Chapitre 9 : Chabawck, vingt ans plus tôt. (2/2)

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Jensen regarda le liquide ambré dans son gobelet, le fit tournoyer un peu avant de répondre.

— Je n’ai pas envisagé l’échec jusqu’à présent.

— Pourtant il faut. Une magie gems est à l’œuvre chez votre fille. Seuls eux savent mettre leurs sorts en boîte pour les vendre. Leurs talents sont d’une autre trempe que celle d’un bawck. Le chaman ne pourra certainement pas le briser.

— Je suppose qu’elle épousera un paysan qui la prendra telle qu’elle est et lui fera plein d’enfants. Je devrai certainement adjoindre une dot élevée.

— Personnellement, j’ai un doute. Je connais votre peuple. N’y voyez rien de péjoratif, mais je sais comment ils vont réagir. Elle a été souillée par un gems, peut être même déflorée. Personne ne voudra l’épouser même avec une dot royale que de toute façon vous ne pourrez pas lui offrir.

La réaction de Jensen fut si violente qu’il se leva à demi.

— Elle n’a pas été déflorée, s’écria-t-il, elle a toujours sa vertu.

— Calmez-vous, je ne cherche pas à insulter votre fille, je cherche juste à me mettre à la place des Yrianis et de prévoir leurs réactions. Je sais qu’elle est toujours vierge, vous le savez aussi. Seulement, les autres ne le savent pas. Je suppose qu’elle ne doit pas raconter ce genre de chose à tout le monde. Ils vont imaginer des choses et finir par croire que c’est la vérité.

Sous la poigne légère de Festor, Jensen se rassit.

— Alors je la garderai auprès de moi et je prendrai soin d’elle.

— Elle vivra alors comme Jalia avec moi. Pire même. Jalia vit avec moi par choix, elle ce sera par obligation. Et comment ferez-vous quand elle voudra des enfants ? Actuellement, elle est jeune. Un jour, elle sera adulte, ce désir lui viendra. Et puis…

Jensen leva les yeux de son gobelet et regarda le stoltzen, attendant la suite.

— Elle est beaucoup plus jeune que vous. Il y a combien entre vous, quinze ans ? Vingt ? Plus ? Que fera-t-elle quand vous ne serez plus là ?

— Elle a des frères et des sœurs…

— À qui allez-vous demander de la prendre en charge ? Peut-être ses frères et sœurs accepteront, mais leurs époux et leurs enfants accepteront-ils de voir leurs biens gaspillés pour nourrir une tante inutile ?

Jensen replongea dans son verre avant de demander :

— Quelle solution proposez-vous ?

Festor hésita un instant avant de répondre. Il avait connu une époque plus ancienne où les stoltzt étaient détestés juste parce qu’ils n’étaient pas humains. Si la situation avait évolué dans les grandes villes, dans les campagnes – comme celle d’où provenait le paysan – ce racisme était toujours prégnant. Il pensait savoir comment Jensen réagirait. Malgré tout, il devait le dire.

— Envoyez-la en Helaria, dit-il enfin.

Il ne fut pas déçu. Le visage du paysan s’empourpra.

— Ma fille ! Chez vous ! Jamais !

Sous la colère, Jensen avait lancé le gobelet et s’était levé. Festor se mit debout, face à lui et posa les mains sur les épaules.

— Réfléchissez, dit-il, chez vous, elle sera malheureuse. Ce sera une paria, mise à l’écart par tout monde. En Helaria, les choses sont différentes. Notre pays a été fondé par les stoltzt, mais nous nous sommes ouverts aux autres peuples et nous avons des edorians, des dwergrs et des humains parmi nous. Il y a même une petite communauté de gems aptères qui d’une certaine manière a accepté l’autorité des pentarques. Nous sommes habitués à côtoyer des gens qui sont différents. Chez nous, elle ne choquera personne. Sait-elle lire ?

— Elle connaît les lettres et sait écrire son nom.

— C’est un bon début. En Helaria, elle pourra recevoir de l’instruction, apprendre un métier. Son aspect ne gênera personne. Il se peut même que certains trouvent ça beau et qu’elle rencontre un homme qui la rendra heureuse.

Jensen hésitait. Les arguments de Festor avaient du sens. Le soldat décida de jouer son atout.

— Et puis, si c’est l’éloignement qui vous gène, pas besoin de l’envoyer jusqu’en Helaria. Nous avons une délégation à Sernos. Le quartier helarieal de Sernos est même en quelque sorte la plus grande ville de la Pentarchie. Elle aura accès à l’instruction, une bibliothèque fournie, des maîtres pourront la suivre comme si elle était dans notre pays. Les pentarques eux-mêmes passent souvent à Sernos. Ce n’est éloigné de votre ferme que de quelques longes. Vous pourrez vous rencontrer souvent.

— J’hésite, je ne sais pas quoi faire.

Festor ramassa le gobelet et versa une nouvelle rasade au paysan.

— Vous avez le temps d’y penser, répondit Festor, elle est encore jeune. Dix ans ? Onze ?

— Dix.

— Il serait préférable de ne pas trop tarder. Dix ans, chez nous, c’est l’âge auquel les jeunes stoltzt entrent en apprentissage, sept ans pour les humains. Si vous préférez, vous pouvez la garder encore un peu auprès de vous. Pas plus d’un an cependant.

— Je vais y réfléchir.

Jensen but le contenu de son gobelet d’une seule rasade et le tendit pour que Festor le remplisse. Avec un petit sourire victorieux, le soldat s’exécuta.

