Chapitre 28 : Territoires edorians, de nos jours. (3/5)

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Deirane avait profité de la joute entre son amie et le bandit pour rejoindre sa nièce. Elle s’assit à côté d’elle sur le bras du fauteuil.

— Bonjour, dit-elle, tu sais qui je suis ?

La fillette fit un mouvement de la tête qui hésitait entre l’affirmation et la négation.

— Papy m’a parlé de vous, dit-elle, et papa aussi. Vous êtes la sœur de papa.

— Comment m’as-tu reconnue ?

Du doigt, elle désigna le rubis sur le front de Deirane. Logique, avec une telle marque l’identification était facile.

— Ton père t’a parlé de moi ? il t’a dit comment je m’appelle ?

— Deirane.

— Et toi tu es Cleindorel.

— Tout le monde m’appelle Clee.

Deirane était émue. Pour la première fois depuis vingt ans, elle rencontrait un membre de cette famille qu'elle avait été obligée de quitter. Elle resta un moment sans rien dire. Brusquement elle l’enlaça et la cajola. La fillette restait crispée, mais accepta l’étreinte que lui offrait son aînée.

Au bout d’un moment, Deirane reprit ses esprits. Elle reporta alors son attention sur Saalyn. La discussion qu’elle menait avec Stranis était animée. Elle vit cette légère crispation de la mâchoire qui indiquait que l’insouciance de la guerrière n’était que feinte. Elle jouait un rôle pour ne pas montrer son véritable état d’esprit. Mais sous son crâne, ça devait être la tempête.

— Je te rappelle que moi aussi j’étais prisonnier, disait l’homme, je suis une victime autant que toi.

— J’imagine à quel point tu as été malheureux quand on t’a forcé à abuser de moi.

— Je n’irai pas jusque-là. Au contraire.

— Heureuse de l’apprendre.

— Cette discussion est intéressante, intervint le drow, mais il est temps de passer à table.

Aussitôt, une porte s’ouvrit dans un mur. Elle donnait sur la salle à manger. Dedans des domestiques attendaient le bon vouloir de leur maître.

Deirane intervint alors.

— Un instant, dit-elle, tout le monde s’est présenté sauf une personne.

— Deirane a raison, continua Saalyn en se tournant vers le drow, notre hôte ne nous a pas dit son nom.

— Vous avez raison, répondit-il, je manque au devoir le plus élémentaire de l’hospitalité.

— Ce qui semble assez fréquent ce soir, remarqua innocemment Saalyn.

Un bref instant, Deirane pu voir l’éclair de fureur qui brilla dans le regard du drow. Il disparut si vite qu’elle douta l’avoir vu.

— Mon nom vous est certainement connu, dit-il, si les renseignements helarieal sont à la hauteur de leur réputation. Mais au cas où je les aurais surestimés, je m’appelle Lergerin Aldower. Je suis né, ou plus exactement j’ai été conçu, puisque tel est le terme exact dans mon cas, il y a quatre-vingt-sept ans par les Feythas. Je suis un originel, à ma naissance je n’avais qu’un matricule, le 19-1-28n, avant de me choisir un nom. Je n’ai aucun ancêtre de ma race. Mes ancêtres réels si j’ai bien compris étaient plus primitifs que les humains. Les feythas dans leur grande sagesse m’ont amélioré pour donner l’être parfait que je suis aujourd’hui.

— Parfait ? releva Saalyn.

— Mon peuple a été le dernier à avoir été créé. Il est par essence supérieur aux autres. Ceux qui nous ont précédés ne sont que des essais. C’est pour cela que nous sommes si peu nombreux. Ils n’ont pas eu le temps d’achever leur œuvre avant d’être assassinés.

Tout en entrant dans la salle à manger comme l’invitait le geste du drow, Saalyn continuait.

— Les chiens et les chevaux ont été créés bien après les humains, ils ne me semblent pas plus parfaits qu’eux, dit-elle.

— En êtes vous bien sûre ?

