Chapitre 21 : Grande route du nord, vingt ans plus tôt. (2/2)

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Sa sortie déclencha un nouvel éclat de rire général.

— Il y a quelques arbres à une demi-longe derrière nous. Tu devrais y passer la nuit et ne repartir qu’à la première heure. Nous resterions avec toi pour te protéger. Tu es d’accord ?

Deirane réfléchissait. Elle devait trouver un moyen de refuser leur offre sans les vexer.

— En fait, je ne vais pas à pied jusqu’à Sernos, Festor m’attend un peu plus loin.

— Festor ? Qui est Festor, ton amoureux ? Je ne pense pas c’est un nom stoltz et tu es humaine.

— C’est un ami, il est soldat à Kushan.

— Kushan est loin.

— Il n’est pas à Kushan. Il est à bord du Cristal. Un navire. Il…

— On sait quoi sur le Cristal ? lança-t-il à ses hommes.

— Pas grand-chose, répondit l’un d’eux. C’est le dernier né des navires d’apparat helarieal. Sorti il y a moins de trois mois des chantiers navals de Neiso. Nouvelles techniques, encore à l’essai. Il possède trois coques au lieu de deux. Les Helariaseny ont beaucoup de problèmes avec. Apparemment il n’est pas très fiable, mais il compense par sa rapidité. Il a été observé à vingt-neuf longes par monsihon.

Le chiffre déclencha une série de sifflements admiratifs dans la petite troupe.

— Peu d’armement, reprit-il.

— Avec une telle vitesse, c’est inutile. Le navire qui pourra le rattraper n’est pas encore construit.

— En fait si, le Topaze est plus rapide. Mais il est helarieal aussi, il n’a aucune raison de se lancer à sa poursuite.

Le chef se tourna vers ses hommes.

— Les gars, parmi les navires qu’on a croisés en remontant, l’un d’eux avait-il trois coques.

Tous secouèrent la tête.

— Il semble que ton ami Festor ne t’a pas attendu, conclut-il, il ne te reste que nous. Acceptes-tu notre offre ?

Deirane baissa la tête. Elle réfléchissait, cherchait un moyen de se sortir de ce mauvais pas.

— Au fait, je manque à tous mes devoirs, je ne me suis pas présenté, reprit le chef. Mon nom est Stranis. Peut-être me connais-tu plus sous le nom du poing.

Le nom, tout comme le surnom, était inconnu de Deirane. Ce qui sembla décevoir l’homme. Pourtant il effraya la jeune fille. Ses jambes se mirent à trembler. Son cœur battait violemment dans sa poitrine. De peur, elle laissa tomber son sac. Le chef fit un sourire en constatant sa réaction qu’il interpréta faussement.

— Je vois que ma réputation est arrivée jusqu’à toi, dit-il, elle est très exagérée. Mon offre d’assistance était sincère. Tu as besoin de protection et moi seul peut te l’offrir. Il y a des brigands et des assassins dans le coin.

D’un geste large, il désigna la troupe derrière lui.

— Je peux te protéger d’eux. Mais ce n’est pas gratuit.

— Vous allez me tuer et me détrousser de toute façon.

— J’ai dit que je te protégerai et je n’ai qu’une parole. Ils ne te feront rien si je m’interpose. Naturellement ce n’est pas gratuit.

Ça faisait la deuxième fois qu’il répétait la même chose. Que voulait-il donc ?

— Que…

Sa voix tremblait. Elle essaya de l’affermir.

— Disons, un rubis et quelques diamants. Ça me conviendrait bien. Et vous les gars, le tarif vous satisfait ?

Des murmures d’acceptation parcoururent la troupe.

— Voilà, tu nous donnes tous tes bijoux et il ne t’arrivera rien et tu pourras même garder ton or si tu en possèdes. C’est promis.

— Je ne peux pas, répondit Deirane, au bord des larmes.

— Fais attention, mon offre ne durera pas éternellement.

— Je ne peux vraiment pas, dit-elle, ils sont maintenus par un sort démoniaque. Ceux qui ont essayé de les enlever sont morts.

— Dans ce cas je suis désolé, je ne peux rien faire pour toi.

Il regarda Deirane d’un air triste, sauf les yeux qui souriaient.

