Chapitre 24 : Boulden, de nos jours. (1/3)

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La partie n’était pas tout à fait terminée quand le bac sur lequel la guerrière avait posé sa marque fut détaché pour être amené devant le ponton d’embarquement. Deirane se releva et épousseta sa tenue.

— Match nul, dit-elle, personne n'a gagné.

— Comment ça match nul ? rétorqua Saalyn, encore deux coups et tu étais mat.

— Ça n’est pas sûr. J’avais plusieurs échappatoires possibles.

— Tu n’en avais aucune.

Pour la troisième fois, Levander, le chef de la troupe appela sa chef. Ce coup-ci, Saalyn l’entendit. Elle se retourna.

— Qu’y a-t-il ?

— Regarde le ciel.

Elle leva les yeux vers le haut. Des nuages noirs s’accumulaient sur l’horizon est. La pluie était pour bientôt. Sur la Pentarchie, la période des tempêtes approchait. Pendant quelques mois, des cyclones allaient s’abattre sur l’archipel au rythme de un toutes les deux ou trois douzaines. A Boulden, et les royaumes du centre du continent, cette période de mauvais temps se manifestait par des pluies diluviennes. L’expédition n’allait pas être une partie de plaisir.

— Tu as prévu des vêtements étanches ? demanda Saalyn.

— Bien sûr que oui.

— Tu vas être un peu mouillé.

Elle se tourna vers ses hommes.

— À votre avis, cette pluie est dangereuse ?

— Je ne pense pas, répondit une stoltzin d’apparence jeune malgré son gabarit, ces nuages-là n’ont pas traversé les plaines empoisonnées.

— C’est aussi mon avis. Les nuages ont l’air sains. Aucune lueur malsaine n’est visible d’ici.

— De toute façon, elle ne tombera pas avant ce soir. Nous avons le temps pour prendre des précautions.

— Nous aviserons quand le moment sera venu, conclut Saalyn.

Levander se tourna vers ses troupes.

— Debout tout le monde, on y va, ordonna-t-il.

En quelques tösihons, les affaires que les guerriers avaient sorties pour s’occuper réintégrèrent les fontes. La troupe au complet se présenta devant le bac.

Il était temps. Malgré les protestations du chef de quai, un riche commerçant avait déjà commencé à faire embarquer ses affaires. Saalyn s’avança.

— Un problème messieurs ? demanda-t-elle

— J’ai essayé de lui expliquer, s’excusa le chef de quai, mais il ne veut rien savoir.

— Je suis pressé, j’ai besoin de ce bac. Tout de suite, lança le commerçant.

— Moi aussi je suis pressée, et j’ai réservé ce bac, rétorqua Saalyn.

— Vous pouvez tout aussi bien prendre le suivant.

— Affaires de l’Helaria, je pourrais, mais mon devoir m’oblige à embarquer dans celui-là.

— Je vois. Combien vous faudrait-il pour oublier votre devoir ?

Le regard qu’elle lui lança contenait des éclairs.

— Le devoir d’un guerrier libre n’est pas monnayable.

— Je voulais dire, pas pour l’oublier, juste pour… le mettre en suspend, le retarder.

— Impossible.

Le voyageur bomba le torse.

— Vous ne savez pas qui je suis, lança-t-il d’un ton de défi.

— En effet.

La simplicité de la réponse le désarçonna, il ne sut plus que dire.

Saalyn tourna la tête vers le chargement. Celui-ci ne consistait qu’en une seule charrette tirée par un cheval. Son contenu, masqué par une bâche, l’intriguait. Il était bien carré. Ce n’était pas des ballots – ils auraient été répartis de façon bien plus intelligente – et c’était trop petit pour être une cage d’esclave. Elle s’approcha pour en savoir plus.

Le cheval lui inspira de la pitié. Il était maigre, visiblement maltraité. Vu son état, il aurait été mieux dans un pré ou une écurie à reprendre des forces. Pourtant il avait du être une belle bête autrefois. Puis elle passa au chargement. Elle souleva la bâche.