Les domestiques, toutes des edorianes encore adolescentes, certainement capturées dans les bois environnants, guidèrent les invités à leur place et les aidèrent à s’asseoir. Tout en se dirigeant vers son siège, Saalyn réfléchissait aux paroles du drow. Modèle 19, version 1, exemplaire 28. Autrement dit, une des premières tentatives viables des Feythas pour créer un drow. Il leur fallait plusieurs tentatives pour obtenir ce qu’ils cherchaient, et elle croyait savoir que les tyrans eux-mêmes avaient totalement éliminé cette série. Presque totalement. Aldower était donc tout sauf parfait. Quelle tare pouvait-il bien posséder pour nécessiter la destruction de ses semblables et la création des versions 2 à 4 ? Pour une fois, elle regrettait que les anciens tyrans n’aient pas été plus efficaces. Ça leur aurait évité bien des problèmes.

La table n’était pas aussi grande que dans le palais royal de Sernos, le maître des lieux jugeait peu de personnes dignes d’y figurer. Il s’installa à un bout comme il seyait à son rang et à sa prétendue supériorité. Deirane, l’invitée d’honneur, fut placée à l’autre bout en face de lui, Stranis à sa droite et Saalyn à sa gauche. Cleindorel et le sensitif furent installés du côté de Deirane, Trazen à côté de Saalyn.

— L’Helaria et l’Yrian sont deux des grandes cultures de notre monde actuel. Il est normal que les règles de l’hospitalité soient originaires de l’un de ces deux pays, reprit-il. Même si la méthode conviviale d’Helaria ne manque pas de charme, j’ai choisi celle en vigueur à la cours de Sernos parce qu’elle me semble mieux convenir pour des personnes civilisées. J’espère que vous ne m’en voudrez pas, maître Saalyn.

— Bien au contraire, à quoi cela sert-il de visiter des contrées exotiques si c’est pour vivre comme si on était chez soi.

— Par contre, les plats et les vins viennent d’Helaria. Parce qu’il faut bien l’avouer, point de vue délices vous êtes inégalables. Les Yrianii sont des enfants à côté de vous.

— Notre civilisation est plus ancienne, même si elle n’est pas si vieille que cela.

— Il me semble en effet que vous êtes sortis de la barbarie peu de temps avant l’arrivée des Feythas. Notre puissance a été fondée pendant leur règne mais la vôtre aussi.

— La pauvreté, pas la barbarie, répondit Saalyn en buvant une gorgée du verre de vin qu’une domestique venait de remplir, nous n’étions pas des barbares, notre poésie et notre littérature suffit à le démontrer. Nous étions pauvres. C’est lorsque Braton a réussi à créer notre premier bateau que nous avons commencé à nous enrichir. Les Feythas ne nous ont pas aidé à progresser. Bien au contraire.

— C’est vrai. Il est vrai aussi que les autres royaumes stoltzt étaient bien plus évolués que vous. Vous êtes ce que l’on fait de mieux aujourd’hui du point de vue technique, mais après un sévère nivellement pas le bas. J’ai vu les ruines de certaines villes de l’ouest, vous êtes loin d’égaler leurs compétences architecturales.

— L’architecture est ce qu’une culture peut produire de plus durable, ce n’est pas forcement ce qu’elle a de meilleur. Le meilleur de nous même, vous le trouverez à Jimip, dans la bibliothèque. Il y a plus de documents là-dedans qu’il n’y a d’habitants dans le monde. Nous avons hérité des archives des feythas.

— Comment cela est-il possible ? Je ne comprends pas que les rois d’Yrian vous aient laissé les emporter.

Les domestiques venaient d’apporter le premier plat. Ils servirent les convives en commençant par le drow. C’était du poisson cuit au court bouillon, accompagné de tubercules que Deirane n’avait jamais vus, bien qu’elle eut souvent voyagé. Saalyn en goûta une bouchée, un régal. Elle se délecta du goût riche en odeurs suaves qui lui emplissait la bouche avant de répondre à la question du drow.

