Antonius en partant.

Necros haussa les épaules. La servilité de son dernier apprenti l'énervait au dernier degré. Il faut dire que c'était, de tous ses apprentis, le seul qu'il avait choisi pour des raisons bassement matérielles : les premières années, la famille d'Antonius payait une pension qui tombait bien à point pour financer les onéreuses expériences de Nécros. Mais avec le temps, la pension était devenue de plus en plus maigre, jusqu'à disparaître totalement. L'estime que Nécros portait à son apprenti avait suivi la même évolution... mais ce dernier compensait en acceptant les corvées que les autres mages auraient refusé.

Antonius de son côté était le cadet d'une famille de bourgeois enrichis. Son père avait espéré que ses études seraient courtes et qu'il y aurait rapidement un retour financier, mais il s'est rapidement rendu compte que les grimoires, les fournitures et les cours particuliers ou collectifs pouvaient engloutir de véritables fortunes. Malgré ses faibles moyens, Antonius persévérait, persuadé que la chance tournerait en sa faveur et que son talent serait finalement reconnu. Cependant la concurrence était rude.

— Un jour, Nécros fera une découverte exceptionnelle, pensait-il souvent. Et ce jour-là, ma participation à ses travaux me donnera l'occasion de montrer mon talent.

Il faut dire que Nécros donnait toujours l'impression d'être sur le point de faire une découverte exceptionnelle et qu'Antonius donnait toujours l'impression d'être sur le point de briller par son talent... et l'un comme l'autre étaient régulièrement déçus.

Profitant de l'absence de son apprenti, Nécros se mit à feuilleter fébrilement ses notes.

— L'incantation semble correcte, murmura-t-il, mais je suis certain qu'il a commis une erreur quelque part... parce que sans cela, c'est bien un démon de magma qui serait apparut dans mon cercle d'invocation, et non cet animal... ah, je crois que j'ai trouvé. Mais quel idiot ! Il a décalé la constellation de Chronos d'une révolution complète... et bien entendu, il ne s'est rendu compte de rien puisque le test de vérification de Duldar ne permet pas de déceler ce genre d'erreurs, mais ça nous mène très très loin des plans infernaux... cette créature vient d'un univers alternatif, et plus précisément d'un monde où la vie s'est développée récemment, ce qui exclut les mondes parallèles classiques... oh, mais j'y pense, une révolution entière de la constellation de Chronos, ça nous mène à quatre-vingt millions d'années. Je crois que la bêtise de mon apprenti devait être associée à mon génie pour produire une découverte vraiment exceptionnelle...

Nécros n'eut guère le temps de poursuivre ses spéculations, une alarme invisible et silencieuse mit tous ses sens en éveil... quelqu'un était entré dans son jardin et approchait de l'entrée.

— Tiens tiens, fit-il, nous avons un visiteur...

Un tambourinement se fit entendre

— Et un visiteur mal élevé, qui confond la demeure d'un nécromancien avec une taverne.

Il se décida néanmoins à ouvrir.

Sur le pas de la porte se tenait un chevalier à la longue chevelure blonde et au regard flamboyant. Il portait le tabard blanc des chevaliers du Graal et tenait son casque sous le bras.

— Êtes vous bien le sieur Trevan Ballon, alias Nécros, fit-il sur un ton autoritaire, Maître Magicien à sept étoiles et professeur à l'Académie de Brocéliande ?

— Chevalier Ulrich, en voilà une surprise ! Si c'est une visite de courtoisie, je vous suggère de revenir à un moment plus favorable. Cinq heures cet après-midi par exemple. Si c'est une visite officielle, je vous prie de me montrer le mandat qui vous autorise à interrompre mes travaux.

— C'est un visite officielle, Magistère. Et la présence à mes côtés d'un responsable de l'Académie me dispense de tout document officiel.

Du groupe de personnes se trouvant derrière le Chevalier Ulrich, une silhouette voûtée sortit du lot et vint se placer aux côtés du Chevalier. Necros se mordit la langue en reconnaissant GrandOeil, l'Archidevin.

GrandOeil était le doyen du Conseil des dix Archimages. En fait, il ne connaissait pas lui même son âge exact mais tous s'accordaient à penser qu'il avait plus de cent ans. Il se faisait raser le crâne toutes les semaines pour ne pas perdre de temps à se peigner et portait toujours les tenues les plus simples possibles, négligeant même d'arborer les étoiles symbolisant son rang.

