Chapitre 39 : Nord de l’Unster, de nos jours (3/3)

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Deirane regarda la pentarque dans les yeux.

— Aurai-je un avertissement avant les représailles quand la politique que je mène pour le Chabawck vous déplaira lança-t-elle.

— Aurait-il fallu laisser mourir des milliers de gens à la place ? Regarde ce que Menjir III a accompli alors qu’il n’est roi que depuis quelques années seulement. Tout semble indiquer qu’il sera un grand roi qui laissera le monde dans un meilleur état que quand il l’a trouvé. Si tous les rois étaient comme lui, le monde connaîtrait une ère de prospérité sans précédent.

— Les tyrans ont toujours de bonnes excuses pour justifier leurs actes.

— Nous ne sommes pas des tyrans.

— La tyrannie de l’Helaria est discrète. Mais elle est là. Le monde qui vous entoure ne vous convient pas, vous assassinez sans scrupules pour qu’il se rapproche de vos désirs. Et Wotan qui n’hésite pas à laisser envahir la moitié de son royaume parce que ça arrange ses plans. Vous êtes les pires manipulateurs que j’ai jamais vus.

Deirane planta la pentarque sur place.

— Nous ne sommes pas les seuls manipulateurs, lança Vespef.

Deirane s’arrêta. Elle ne se retourna pas pour autant.

— Pehla Selmanthi n’est pas responsable de l’agression contre Saalyn. Il n’a commandité personne. La vengeance dont il fait l’objet concerne un autre fait.

— Qui est Selmanthi ? demanda Deirane, c’est la deuxième fois que vous citez ce nom.

— Le marchand qui a procédé à la vente de Cleindorel à Boulden.

Deirane fit face à la pentarque.

— Qui donc alors a commandité cette attaque ? Et pourquoi ?

— Elle n’avait pour seul but de nous pousser à intervenir. C’était inutile, nous avions l’intention de nous lancer à la poursuite d’Aldower de toute façon. À ce moment là, tu l’ignorais.

— Vous m’accusez d’en être à l’origine ! s’écria Deirane. C’est ridicule ! J’étais moi-même une cible !

— Quand Muy a lu les pensées de Saalyn, en la soignant, elle n’a pas compris l’importance de certains détails. Il faut dire qu’elle cherchait autre chose.

— Lesquels ?

— Saalyn et toi deviez être un peu chahutées. C’est le zèle et la haine d’un spadassin qui a failli la tuer. Personne n’aurait dû être blessé.

— C’est ridicule. Je n’aurai jamais fait ça à une amie.

— Une amie ? Vous vous êtes rencontrées il y a vingt ans, fréquentées quelques mois et plus vues pendant vingt ans. Ridicule ? Quand tu étais pensionnaire au consulat, tu as envoyé Hester aux quatre coins de la ville. Pour quoi faire si ce n’est pour transmettre des instructions ?

— De mieux en mieux. À qui aurais-je transmis ces instructions ?

— Ça fait vingt ans que tu parcours Ectrasyc dans tous les sens. Je doute que tu n’aies établi aucune relation durable pendant toute cette durée.

— Ça fait plusieurs mois que je suis prisonnière au Chabawck, se défendit Deirane.

— Esclave, pas prisonnière. Sinon tu ne serais pas sur ce navire à discuter avec moi. Mais si tu l’affirmes… Nous avons identifié le commanditaire de l’attentat. Tu ne verras aucun inconvénient à ce que nous l’arrêtions.

Comme Deirane ne répondait pas, Vespef reprit.

— Devons-nous arrêter ce commanditaire ?

— Non, répondit enfin Deirane.

— J’en étais sûre.

Vespef se réappuya contre le plat bord du vaisseau, laissant Deirane circonspecte. Au bout d’un moment, l’humaine finit par quitter le pont. Hester la rejoignit quelques stersihons plus tard dans sa cabine.