— Les Yrianii se sont emparés de Sernos pour en faire leur capitale des années après la fin de la guerre. Avant leur arrivée, nous avons eu tout le temps nécessaire pour explorer les vestiges laissés par ces envahisseurs.

— Comme c’est intéressant, et que pouvez-vous en tirer ?

— Pour le moment, pas grand-chose. La technologie feytha était trop complexe pour que nous puissions envisager de la copier, même avec toutes ces archives. Nous avons néanmoins un avantage par rapport à ces royaumes disparus de l’ouest. Nous savons ce que la technique est capable de faire. Nous l’avons vue en action. Il nous manque encore des bases scientifiques pour reproduire ces miracles, mais nous progressons.

— Si j’ai bien compris, l’Yrian dispose des mêmes archives. Pourtant, ils progressent moins vite. Comment expliquez-vous ça ?

Saalyn but une gorgée de vin pour se laisser le temps de trouver une réplique. Aldower la précéda.

— Mais tout ceci est sans importance, dit-il, pour la seule discussion ensemble que nous aurons, nous n’allons pas polémiquer sur des faits de littérature.

— La littérature est un sujet bien intéressant pourtant.

— Si nous avions le temps de nous y étendre davantage, une telle discussion me plairait, mais ce n’est pas le cas.

— Pourquoi, parce que vous allez mourir ?

— La mort est inhérente à la vie, l’un ne va pas sans l’autre. Mais mon jour n’est pas venu.

— Le mien alors, conclut Saalyn.

— Qu’est-ce qui vous a donné une telle idée ?

— C’est simple, vous avez l’air d’une personne raffinée et riche. À ce titre, en tant qu’invitée, j’aurai dû avoir ma propre chambre au lieu de partager mon lit avec Deirane. C’est donc que je n’en aurai pas besoin. À partir de là, j’en conclus que soit vous envisagez de m’offrir une place dans votre couche, soit de m’offrir à quelqu’un d’autre, soit que mon espérance de vie ne dépassera pas celle de ce repas.

— Votre réputation n’est pas usurpée. Quelle est à votre avis la bonne solution ?

— Mes goûts personnels me font préférer la dernière solution. Et la logique exclut les deux premières. Je doute que vous ayez envie de risquer votre intégrité physique ou celle de cette autre personne.

— Mon intégrité physique ?

— Vous connaissez ma réputation ?

— Bien sûr, vous êtes la meilleure guerrière libre d’Helaria. Et cela fait peur à beaucoup. Mais ils ont tort. Une guerrière libre n’est pas une guerrière. Détrompez-moi si je fais erreur, mais si on utilise votre langue, guerrière d’Helaria se dit sëhelaria sanfixios et guerrière libre se dit helar sanfixios. Un suffixe patronymique et un génitif qui disparaissent, une toute petite modification phonétique, mais bien lourde de sens. Une personne qui maîtrise mal votre langue pourra confondre les deux termes. Pourtant ils ne désignent pas la même chose.

— Vous maîtrisez bien ma langue. Bravo. Qu’en déduisez-vous ?

— Que vous vivez sur une réputation usurpée. Tout le monde vous craint. Avec une épée pourtant vous ne valez rien. Les guerriers libres sont des policiers qui agissent hors de l’Helaria, pas des soldats. Votre arme la plus redoutable c’est votre cerveau. Le domaine dans lequel vous êtes la plus douée est l’art du déguisement. Vous pouvez vous faire passer pratiquement pour n’importe quoi. Vous avez les meilleurs résultats de votre corporation alors que personne ne vous voit jamais nulle part. Mais qui fait attention à la prostituée supplémentaire sur les trottoirs, à la marchande qui vend ses légumes, ou à la jeune paysanne en visite à la ville ? Vous n’êtes pas une combattante, Saalyn, vous êtes une actrice. Cependant, au lieu de mettre votre art au service du divertissement, vous l’avez mis au service de la justice de l’Helaria.

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