Il faut dire que sa silhouette était connue et la cicatrice qui lui barrait le visage le rendait aisément reconnaissable. Il avait gagné cette cicatrice et perdu son oeil droit dans un combat dont nul témoin n'était encore en vie, excepté GrandOeil lui-même.

Nécros s'inclina.

— Maître GrandOeil, fit-il, c'est toujours un grand honneur de recevoir votre visite. Mais je dois vous avouer que le moment est assez mal choisi, je suis en plein travaux de laboratoire.

— Messire Ulrich et moi-même n'en avons pas pour longtemps, pouvons nous entrer ?

— Bien sûr, Maître. Mais la valetaille reste dehors!

Il s'écarta pour laisser entrer l'Archimage et le Chevalier. Il n'avait d'ailleurs pas le choix.

Sitôt entré, GrandOeil remarqua immédiatement la cage du varan.

— Ça par exemple ! fit-il, un Varan originaire de terres volcaniques, extrêmement rare... Comment êtes vous entré en possession d'un tel animal ? En tout cas vous faites bien de le garder enfermé car cet animal pourrait bien vous arracher le bras d'un seul claquement de mâchoire.

Uniquement si j'ai très faim, fit le varan. Et ça fait justement des heures qu'ils me promettent un repas qui n'arrive pas.

— Et il parle en plus ! s'exclama GrandOeil. C'est extraordinaire ! Ah, si vos étudiants savaient que vous passez vos jours de repos à apprendre un langage primordial à un varan... Comment l'avez vous eu ? J'aimerais beaucoup avoir le même.

— Je présume que vous n'êtes pas ici pour admirer ma ménagerie, fit Nécros. Alors venons en au fait et nous discuterons boutique plus tard.

— Vous avez raison, répondit GrandOeil, et je pense que Sire Ulrich dont je ne suis que l'accompagnateur vous exposera le problème mieux que moi.

Le chevalier se racla la gorge. Ce n'était pas la première fois qu'il procédait à une « visite officielle » chez le Mage Nécros. Ces visites aboutissaient inévitablement à une querelle de procédure entre le mage accompagnateur et Nécros. Querelles qui se soldaient toujours par une victoire par abandon en faveur du nécromancien. Ulrich se rendait bien compte que les « arguments juridiques » échangés pesaient moins lourd que les probables représailles qu'un professeur de l'Académie - nécromancien à sept étoiles de surcroit - pouvait exercer sur un fonctionnaire à trois étoiles.

Ulrich avait finalement trouvé la parade, obtenir l'appui d'un mage que le nécromancien ne pourrait intimider. Et pour obtenir l'appui de l'Archidevin, il n'avait pas hésité à lui proposer ce qu'il avait toujours refusé à quiconque : le droit de recopier quelques manuscrits des archives de l'Ordre du Graal. Le savoir était en effet pour GrandOeil la seule monnaie d'échange acceptable.

— Voyez-vous, Seigneur Nécros, déclara-t-il enfin, cela fait plusieurs mois que des corps disparaissent mystérieusement de la chapelle du Graal. Hier encore, c'est celui d'un charpentier mort d'une chute accidentelle qui a disparu. Et les indices mènent, comme à chaque fois, dans les alentours directs de votre laboratoire... oh, si vous permettez une question, qu'il y a-t-il dans cette écuelle ?

— Allez voir de plus près, répliqua Nécros... Hé! N'approchez surtout pas, cet animal pourrait vous croquer un doigt. Ce sont des viscères de condamné que mes apprentis ont été chercher au charnier de justice. Ce n'est pas très frais mais c'est tout à fait légal.

— Mais seuls les varans du désert sont charognards, fit GrandOeil. Cette pauvre bête va mourir de faim si vous ne lui donnez rien de plus consistant.

C'est à ce moment précis qu'Antonius revint de la cave, un large plateau dégoulinant d'intestins à la main.

— Et voilà le menu du jour : tripes de charpentier bien fraîches, j'espère que Messire Varan saura les apprécier.

Chic alors! fit le varan.

Puis Antonius s'arrêta net en apercevant le chevalier, l'Archidevin et le visage décomposé de son Maître. Il réalisa, lentement mais sûrement, qu'il venait de mettre un terme à sa carrière.

— Sire Ulrich, fit GrandOeil. Je pense qu'il est préférable de ne pas mêler l'inquisition à cette affaire somme toute mineure. J'enverrai une corvée pour ramener le corps ou ce qu'il en reste à la chapelle et le Mage Nécros, pardon, le Sieur Trevan Ballon, présentera sa démission à l'Académie pour cause de voyage... un très long voyage.

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