Chapitre 30 : Territoires edorians, de nos jours

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Les visiteurs furent introduits dans le cabinet de travail du drow. Il leva les yeux de son bureau pour les dévisager. Ils étaient deux, un homme et une femme, des humains.

L’homme était grand et musclé, presque un colosse. Tunique de cuir marron maintes fois rapiécée, pantalon à l’identique. Son visage témoignait des combats qu’il avait dû mener : une cicatrice lui fermait à moitié l’œil droit et se prolongeait jusqu’à la commissure de ses lèvres. Autour de son crâne, il avait noué un foulard rouge dont dépassaient une masse de cheveux graisseux, noirs et longs. À la main gauche un doigt manquait. Ce n’était pas des marques de guerre, mais de chasse.

Sa compagne était une femme humaine, petite et menue. Visiblement une esclave, elle servait de bête de somme. Elle était habillée d’une robe bleu-clair dans le même état que la tenue de son maître et elle n’était guère plus propre. Elle semblait en mauvaise santé, son visage maladif était émacié et ses jambes visibles sous la robe étaient couvertes de croûtes. Sa vision répugna le drow.

Lergerin désigna un siège. Il observa le visiteur qui alla s’y asseoir, on pouvait remarquer un léger boitement, souvenir d’une chute lors d’une chasse au hofec, six ans plus tôt.

Le drow jeta un regard interrogatif à Stranis.

— Ça correspond à ce que je sais de lui, dit-il.

Le drow s’enfonça dans son fauteuil et croisa les mains sur son ventre.

— Vous êtes donc Sardar ? demanda-t-il

— Et vous Lergerin Aldower ? renvoya l’homme.

— Vous m’avez été chaudement recommandé. On m’a dit que vous étiez le meilleur dans votre domaine.

— On ne vous a pas menti, en effet.

— On m’a dit également que vous ne reculiez devant aucun défi.

— À quatre pattes ou à deux pattes, aucun animal ne me résiste.

— Dans ce cas, je sens que nous allons nous entendre.

Le drow se leva et fit quelques pas.

— L’animal que je veux vous faire empailler représente un défi en ce sens qu’il est quasiment dépourvu de pelage ou de plumage. Et il n’est pas question, bien sûr de voir la moindre couture sur la peau.

Sardar réfléchit quelques secondes.

— J’ai l’impression que vous l’avez déjà capturé.

— En effet.

— J’ai l’habitude de chasser moi-même les animaux que j’empaille, emmenez-moi sur son territoire et me procurerai mon propre sujet.

— Le problème est que ce sujet est unique. Il n’en existe qu’un seul exemplaire dans le monde.

— Nous parlons bien d’animal ? demanda-t-il enfin.

— En ce qui me concerne.

Sardar se fendit d’un sourire, ce qui faisait étrange dans ce visage ravagé. Il avait compris.

— À quel peuple appartient ce corps et depuis combien de temps est-il mort ?

— Il y a deux corps, un humain et un stoltz, l’humain est toujours vivant, le stoltz est mort depuis deux jours, je le conserve dans une chambre froide depuis tout ce temps.

— Excellente initiative. Néanmoins, il va falloir le faire revenir à température ambiante pour que je puisse travailler dessus.

— Bien évidement. Désirez-vous le voir ?

— Avec plaisir. Je n’ai jamais travaillé sur ce genre de matériel.

Le drow ouvrit la porte de la pièce et invita son visiteur à le suivre. Celui-ci lui emboîta le pas, laissant la jeune esclave s’occuper de ses affaires. Stranis ferma la porte derrière eux.

Les chambres froides étaient situées dans les caves du château, en un endroit suffisamment frais pour que la glace ne fonde pas trop vite. Les montagnes n’étaient pas très loin vers l’est, mais les blocs, énormes, devaient quand même être acheminés à travers la jungle. Il y avait plusieurs pièces de petite taille plutôt qu’une seule grande. La plupart étaient dévolues à la conservation des réserves de nourriture. Aldower s’en était cependant gardé quelques-unes pour ses plaisirs personnels. L’une d’elle était fermée par un solide cadenas. Le drow l’ouvrit et entra. Le taxidermiste le suivit.

C’était une toute petite cellule au plafond voûté, à peine deux perches sur trois et deux perches de haut au centre. Au fond et de part et d’autre de la porte, de gros blocs de glace maintenaient la température basse, quoique bien au-dessus du point de congélation. Au centre, sur une table en bois, reposait le corps de Saalyn. Elle était allongée sur le dos, les bras le long du corps. Sardar s’approcha et l’examina. Elle était pâle, les lèvres bleuies. Il la toucha, la peau était restée souple. Le froid n’était pas assez intense pour rigidifier ses membres. Avec délicatesse, il déplia un bras. Il avait craint qu’il ne restât collé à la table et que la peau se déchire, ce ne fut heureusement pas le cas. Les cheveux auraient pu devenir cassants. Les serviteurs du drow avaient pris soin de les ramener sur la poitrine, de façon à les prémunir contre un éventuel déplacement du corps. De toute évidence, ce seigneur disposait de serviteurs efficaces.

Sardar examina encore Saalyn en plusieurs endroits, palpant pour estimer la souplesse de la peau et des membres. Il défit le bandage qui enveloppait l’épaule pour observer la blessure.

— J’ai l’impression d’avoir déjà vu son visage, dit-il sans même relever la tête, même si je me souviens plus où. Est-elle connue ?

— Ça ne m’étonne pas, il s’agit de Saalyn.