Saalyn rejoignit Vespef sur le pont du navire et s’accouda au bastingage.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Ça aurait pu être pire, répondit la pentarque.

— Elle avait droit à cette explication.

— Oui, mais c’est toi qui aurais dû la lui donner.

— Tu penses qu’elle va m’en vouloir.

— Le poète n’a-t-il pas dit : uvrai ami, c’est celui qui sait tout de toi et qui pourtant continue à t’aimer.

Saalyn adressa un sourire à sa reine.

— Tu fréquentes trop Calen, dit-elle, tu ne sais plus répondre simplement à une question.

— C’est ton amie, elle va t’en vouloir un moment, mais elle te pardonnera. C’est sur moi que sa haine retombera. Ou Muy. Ou sur personne. Elle-même n’est pas innocente dans cette affaire.

Saalyn hésita.

— Si tu le dis, ajouta-t-elle.

— En tout cas, aime-la, méfie-toi d’elle quand même.

— Pourquoi ?

— Méfie-toi. C’est tout.

— Je croyais que tu l’aimais bien.

— C’est bien le cas. Elle a souffert au-delà de ce qu’on peut imaginer. Elle a été torturée, arrachée à sa famille, tous ses enfants lui ont été retirés. Sa vie n’a été qu’une succession d’épreuves. N’importe qui serait devenu haineux dans de telles conditions. Elle y a échappé. J’éprouve beaucoup de sympathie pour elle. Mais je ne lui fais pas entièrement confiance.

Vespef allait s’écarter. Saalyn lui pris le bras pour la retenir.

— Autre chose ? demanda-t-elle.

— C’est fini, j’arrête, répondit Saalyn.

— Tu arrêtes quoi ?

— Cette nuit, je me suis donné à Öta.

— Je crois que tout le monde s’en est rendu compte à bord, remarqua Vespef. Ce n’est pas la première fois, il y a quoi de spécial aujourd’hui.

Saalyn prit un air gêné.

— J’ai ouvert ma matrice, dit-elle doucement.

Vespef reprit sa place contre le bordage, son attention totalement accaparée par les paroles de la guerrière libre.

— Fille ou garçon ?

— Je n’ai pas de père pour la deuxième fécondation.

— Une fille alors. Mais un enfant est incompatible avec ton métier.

— C’est pour ça que je démissionne.

Elle chercha ses mots.

— Öta est autonome depuis plusieurs années maintenant. Il a même son propre apprenti. Il a le droit de voler de ses propres ailes et d’avoir ses propres missions.

— C’est tout ?

— Non, je suis fatiguée. Cela fait presque un siècle que je parcours le monde en tout sens. Je suis toujours par monts et par vaux. Je n’ai presque pas de vrais amis et aucune famille. J’ai failli mourir plusieurs fois au cours de mes dernières enquêtes. Je me suis fait violer à dix-sept reprises. Torturée autant de fois. J’ai engraissé toutes les terres du continent avec des bouts de moi, j’ai perdu vingt-trois doigts, cinq bras, deux jambes, trois pieds, huit mains, quatre seins, deux oreilles, une langue et un œil. Je suis fatiguée d’une telle vie. Je veux me poser quelque part, fonder un foyer et élever mes enfants.

Vespef sourit devant le décompte macabre de Saalyn.

— Tu as plus d’amis que tu ne crois. Tu n’es pas souvent là, donc tu ne le remarques pas beaucoup. Il y a des gens qui t’aiment.

— Justement, je voudrais les connaître mieux. Les fréquenter autrement qu’en coup de vent entre deux missions.

— Tu pourrais baisser le rythme, prendre moins de missions et rester chez toi plus souvent. Tes compétences sont uniques, tu nous es indispensable.

— Tu veux me faire renoncer à cet enfant et m’obliger à continuer ?

— Non, bien sûr que non. Contrairement à ce que pense ton amie Deirane, nous ne sommes pas des despotes.

Vespef réfléchit un moment avant de faire sa proposition.

