Chapitre 22 : Grande route du nord, vingt ans plus tôt. (1/2)

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Le lendemain, elle rangea ses affaires telle une automate, sans se préoccuper de rien. Elle reprit la route. Elle marchait difficilement, mais elle n’avait pas le choix. Sans cette rencontre avec ces brigands, elle aurait atteint Sernos dans la journée. Après les sévices qu’ils lui avaient infligée, elle était obligée de s’arrêter tous les quarts de longes pour reposer les muscles tétanisés de ses cuisses. À ce rythme-là, il lui faudrait bien trois ou quatre jours pour arriver à destination.

En milieu d’après-midi, elle entendit une cavalcade derrière elle. Elle l’ignora, ne se retourna pas pour voir qui arrivait. Peut-être qu’en niant leur existence, ils cesseraient réellement d’exister. Elle ferma les yeux en priant la Mère, sa déesse, pour qu’ils ne s'occupent pas d'elle.

Son vœu ne fut pas exaucé. La troupe ne s’arrêta pas. À la place, elle se mit au rythme de sa marche.

— Où vas-tu, jeune fille ? demanda une voix mâle à côté d’elle.

Deirane ne porta aucune attention à la question. Elle continua à marcher.

— Jeune fille, reprit la voix.

Elle jeta un bref coup d’œil à côté, remarquant à peine l’uniforme militaire du jeune homme qui l’avait interpellée.

— Tu ne veux pas répondre, mais je suis patient, dit-il enfin.

Il ne mentait pas, il ne dit plus rien. Il resta à côté de Deirane pendant plusieurs centaines de perches. C’est alors qu’une nouvelle voix retentit, sèche, impérative. Et féminine.

— Que se passe-t-il ? demandait-elle. Pourquoi avons-nous ralenti ? Nous devons être à Sernos avant ce soir.

Deirane s’arrêta de marcher. Un geste du jeune soldat et toute la troupe s’immobilisa. Elle dévisagea la nouvelle intervenante. C’était une jeune fille, à peine plus âgée que Deirane, avec une superbe chevelure aile de corbeaux qui tombaient en cascade jusqu’au bas du dos. C’était là son seul titre de beauté. Elle était trop maigre pour sa taille et sa poitrine plate ne soulevait même pas sa tunique. Son visage était creux et ses yeux profondément enfoncés dans les orbites. Ce qui ne l’empêchait pas de s’habiller comme si elle était la plus belle femme du monde. Elle ne portait pas de cuir. À la place, le tissu luxueux de ses vêtements bien coupés témoignait une grande aisance financière. Une tenue qui aurait été superbe sur Jalia, ou sur Cleriance avant sa grossesse, qui sur elle ne faisait que ressortir son côté osseux. Son attitude hautaine ne contribuait en rien à compenser l’ingratitude de ses traits.

— C’est à cause de ça que nous perdons du temps, s’écria-t-elle, pour une souillon ? Une malpropre habillée de haillon.

— Mademoiselle, répondit le soldat, si cette jeune fille était née dans une grande maison, elle ne serait certainement pas habillée de haillons. Et son état actuel, je pense qu’elle ne l’a pas choisi.

— Quand même, elle pourrait faire un effort.

— Je ne crois pas qu’elle ait choisi de se présenter à nous dans cet état.

— Enfin, ce n’est qu’une paysanne, elle ne mérite pas qu’on s’y intéresse. On reprend la route tout de suite.

— Je suis moi-même né paysan. Vous oubliez que c’est grâce à ces paysans que vous pouvez manger tous les jours. Votre père l’a bien compris lui, et prend soin des gens de ses terres.

— Mon père s’occupe de ces gens sans intérêts alors qu’il ferait mieux de s’intéresser à autre chose.

— Le fait est que les seigneuries qui s’occupent de toute leur population fonctionnent mieux que les autres.

— Foutaise. Mais…

Elle venait d’interrompre son discours, à court d’arguments.

— On repart, dit-elle finalement, éloignez-moi d’elle. Tout de suite.

— Dois-je vous rappeler que j’ai prêté serment au roi d’Yrian et que je dois obéir à ses préceptes avant d’obéir à vos ordres. J’ai juré sur mon honneur de protéger la population du royaume. Cette jeune fille est de ses sujets. Et elle a visiblement besoin d’aide.

— Je m’en fous de vos serments. On repart c’est un ordre.

Le soldat ne bougea pas, ni ne prononça un autre mot. Dans d’autres circonstances, il aurait peut-être obéi et laissé Deirane se débrouiller seule. Cependant, elle venait de fouler au pied son serment, la chose à ses yeux, la plus sacrée de sa vie. Il aurait voulu lui donner une correction, ce même serment le lui interdisait. Il se contenta d’attendre, ignorant ses ordres.

Au bout d’un moment, la gamine fit faire demi-tour à son cheval.

— Faites ce que vous voulez. J’en parlerai à mon père. Il vous châtiera comme vous le méritez.

Puis elle lança par caprice son cheval au galop sur la route, au risque de le blesser. Un moment, le jeune soldat envisagea de se lancer à sa poursuite pour lui donner la raclée qu’elle méritait. Un membre de la troupe le prit de vitesse, il quitta les rangs pour la rattraper. Il attendait avec impatience la confrontation avec son père. Nul doute qu’elle aurait une surprise.

Il reporta son attention sur Deirane.

— Alors jeune fille, comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.

— Deirane, murmura-t-elle.

Le soldat devait avoir l’ouïe fine parce qu’il comprit la réponse.

— Ne te préoccupe pas de cette pimbêche, dit-il, elle est comme les petits chiens. Elle n’a pas les moyens de te faire du mal, elle n’a aucun pouvoir. Alors elle crie beaucoup, elle donne des ordres. Alors, où vas-tu comme ça ?

— En Helaria, répondit-elle aussi doucement.

— L’Helaria, ce n’est pas la porte à côté. Il y a plus de cinq cents longes. Tu n’y arriveras jamais. Tu es sûre de vouloir y aller ?

— Helaria, répéta-t-elle.

— Va pour l’Helaria. Nous allons à Sernos, là-bas tu trouveras certainement un moyen de transport. Ils ont une ambassade, ils te diront quoi faire. Tu viens avec nous.

Deirane secoua doucement la tête.

— Je comprends que tu ne veuilles pas de compagnie ces temps-ci. Es-tu quand même sûre de vouloir rester seule sur la route ? Avec ton visage attrayant et les bijoux que tu trimbales ce n’est peut-être pas une bonne idée.

Deirane était indécise. Aucune des deux solutions ne lui inspirait confiance. Son esprit était comme vide, elle n’arrivait pas à réfléchir.

— Je ne t’imposerai pas l’épreuve de chevaucher en croupe derrière un de mes hommes si c’est ça qui t’effraie. La personne qui te prendra avec lui est un jeune garçon de six ans. Il est très gentil, mais il ne te fera rien de plus que de te rebattre les oreilles, car il est un peu bavard. Alors tu acceptes ?

Elle hocha la tête.

Quelques minutes plus tard, ils repartaient. Le soldat avait raison. Le gamin était bavard. Il l’avait tout de suite adoptée sans se préoccuper de sa mise. Il parlait de tout ce qui lui passait par la tête. Son babil, loin de la déranger, la distrayait. Elle parvint même à répondre à quelques questions. Toutefois la chevauchée était longue. Aussi finit-il par appuyer sa tête contre la poitrine de la jeune fille et par s’endormir. Elle l’entoura de ses bras, comme elle l’aurait fait de son frère.

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