Personne ne bougeait. Ils attendaient silencieusement les ordres de leur chef. Deirane n’était pas stupide, elle avait compris que si l’homme était le chef de cette bande, c’est qu’il était loin d’être aussi gentil qu’il cherchait à lui faire croire. Il devait certainement être le pire d’entre eux. Elle commença à reculer doucement. Puis les voyant toujours immobiles, elle se retourna et se mit à courir. Elle s’était déjà éloignée d’une centaine de perches quand il donna le signal. Aussitôt, deux hommes lancèrent leur cheval au galop. Ils la rattrapèrent en quelques vinsihons. Chacun l’empoigna par un bras, ils la soulevèrent du sol. Ils parcoururent encore quelques perches, puis l’un d’eux la lança à l’autre qui la mit en travers de l’encolure de son cheval. Ils rejoignirent leur groupe au pas.

— Vous avez vu, dit-il en relevant la robe jusqu’en haut des cuisses. Elle en a sur tout le corps. Il y en a plus d’un millier. Et de l’or aussi.

— Laisse tomber, dit Stranis, si elle n’a pas menti, c’est mortel.

— On va pas laisser passer ça !

— Fais ce que tu veux. Tu prends tes risques seul. Maintenant amène-la au bosquet.

L’homme obéit. Il remonta au galop vers Sernos jusqu’à un petit groupe d’arbre peu touffus à côté de la route à une demi-longe de là. Bientôt suivi par le reste de la troupe. L’un d’eux se pencha pour ramasser le sac de Deirane, puis sans se presser, rejoignit ses compagnons.

Stranis avait étalé les affaires de la jeune fille devant lui : le sac et son contenu, la robe que ses hommes lui avait arrachée, la petite bourse de cuir, le médaillon. Cela faisait un moment qu’elle ne criait plus. Elle n’était pas morte, il s’en était assuré. Elle avait tout simplement atteint les limites de ce qu’elle pouvait endurer. Quelque chose s’était cassé en elle. Elle ne réagissait plus. Elle se contentait de respirer, plus par habitude que par volonté, laissant les hommes lui infliger les pires outrages sans plus esquisser le moindre geste de défense. Elle n’était plus qu’une poupée, déchirée dans sa chair, brisée dans son esprit.

Il ouvrit la bourse, compta les douze cels qu’elle contenait. Une fortune pour une telle paysanne. De quoi manger pendant plus d’un mois. Il confisqua le contenu et la rangea vide dans le sac. Il remit tout en place, sans rien oublier, ni garder pour lui. Le bijou attira son intérêt un instant. Il estima en fin de compte qu’il n’avait qu’une valeur médiocre. Il le rangea dans le sac.

Une explosion le fit se retourner brutalement. Sa soudaineté l’avait surpris plus que sa violence. Il se releva et regarda autour de lui. Sa première hypothèse fut qu’un de ses hommes avait déclenché par inadvertance une vieille arme abandonnée par les feythas. Il les compta. Ils étaient tous là, étonnés comme lui. Tous sauf un. Il était à moitié allongé sur sa victime, la recouvrant presque complètement.

Un des brigands alla voir. Il retourna le corps, un cadavre, le visage et la poitrine complètement carbonisés. C’était donc ce qu’elle voulait dire, un sort – certainement gems – la protégeait contre les agresseurs.

— Cette salope a tué Golen, s’écria l'homme de main.

Il sortit son couteau et se prépara à l’égorger.

— Suffis, s’écria Stranis, elle vous avait prévenus.

L’homme n’écoutait pas. Il l’égorgea. La lame ne s’enfonça pas dans la chair. Elle rebondit, ne laissant qu’une légère entaille, douloureuse mais inoffensive.

— On ne peut pas la tuer, dit-il, un sort la protège.

Il prit son arme pour frapper d’estoc. La main valide de son chef immobilisa son poignet.

— J’ai dit : ça suffit. Range ton arme, on doit être ce soir à Ortuin.

— On va la laisser s’en tirer comme ça ?

— Je n’ai pas eu mon tour, tu veux m’en priver ?

Priver Stranis d’une part de son butin était une chose fortement déconseillée. Il n’était pas devenu chef de bande à seize ans par la douceur. Quelques têtes séparées de leur corps l’y avaient aidées. L’homme dégagea son poignet et rejoignit ses camarades qui reprenaient leurs activités brutalement interrompues.

Stranis regarda la jeune fille un long moment. Elle était vraiment belle, malgré les hématomes qui marbraient son corps et les griffures. Des pierres et des fils d’or, il ne savait que penser. C’était étrange, quoiqu'elle était déjà jolie sans cela. Deirane tourna la tête vers lui.

