Chapitre 41 : Gué d’Alcyan, de nos jours (1/3)

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L’arrivée du navire à Gué d’Alcyan provoqua un émoi dans le village. Au cours des dernières années, il s’était doté d’un quai en bois pour faciliter les opérations d’embarquement des récoltes à destination des villes du sud. C’est là que le Topaze s’amarra. Les habitants ne connaissaient que les navires de commerce. Ils n’avaient jamais vu un navire de prestige, si on exceptait le Cristal vingt ans plus tôt. Et jamais un navire royal de la flotte avec ses deux croiseurs d’escorte n’était passé devant leurs maisons.

Pendant la manœuvre d’accostage, les villageois s’étaient rassemblés pour assister au spectacle. Leur attention fut aussitôt attirée par l’arrivée de Deirane qui s’accouda au plat bord pour voir ce qu’était devenu son village. Les plus anciens se souvenaient d’elle, la fille qui avait été tatouée avec des diamants par un drow. Les plus jeunes croyaient en des racontars d’anciens, ils avaient maintenant la preuve de la véracité de ces récits sous les yeux. Tous la regardaient. Les sentiments qu’ils exprimaient étaient mitigés. On y reconnaissait la peur qu’ils avaient éprouvée vingt ans plus tôt face à sa différence et à la magie qui l’avait rendue possible, mais aussi une certaine fierté qu’une telle héroïne soit de chez eux. Ils s’en vantaient d’ailleurs largement dans les tavernes auprès des voyageurs de passage. Pourtant, ils préféraient de toute évidence que l’objet de cette fierté reste à distance.

Aussitôt la passerelle mise en place, le maire du village monta à bord. Tout cet étalage de puissance qu’il voyait autour de lui le faisait trembler de frayeur. À cause de ses compagnons qui le poussèrent, il ne put se défiler malgré l’envie qu’il en avait. Aussi quand il vit, à côté de la belle et grande stoltzin blonde qui attendait les bras croisés au milieu du pont, un noble yriani, il éprouva un grand soulagement.

Le maire fut rejoint par son compatriote qui lui prononça quelques mots à voix basse. Pendant la discussion, ses yeux s’écarquillèrent et son regard se posa sur la pentarque. Le noble mit fin à l’entretien d’une tape amicale sur l’épaule. Le maire s’approcha de Vespef et s’inclina bien bas.

— Noble dame, dit-il, le village de Gué d’Alcyan est honoré de recevoir une personne de si haut rang que vous. Vous êtes la bienvenue ici. Tout ce qui nous appartient est à votre disposition aussi longtemps qu’il vous conviendra.

— Un tel accueil me fait chaud au cœur. J’ai d’ailleurs l’intention de rester un moment ici. Mon frère ne veut pas me voir en Helaria tant que la guerre sera à nos frontières.

— Majesté, vous accepterez donc de participer au banquet que nous organisons en votre honneur ce soir.

— Ce sera avec grand plaisir dès que la mission qui m’amène ici sera achevée. Je dois ramener une jeune fille chez ses parents.

Le noble yriani se pencha sur Vespef et lui murmura quelques mots à l’oreille. Elle lui répondit de la même façon. Visiblement les arguments de l’homme l’emportèrent.

— Il est malséant que je me déplace en Yrian sans une escorte d’honneur digne de mon rang. C’est donc avec une grande joie que j’accepterai ce banquet. Si cela bien sûr ne m’est pas également malséant, dit-elle en regardant le noble.

— Vous nous honorez grandement, répondit le maire.

— C’est vous qui m’honorez, répondit Vespef.

— M’autorisez-vous à me retirer ?

— Bien entendu. Si je vous retenais à mes côtés, comment pourriez-vous préparer ce délicieux banquet que vous m’avez promis ?

Le maire recula en faisant des courbettes jusqu’à ce que son talon heurtât la passerelle de débarquement. Il se retourna alors pour quitter le navire.

Le noble s’adressa alors à Vespef.

— Vous avez l’air de m’en vouloir, mais il n’aurait pas été convenable qu’une personne de votre rang se rende chez des roturiers.

En réponse, Vespef lui envoya un regard noir.

— Vous devriez vous intéresser davantage à ce qui se passe dans les foyers de vos roturiers. Ça pourrait bien vous éviter une révolution un de ces jours.

Puis elle le planta sur place pour rejoindre sa cabine.

Deirane regardait toujours la petite foule rassemblée sur la rive. Malgré tout ses efforts, elle n’arrivait pas à oublier qu’ils avaient essayé de la tuer et l’avaient obligée à fuir de chez elle. Elle n’entendit pas Saalyn approcher.

— Tu ne te prépares pas ? demanda la guerrière.

Deirane jeta un bref coup d’œil à son amie.

— Je n’y vais pas, répondit-elle.

— Tu n’y vas pas ?

Saalyn n’était pas vraiment surprise. Au cours des vingt dernières années, elle avait eu maintes occasions de rentrer chez elle, pourtant elle ne l’avait pas fait. Néanmoins, elle insista.

— Je pensais que tu serais heureuse de revoir ta famille.

— Est-ce encore ma famille ? J’ai passé deux fois plus de temps loin d’eux qu’avec eux.