— Attendez, s’écria le marchand, que faites-vous ?

Pour toute réponse elle lui envoya un vague sourire et passa la tête sous le tissu. Quand elle ressortit la tête, elle lança un regard dubitatif aux spectateurs. D’un geste vif, elle retira la bâche et la balança dans l’eau. Après un instant de stupeur, un grondement menaçant s’éleva du groupe des Helariaseny.

C’était bien une cage sur la charrette. Haute d’à peine plus une perche et demi, un homme, même aussi petit que Muy n’aurait pu y tenir debout, ni allongée. Elle était conçue pour la capture du gibier de taille moyenne, pas pour emprisonner un humain. Encore moins trois. Parce que c’étaient des êtres humains qu’elle contenait. Trois femmes étaient serrées dans l’étroit espace. Trois esclaves destinées de toute évidence à assouvir les plaisirs charnels de leur nouveau propriétaire.

Elles étaient entièrement nues. Minces, la peau foncée, les cheveux noirs légèrement frisés, elles étaient d’une très grande beauté.

Les deux plus jeunes, pétrifiées, étaient blotties l’une contre l’autre. Elles étaient à cet âge qui hésite entre l’adulte et l’adolescence, peut être douze ou treize ans. Elles se ressemblaient tant qu’elles étaient indubitablement des sœurs, très certainement des jumelles.

Leur aînée avait l’air plus farouche, elle tentait de toiser d’un regard menaçant ceux qui les regardaient. À l’étroit comme elle l’était, elle était peu convaincante. La silhouette athlétique, légèrement plus musclée que ne le sont habituellement les humaines, elle était aussi belle que les deux plus jeunes, même si de toute évidence elle était de la génération précédente, vingt-sept ans environ. Leur ressemblance témoignait d’un lien familial fort. Elle était sans aucun doute leur mère. Son expression disait clairement qu’elle était prête à tout pour sauver ses filles.

Saalyn connaissait ce genre de perversité. Certains estimaient que faire l’amour avec deux sœurs jumelles ou avec une femme et sa fille en même temps, constituait le plus grand des délices. Celui-là avait réussit à obtenir les deux à la fois. Au moins n’avait-il pas séparé la mère de ses filles. C’était le seul bienfait de cette histoire. La suite de leurs aventures serait certainement moins enviable.

Il ne fallut que quelques tösihons à la guerrière pour prendre sa décision. Elle redescendit à terre et se dirigea droit vers le marchand.

— Le bac est grand, nous pourrons certainement nous arranger, dit-elle.

— Vous nous prenez avec vous ?

— J’ai réservé ce bac. Alors si vous me payez un petit quelque chose, je ne vois pas d’inconvénient à prendre des passagers supplémentaires.

Elle fit signe à Levander qui fit embarquer ses hommes.

— Je peux prendre des passagers ? demanda-t-elle au chef de quai.

— Si vous payez leur droit de passage, répondit-il.

— Qui s’élève à ?

— Pour combien de personnes ?

— Le cheval, la charrette, ses trois occupantes et toutes les affaires de cette personne.

Le fonctionnaire calcula mentalement la somme avant d’annoncer le prix.

— Trois quarts de cels, dit-il enfin.

Le propriétaire des esclaves resta interloqué devant la faiblesse du prix. Saalyn paya avant qu’il ait pu réagir. Puis elle annonça.

— Vous me devez huit cels.

— Huit ? Il a dit trois quarts…

— Ça c’est ce que moi j’ai payé pour le supplément de passager. Les huit cels sont ce que vous devez me payer pour que je vous laisse partager mon bac.

— C’est hors de prix. C’est scandaleux.

— Vous pouvez toujours prendre le prochain bac libre.

— J’accepte de payer deux cels.

— Huit cels, riposta Saalyn.

— Trois cels et c’est mon dernier prix. Avec une telle somme je pourrai presque avoir le bac au grand complet.