Les deux jeunes femmes s’étaient lavées dans la rivière qui longeait le camp. Un moment, Deirane s’était demandé si elle avait été empoisonnée par les pluies de feu. Elle estima finalement que si cela avait été le cas, les bawcks ne se seraient jamais installés là. Quand elle se sentit propre, elle ne sut que faire. Le bawck ne lui avait pas dit quand elle devrait revenir. Elle y réfléchit. Il semblait accorder une grande importance à l’hygiène au cours de la cérémonie. Il y avait donc de fortes chances pour qu’il vienne lui aussi. Elle décida donc d’attendre. De son côté, Jalia appartenait à un peuple qui se plongeait dans l’eau aussi souvent que possible, elle avait des idées personnelles sur ce qu’il convenait de faire dans une rivière. Elle aspergea l’humaine en criant de joie et toutes les deux se mirent à chahuter. Les rares gamins du coin ne tardèrent à les découvrir et n’eurent aucune hésitation à se joindre à leurs ébats, tous au moins ceux qui étaient assez jeunes pour n’avoir pas encore calqué leur comportement sur celui des adultes.

Le soleil était au zénith quand le chaman les rejoignit. Il avait les bras chargés de ce qui semblait être des vêtements. Il posa le tout sur une roche plate et sèche et procéda à ses ablutions. Le soin qu’il y mettait fit honte à Deirane qui décida de se relaver. Il sortit enfin de l’eau, s’égoutta et s’enveloppa dans une grande serviette pour se sécher.

— La cérémonie doit avoir lieu, lança-t-il aux deux femmes.

La baignade était finie. Deirane sortit de l’eau, une main sur la poitrine, l’autre sur le bas du ventre. Jalia n’éprouva pas une telle pudeur. Elle s’élança sur la berge, lançant quelques gerbes d’eau aux gamins qui s’éclipsèrent, non sans leur envoyer quelques mots joyeux dans leur langue qu’aucune des deux femmes ne comprenait.

Le bawck enfila un pagne en fibres végétales tressées, des colliers et des bracelets en bronze finement ouvragés représentant des symboles magiques et un torque en bois sculpté avec des incrustations en cuivre. Avec ses atours de cérémonie, il était magnifique et effrayant, il ressemblait vraiment au mage qu’il était. Il avait une tenue semblable pour Jalia qui ainsi – très peu – vêtue, avait l’air d’une prêtresse barbare. La stoltzin semblait fière, paradant devant Deirane pour se faire admirer. Bien que la stoltzin soit jolie, Deirane avait vu des femmes bien plus belles en accompagnant son père au marché d’Ortuin. Mais c’était réellement son costume qu’elle exhibait, pas elle. Elle ne semblait pas avoir conscience de sa beauté, ni même que cela pu avoir de l’importance pour certains.

Il n’y avait pas de vêtements pour Deirane. Elle s’y attendait, si le bawck devait enlever tous les diamants, il fallait qu’ils soient tous visibles. Elle n’aurait même pas droit à un pagne. Cela la mit mal à l’aise. Contre toute attente, le bawck déplia un grand carré de tissu et l’en enveloppa.

— La femelle a peur du regard des autres, dit-il simplement.

Elle fut reconnaissante pour cette attention et lui adressa un sourire sincère, tout en ignorant s’il pouvait comprendre cette émotion.

Ils rejoignirent le camp. Deirane fut surprise du travail accompli par le bawck pendant leur bain. La tente elle-même était trop petite pour la cérémonie. Il avait démonté ses claies et utilisé les poteaux pour délimiter une zone circulaire de deux fois la taille d’un homme. Il avait tendu sur ce squelette un rouleau de tissu blanc qui montait suffisamment haut pour cacher ce qui se passerait dedans, les protégeant des influences extérieures tel un sanctuaire. Il n’y avait pas de toit. C’était volontaire, Fenkys avait un rôle à jouer dans la magie bawck. Ses rayons devaient atteindre la cible du sort, en l’occurrence Deirane. L’intérieur des lieux avait été nettoyé. Une zone rectangulaire où la jeune fille devrait s’allonger avait été soigneusement débarrassée de tous les petits cailloux qui auraient pu la blesser puis recouvert d’un tissu épais replié en plusieurs couches pour l’isoler du froid du sol. Sept bougies étaient disposées tout autour de la litière. Aux quatre points cardinaux, des brûle-parfums répandaient une odeur lourde.

Skayt s’occupa d’abord de Jalia. Utilisant un mélange d’ocre et de graisse animale, il traça sur le corps de la jeune stoltzin des motifs magiques. Elle prenait son rôle très au sérieux à moins qu’elle ne soit paralysée par la peur. Toujours est-il qu’elle ne cilla pas quand le bawck la toucha avec son pinceau. Puis il commença à tracer les mêmes symboles sur lui.

— Gems très vicieux, expliqua-t-il, sort peut-être piégé.

— Ça peut être dangereux ? demanda Deirane.

— Si gems bon mage, mortel.

— Et ces symboles suffiront à protéger Jalia.

Le chaman hésita un moment. Il reprit son pot d’ocre et traça des symboles supplémentaires sur la jeune stoltzin.

Il ôta le tissu qui enveloppait Deirane. Elle s’allongea sur la litière au sol. Maintenant que le moment était venu, elle constata qu’elle n’éprouvait plus aucune gêne. Le chaman ajusta les bougies à l’anatomie de la jeune fille, une au niveau de la tête, aux épaules, aux hanches, pour finir au niveau des pieds. Elle sentait la flamme qui lui réchauffait la peau, pas au point de la brûler cependant. Il posa un coussin sur le sol à droite de Deirane, incitant Jalia à s’y agenouiller. Il prit la même position à la gauche de la jeune fille, posa les mains sur ses cuisses. Puis il commença ses incantations, dans la vieille langue magique des bawcks.

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