— Cela ne signifie pas qu’ils ne t’aiment plus. Ou que toi tu n’éprouves plus rien pour eux. Sinon, pourquoi aurais-tu accompli cette mission ? Je pense qu’eux en tout cas seraient heureux de te revoir. Tu as sauvé Cleindorel, ce n’est pas rien. Même si tu n’étais qu’une étrangère ils voudraient te rencontrer.

— Parce que j’ai sauvé Cleindorel. Et pas parce que je suis une des leurs. Mon tatouage m’a mis définitivement à l’écart des miens. Crois-tu qu’ils ont oublié qu’ils ont failli mourir à cause de moi ?

— Tu n’es pas responsable de la bêtise de ces gens.

Du menton elle désigna les villageois qui commençaient juste à se disperser.

— Si tu n’y vas pas, qui va ramener Cleindorel chez elle ?

— J’ai pensé que tu pourrais y aller avec Hester. Tu me dois bien ça.

— J’irai si tu le veux. Mais je continue à penser que tu as tort.

Elle pressa un bref instant l’humaine contre elle puis se retira.

Dès que le petit groupe eut quitté le navire, Deirane quitta sa place pour se rendre à la bibliothèque. Dans un navire de cette importance, cette pièce occupait une grande place et était bien approvisionnée. La lecture était l’une des rares occupations à bord pour un passager tant que l’équipage n’aurait pas fini ses tâches en cours. Vespef y était, pas pour se distraire. Elle consultait un atlas, prenant des notes sur une feuille de papier avec un crayon à mine de graphite. En passant, l’humaine put voir que la carte représentait le cours de la Vunci et tous les royaumes qui le bordaient. Ils étaient nombreux, néanmoins seuls cinq participaient à la guerre, même pas la Hanse en totalité. Passant sans la déranger, elle alla consulter les ouvrages rangés dans les rayonnages. Son regard tomba sur l’un d’eux qui avait le dos brisé à force d’avoir été consulté. La signature de l’auteur retint son attention : Calen. Elle le tira pour le consulter. C’était comme elle s’y attendait, un ouvrage technique : géométrie sphérique à l’usage de la navigation maritime. Le niveau était ardu, elle parvint à comprendre malgré cela que c’était les graphiques et les équations qu’il contenait qui permettaient aux navires helarieal d’atteindre leur destination sans erreurs. Elle éprouva soudain le besoin de connaître les travaux de cette femme qui l’avait aidée autrefois. Pas avec ce livre cependant. Elle chercha et en trouva un autre : géométrie élémentaire. Le titre paraissait plus prometteur. Elle alla s’installer sur une table libre pour prendre son premier cours de mathématique. Au bout de quelques minutes, elle emporta l’ouvrage dans sa chambre.

Deirane n’avait pas fini de consulter les propriétés du triangle quand elle avait décroché. Décidément, elle n’était pas faite pour l’étude des sciences, même si elle ressentait confusément l’importance que cela pouvait avoir. Elle reposa le livre sur la table de nuit sans marquer la page et s’allongea sur le lit, les bras sous la nuque.

Elle repensait aux événements de ces derniers jours. Vespef n’avait pas tort. Ces quatre-vingts dernières années, les humains avaient bien massacré les stoltzt, obligeant les survivants à devenir prudents. Dans cette optique, le plan de Saalyn et le rôle qu’on lui avait fait jouer, s’expliquait clairement. De même que la mort de l’ancien roi d’Yrian. Tant que les nations stoltzt ne seraient pas suffisamment fortes pour résister à une coalition des royaumes humains, ils seraient obligés d’agir ainsi. Ça restait quand même dur à avaler d’avoir été ainsi manipulée.

Un bruit la tira de sa somnolence. Elle éprouva soudain un besoin irrépressible de respirer de l’air frais. L’unique fenêtre qui s’ouvrait n’aérait pas suffisamment la cabine, la chaleur était étouffante. Elle se leva et sortit. Le couloir supérieur était plus agréable, la grande salle arrière et l’écoutille avant étaient ouvertes, laissant l’oxygène circuler. Elle marcha jusqu’au pont.

Le bruit qui l’avait tiré de sa rêverie était le fait de quelques villageois qui apportaient un en cas en guise de bienvenue. Même ici la mode avait changé, ce genre de manteau long qui dissimulait le corps n’existait pas autrefois. Plus tôt, elle ne les avait pas remarqués. Peut-être la soirée qui approchait avait incité les villageois à se couvrir.

Les hommes et les femmes vaquaient sur le pont, les bras encombrés de plateaux, de jarres et autres récipients chargés de victuailles. C’était presque un festin. Ce détail attira l’attention de l’humaine. Elle savait le village trop pauvre pour être aussi généreux dans ses cadeaux. Même si la présence prolongée de la pentarque allait leur rapporter beaucoup par la suite.

Elle commença à dévisager leurs hôtes. Ils avaient tous moins de vingt ans, ils n’étaient pas nés quand elle s’était enfuie. Néanmoins, quelque chose la mettait mal à l’aise. Elle ne connaissait pas ces jeunes gens, en revanche leurs parents si. Elle aurait dû reconnaître certains traits, certaines caractéristiques familiales. Quelque chose ne collait pas dans cette activité. Elle ne savait pas quoi.

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