— Il est dans combien de temps, le prochain bac libre ?

— Pas avant deux monsihons, répondit le chef de quai.

Le marchand blêmit.

— C’est d’accord, dit-il, je vais payer.

Il prit la bourse accrochée à sa ceinture et compta la somme demandée qu’il remit à la guerrière. Au passage, elle put remarquer que celle-ci était bien rebondie.

— Merci, dit-elle.

Saalyn monta à son tour sur le bac. Le marchand se préparait à la suivre. Le chef de quai l’arrêta.

— Désolé, dit-il, votre droit de passage n’a pas été réglé.

— Mais enfin ! s’écria-t-il, elle vient de le faire ! À l’instant !

— Non, elle a réglé pour la charrette, le cheval, les trois esclaves et vos affaires. Pas pour vous, ni pour votre escorte.

— D’accord. À combien s’élève ce droit de passage ?

— Elle a réservé le bac, il faut son autorisation.

Élevant la voix, il demanda.

— Je peux l’autoriser à monter ?

— Bien sûr que non, répondit Saalyn.

Le marchand resta muet de stupéfaction.

— C’est du vol ! s’écria-t-il.

— Absolument pas, vous avez accepté la transaction.

— J’ai accepté pour mes hommes et moi, comme elle l’a promis.

— Je n’ai rien promis de tel. Je n’ai parlé que de passagers supplémentaires et demandé le prix pour la charrette et son contenu. À aucun moment vous et vos hommes n’ont été évoqués.

Le marchand était rouge, à la limite de l’apoplexie.

— Vous êtes malhonnête, vous jouez sur les mots.

— En tant que représentante de la loi, j’utilise des mots justes qui disent exactement ce que j’ai à dire, sans rien ajouter ni retrancher. Je n’y peux rien si vous n’écoutiez pas.

Le marchand fit un geste pour ordonner à ses hommes d’avancer. Aussitôt, les gardes du port s’interposèrent entre lui et le bac.

Les Helariaseny semblèrent chagrinés de cette intervention qui les empêchait d’en découdre avec cet esclavagiste.

Le pilote fixa la cordelette qui empêchait les gens de tomber à l’eau puis poussa le bac libéré de ses amarres dans le courant.

— Vous avez intérêt à m’attendre de l’autre côté sinon je porte plainte pour vol et vous serez interdite de séjour à Boulden, lança rageusement le marchand.

— De l’autre côté ce n’est pas Boulden connard, lui renvoya Saalyn, mes actes ne leur importeront pas.

— Alors je me plaindrai à la Pentarchie d’Helaria, répliqua-t-il.

— Vas-y, ma pentarque est au port. Mon nom est Saalyn, n’oublie pas de lui dire, Saalyn S.A.A.L.Y.N.

Elle épela distinctement son nom dans l’alphabet humain, puis dans celui d’Helaria, pendant que le bac s’éloignait. Un rugissement s’éleva derrière eux. La plus âgée des esclaves, qui avait compris qu’elle venait de recouvrer sa liberté, adressait un geste obscène à son ancien propriétaire accompagné des mots les plus grossiers.

Deirane vint s’appuyer au plat bord, juste à côté de la guerrière.

— Le chef de port a réagi de façon extraordinaire. J’aurai jamais pensé qu’il serait contre l’esclavage.

— Il n’est pas contre l’esclavage, répondit Saalyn, sinon il ne vivrait pas à Boulden. Il est contre la façon dont ce type traite ses esclaves. Une cage trop petite pour bouger, une bâche étouffante et même pas de vêtements alors que la pluie approchait.

Saalyn quitta son amie. Elle se dirigea vers Levander

— Il faudrait peut-être les délivrer, lui dit-elle

— Bien sûr.

Il désigna un edorian parmi ses hommes.

— Toi, sors-les de là, ordonna-t-il. Et vous autres, trouvez leurs des vêtements.

Il constata alors que la deuxième partie de son ordre était inutile. Ils avaient tous commencé à fouiller leurs affaires.

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