— Saalyn ! La Saalyn ! La guerrière libre ! Elle a donc finalement trouvé plus fort qu’elle. Je ne pensais pas voir ça de mon vivant.

Sardar continua son examen.

— Parfait, dit-il enfin, le spécimen est en excellent état, je pourrai travailler dessus. Pour cette blessure, extérieurement elle est petite, c’est dedans que sont les dégâts. Je pourrai facilement la faire disparaître.

— À la bonne heure, répondit Aldower. Doit-on la laisser ici ?

— Non, il vaudrait mieux la transporter dans l’atelier, pour la laisser se réchauffer.

Le drow fit un signe. Aussitôt deux esclaves entrèrent avec une civière pour emporter la stoltzin.

— Faites attention, ordonna le taxidermiste, il ne faudrait pas l’abîmer pendant le transport.

Les deux esclaves n’avaient pas besoin d’un tel rappel. Ils savaient parfaitement ce qui se passerait. Ils emportèrent rapidement le corps.

— Efficace le service, remarqua Sardar.

— Je ne garde que les meilleurs, répondit Aldower.

— Et les autres ?

— Je m’en débarrasse.

Évidemment.

Ils sortirent tous les deux. Le drow ferma la porte derrière lui sans toutefois reboucler le cadenas.

Tout en remontant vers les quartiers d’habitation, Sardar demanda :

— Vous aviez parlé de deux corps.

— Le second est en haut. Il est encore vivant, répondit Aldower.

— Une stoltzin d’aussi belle qualité ?

— Une humaine. Trente ans.

— Trente ans, la préparation ne sera pas aussi parfaite.

— Ne vous inquiétez pas, elle a encore l’aspect de la jeunesse.

— Je veux la voir maintenant. Puis j’irai vérifier l’atelier que vous m’avez préparé.

— Tout a été fait selon vos instructions.

— Je préfère m’en assurer moi-même.

— Bien entendu.

Le drow guida les trois humains à travers les escaliers et les couloirs en chantier jusqu’à la chambre de Deirane. Ils entrèrent sans frapper.

Deirane était allongée sur son lit, en robe de chambre, sa nièce blottie contre elle, la tête sur sa poitrine. La curiosité de la fillette avait eu raison de sa peur. Elle examinait quelques pierres facilement accessibles, jouait avec elles. Deirane la laissait faire, sans se forcer pour la première fois depuis longtemps. Dans une autre vie, sa sœur faisait la même chose.

En les entendant entrer, elle sursauta. Devant les visages inconnus, elle s’accroupit, sans lâcher Cleindorel.

— Quand allez-vous nous libérer ma nièce et moi ? demanda-t-elle.

— Ma chère, ne soyez pas si coléreuse, cela va vous plisser la peau et faire apparaître des rides.

— Des rides, si c’est tout ce qui vous préoccupe…

— Je vous présente Sardar, taxidermiste à Karghezo.

L’annonce du métier de l’intrus coupa Deirane en plein élan.

— Pourquoi un taxidermiste ? demanda-t-elle.

Elle connaissait la réponse, mais cela lui semblait si énorme.

— Quelle question stupide, répondit Aldower. Pour empailler bien sûr.

— Moi ?

— Entre autre ?

Elle pressa convulsivement sa nièce contre elle.

— C’est le prix à payer pour que cette charmante enfant soit renvoyée chez ses parents.

— Sa vie contre la mienne ?

— Le marché est équitable il me semble.

— Quel marché ? Vous échangez une chose qui ne vous appartient pas contre une autre qui ne vous appartient pas davantage.

— C’est moi qui vous ai créée. Vous êtes à moi.

— Vous êtes un monstre.

— Je dirais, un artiste, plutôt. Un esthète.

À ce moment, Sardar, qui dévorait la jeune fille des yeux, intervint.

— Je peux ? demanda-t-il.

— Bien sûr.

D’un geste il invita Deirane à les rejoindre au centre de la pièce. Comme elle ne bougeait pas, il la rappela à l’ordre.

— Pensez à notre marché, dit-il.

Deirane repoussa lentement sa nièce, elle descendit de son lit et s’avança à contrecœur jusqu’au petit groupe qui avait investi sa chambre.

Le taxidermiste lui prit le visage dans la main. Il lui pinça la joue, examina les yeux et les lèvres, suivit un fil d’or le long du cou. Puis il s’écarta, l’air satisfait.

— C’est parfait, dit-il, elle fera l’affaire. La peau est souple, pas de rides. Quelques fils gris dans les cheveux. Comme elle est blonde, ils ne devraient pas trop se voir.

— Désirez-vous approfondir votre examen ? demanda Aldower.

— Inutile, j’ai pu voir ce qu’il me fallait. Je pourrai opérer sans problème. J’ai surtout besoin d’en savoir plus sur ce sort. Il paraît qu’il tue ceux qui tentent de la blesser.

— Ne vous inquiétez pas, j’ai le contre-sort.

— Dans ce cas…

— Quand voulez-vous commencer ?

— Par la stoltzin, dans deux jours le temps qu’elle revienne à température ambiante. Elle risque de se décomposer assez vite par cette chaleur.

— Si vous y tenez.

L’évocation de son amie décédée arracha un sanglot à Deirane. Elle rejoignit Cleindorel sur le lit. Le drow quitta la pièce, entraînant ses invités derrière lui. L’ancienne reine d’Orvbel serrait sa nièce contre elle. Toutefois, une pensée tournait en boucle dans sa tête : il existait un contre-sort.

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