— Pitié, dit-elle d’une voix presque inaudible.

— Ne t’inquiètes pas, je ne vais pas te tuer. Mais je suis un homme, j’ai des besoins.

Là-dessus, il baissa son pantalon et s’allongea sur la jeune humaine. Il fut presque doux avec elle. En d’autres circonstances, si on lui avait laissée le choix, elle aurait peut-être aimé. Là, tout ce qu’il obtint comme réaction, fut de provoquer une crise de sanglots. La seule sensation qu’éprouvait Deirane lui parvenait de son bas ventre et ce n’était que douleur.

— Elle est donc encore consciente, pensa Stranis, elle s’en sortira peut-être.

Quand il eut terminé, il resta allongé un moment sur elle, appuyé sur les coudes.

Il se releva et remonta son pantalon. Puis il s’éloigna de quelques pas avant de se retourner.

— J’ai perdu un homme, même si c’était un imbécile. La prochaine fois que nous nous croiserons, je ne serai pas aussi généreux, lança-t-il.

Enfin, il se retourna définitivement. Il rejoignit ses hommes.

— On repart, dit-il.

— Et elle ? demanda un homme.

— Quoi elle ? Tu n’en as pas eu assez. Retournes-y, mais dépêche-toi.

— On pourrait la vendre. Elle est mignonne et avec ses diamants, on pourrait en tirer un bon prix.

— Où comptes-tu la vendre ? A Ortuin ?

Le brigand hésita.

— Je n’y avais pas pensé, dit-il.

— De toute façon, elle n’est plus vierge, sa valeur a beaucoup baissé, conclut un autre.

— Et pour Golen, on laisse faire ? demanda celui qui avait voulu l’égorger. Elle va s’en tirer comme ça ?

— Golen était un imbécile cupide. Elle l’avait prévenu, il ne l’a pas crue. Les imbéciles ne vivent pas longtemps à mes côtés. Elle m’a épargné la corvée de le tuer moi-même un jour prochain. Maintenant on y va. Nous devons rejoindre le reste de nos compagnons avant ce soir. Alors à cheval ! Tous !

Les hommes habitués à obéir à leur chef remirent leur paquetage en place sur la croupe de leur monture. Quelques minutes après ils quittaient le bosquet, laissant Deirane seule, nue et ensanglantée sous les arbres.

L’instinct de conservation fut le plus fort. La fraîcheur de la nuit l’incita à chercher de la chaleur. Péniblement, elle s’assit. Les larmes se mirent à couler. Elle devait d’abord se mettre debout. Elle essaya de se lever. C’est tout juste si elle pouvait bouger les jambes. À chaque mouvement, des ondes de douleur vrillaient son bas ventre. Ses cuisses étaient douloureuses et refusaient de lui obéir. C’est en rampant qu’elle atteignit l’arbre devant elle. S’aidant de son tronc, elle se mit debout. La douleur était intolérable, quoique bienvenue. Elle focalisait tout son attention, l’empêchant de penser à ce qui venait de se passer.

Elle voulut faire un pas et ne réussit qu’à tomber. À genoux sur le sol, elle se mit à pleurer. Elle s’allongea finalement et resta là, sans volonté, le corps secoué de sanglots. Elle voulait ne plus bouger et mourir.

Au bout d’un moment, les sanglots se calmèrent. Elle sembla reprendre le dessus. Elle regarda autour d’elle. Avant de partir, quelqu’un avait laissé une tisane à côté de ses affaires. Peut-être le premier, celui qui s’était allongé sur elle ; il n’avait fait que semblant de la prendre de force. Elle l’atteignit à quatre pattes. Le breuvage avait refroidi et il était devenu presque imbuvable d’autant plus qu’il était très fortement sucré à la limite de l’écœurement. Toutefois il lui fit du bien. Il réveilla la douleur que le froid avait en partie anesthésiée, il lui donna aussi de la force.

Dans son sac, elle trouva les biens que Stranis lui avait laissés. Tout était en désordre. Elle fouilla, trouva la bourse et l’ouvrit, laissant tomber les pièces de cuivre dans la main. Douze cels, il n’avait rien pris. Elle rangea le tout. Elle retourna chercher sa robe. Elle se déplaçait déjà plus facilement, la ramasser fut plus dur. Elle se laissa tomber à genoux pour l’enfiler. Elle s’appuya finalement contre le tronc d’arbre le plus proche pour dormir.

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