— J’ai une idée, dit-elle soudain. J’ai un poste pour toi. Un poste qui nous permettrait de garder tes compétences à portée et qui te permettrait de faire selon ton désir, tout en te gardant la possibilité de reprendre la route.

— Je n’en ai pas l’intention.

— Ce n’est pas une obligation. Juste une possibilité qui reste ouverte, tu seras la seule à décider.

— Il ne me reste qu’autour de deux cent quatre-vingt-huit ans de vie. J’ai envie d’en profiter au maximum.

— Il peut se passer bien des choses en deux cent quatre-vingt-huit ans. Remonte d’autant en arrière et regarde où nous en étions alors. Nous n’étions qu’un petit royaume insulaire ne jouant aucun rôle dans le monde, les feythas n’étaient pas encore arrivés, les Nouveaux Peuples non plus et les royaumes stoltzt dominaient le monde. Il n’y avait pas de pluie de feu non plus, ni de désert empoisonné.

Vespef avait raison, les choses avaient fondamentalement changé ces deux derniers siècles. Malgré tout, l’insistance de la pentarque intriguait Saalyn.

— Que proposes-tu ? demanda-t-elle.

— Que dirais-tu de prendre le poste d’archonte des guerriers libres ?

La proposition laissa la guerrière sans voix.

— On aurait dû te proposer cela depuis longtemps, remarqua Vespef, tu méritais cette place. Elle te revient de droit.

— Je démissionne et tu me proposes une montée en grade. C’est un peu inattendu.

— Ne me dis pas que tu n’y as jamais pensé.

— Tu n’as pas le pouvoir de me proposer cela. C’est un poste électif.

— C’est vrai. Mais si tu présentes ta candidature, combien voteront contre toi ?

— Pas beaucoup. Mais il y a un problème. Le poste est déjà occupé.

— Par ma sœur Muy. Elle a déjà une place de pentarque. Ça fait beaucoup de pouvoirs réunis entre ses mains. Elle démissionnera.

— Elle acceptera ?

— Bien sûr. Elle a déjà accepté.

— Télépathie ?

Vespef hocha la tête pour confirmer l’hypothèse.

— Ce n’est pas une femme de pouvoir mais d’action. Archonte est un travail surtout administratif. Rester assis derrière un bureau, ce n’est pas pour elle. Elle n’est jamais aussi heureuse qu’à la tête de ses soldats. Elle te passera la main avec plaisir. Tu continuerais à établir des plans comme aujourd’hui et je crois que tu adores ça, et c’est d’autres personnes qui les mettraient en œuvre. Öta par exemple.

Ce n’était pas ce qu’attendait Saalyn. La proposition était alléchante. Dans la structure décisionnaire de l’Helaria, les archontes constituaient un des trois pouvoirs. Le conseil des archontes avait la possibilité de s’opposer aux décisions des pentarques, il avait un pouvoir consultatif sur leurs décisions et participait aux décisions les plus importantes comme les déclarations de guerre. L’éviction du seul pentarque y participant allait encore renforcer ce pouvoir. C’était une puissance immense que Vespef lui remettait.

— Je peux réfléchir un peu avant de donner une réponse ? demanda-t-elle.

— Prends tout ton temps. Nous ne sommes pas près de rentrer en Helaria et de toute façon rien ne se fera avant la fin de la guerre.

— La guerre, je l’avais oubliée.

— Elle est bien là pourtant.

Vespef hésita avant d’ajouter.

— Tu peux rester en arrière avec moi si tu veux. La corporation comprendra que tu ne veuilles pas exposer ton enfant. D’un autre côté, devenir archonte est un emploi accessible à une femme enceinte.

— Je vais y réfléchir.

La guerrière s’accouda.

— Je te laisse, tu me donneras ta réponse quand tu la connaîtras.

Elle s’éloigna vers le château arrière et la bibliothèque qu’elle abritait, laissant la guerrière libre seule avec ses pensées.

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