I - Une rentrée Mémorable

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BEN

Aversionnas : 17 septembre 2012, arrêt du bus 226 ; Place de la Révolution, 06 : 45

 La brise m'effleure délicatement la joue comme si elle voulait m'apaiser, me sentant trop stressé. Elle n'aurait pas tort, je suis une boule de nerfs ambulante, faisant les cent pas depuis un bon quart d'heure.

Mon esprit est focalisé sur beaucoup de choses à la fois. Je pense trop, on me l'a toujours reproché. Mon corps commence à me gratter, surtout les cheveux. Ce n'est pas bon signe, il faut que j'arrête ça.

Bon ! Il va venir ce putain de bus ? Je ne me suis pas levé à 06 h 15 pour rien, enfin j'espère. J'ai plutôt été sorti de force, mais on va dire que c'est pareil.

Cette attente est insupportable. Ces sociétés de transport bidons ne pensent jamais aux pauvres voyageurs qui errent en début de matinée ? Heureusement que la musique est là pour détendre l'atmosphère, sinon j'aurais commis un meurtre.

{Qu'est-ce que je vais bien pouvoir écouter ? La chanson Fucking Day d'Autopsy of Truth. Elle collerait parfaitement à la situation et cette journée merdique.}

{Nan ! Je vais laisser la sélection aléatoire décider, qui sait, je tomberais peut-être sur une pépite.}

 Je reviens me planter devant le panneau d'affichage, espérant un miracle ou peut-être un changement.

Mais non bien sûr, rien de nouveau. Sur quelle planète vivent-ils ces agents de maintenance ? La nôtre ou celle des incompétents et des abrutis ? Allez du calme Ben. Ça ne sert à rien de t'énerver.

Je recule avant de me laisser tomber sur un banc. Personne à l'horizon. Pour évacuer le stress, je compte appliquer mes conseils.

Confortablement assis, le casque bien positionné. Les notes surgissent et m'immergent. Quand j'y pense, Aversionnas est vraiment une ville fantastique malgré ce problème de ponctualité récurrent.

Puisque je suis jeune et originaire d'ici, les services proposés par la municipalité sont attrayants. L'un de ces avantages : l'accès illimité et gratuit à Clynest. Service de streaming musical. Une création totalement aversionnaise.

 Cela fait plaisir quand ta ville s'implique dans le bien-être de ses habitants. Le métal symphonique résonne dans mes oreilles.

En moins d'une minute, un flot d'émotions contrastées me parvient. Le vent s'accentua soudainement, me faisant ressentir des frissons intenses, sans doute liés à la musique.

Mes émotions se décuplent, le cœur se projette de droite à gauche, l'esprit, lui s'égare. Tout mon être le suit. Je m'évade de cette réalité. De l'attente incessante d'un bus qui n'arrivera sans doute… jamais.

Je me revois un an en arrière. Plus jeune. Les images n'apparaissent pas clairement. Mais morcelées. Les voix m'arrivent peu à peu.

Tout se matérialise et efface le décor urbain où je me trouve.

La panique me saisit d'un coup. J'ai regagné le souvenir, impossible de faire marche arrière.

La voiture roulait. Elle conduisait lentement pour ne pas réveiller les deux petites qui avaient été formidables ce soir. La nuit commençait déjà à tomber. Bien qu'il n'était que dix-neuf heures trente. À l'arrière, l'une d'elles marmonnait quelque chose d'inaudible.

La conductrice riait de bon cœur et me lançait un coup d'œil rapide, restant concentrée sur la route. J'aimais regarder ma mère conduire. Elle semblait en phase avec le volant. Une connexion forte les liant. Une amitié durable en quelque sorte.

La journée n'avait pas été des plus simples. Je me sentais triste pour elle. Même si elle cachait ses émotions derrière sa neutralité, je sentais qu'elle avait eu le cœur brisé. Les paroles avaient été incisives. Tranchantes. Son âme pure et innocente n’y avait pas résisté. Déchiquetée par tant de violence.

J'en avais déjà parlé avec elle. Je lui avais souvent conseillé: « Il faut que tu partes maman, ça ne peut plus durer ». Mais elle me répondait toujours : « Je sais ce que j'ai à faire, ne t'en fais pas pour moi. ».

Ce soir, il avait dépassé les limites. Oser s'en prendre à elle. Et en public ! J'exécrais cet homme, je voulais qu'il paie. Mais peut-on souhaiter un torrent de souffrance? À celui qui vous a enfanté ?

J'aurais tellement aimé qu'elle s'en rende compte. Que l'on souffre tous de cette situation ! Mais non, elle ne m'entendait pas. Le désespoir m'envahissait chaque jour. La peur me gangrénait. Que subirions-nous encore ?

Combien de journées, fracturées, par cet individu abject ? Alors que la musique camouflait le silence ambiant, un bruit inconnu fissura en un instant cette scène. Les fragments de mon existence se brisèrent en mille morceaux.

 Tout s'effondre et je retourne dans la réalité. Ce son se répète à m'en rendre dingue. Il me sort de cette transe musicale et de ma réminiscence. Rouvrant les paupières, mes yeux sont frappés par l'intense clarté.

J'ai du mal à me remettre de cet événement inattendu. J'en suis encore troublé. De ma distance, je comprends l'origine de ce son strident. Amen ! Le voilà. Trente minutes de retard. Un exploit !

Je regarde à présent les inscriptions sur le véhicule. Elles sont liées à l'histoire de la ville. Le symbole entouré de bordures s'affiche sur la carrosserie. Vertes et longues.

L'icône est discernable : un serpent bleu nuit enroulé autour d'une croix carmin bien centrée. Ces lignes la préservent d'un potentiel danger. Quant à la croix, elle provient de l'héritage catholique moyenâgeux.

Aversionnas est une ancienne bourgade, modernisée suite à la destruction de ses châteaux forts. Le pensionnat où je vais faire ma rentrée, l'Épi Noir en est un lui-même. J'ai supplié ma mère de me laisser continuer ma scolarité au collège de la ville, mais elle a refusé.

« Cela te calmera », m'a-t-elle dit. Mouais ! Elle s'est plutôt débarrassée de moi en faisant ça. Je serais donc pensionnaire à temps plein. L'établissement étant ouvert, même les week-ends. Il ne fermerait qu'en période de grandes vacances. L'occasion rêvée de revoir Nathan, mon meilleur ami. Je l'ai laissé de côté depuis la tragédie.

 Je regarde ailleurs. Ce flot de pensées macabres revient me hanter. Je dois penser à autre chose. Heureusement, un nouvel objet attire mon attention : une affiche publicitaire collée sur l'arrêt de bus.

Le chauffeur semble s'impatienter, klaxonnant. S'il part, je suis dans un sacré pétrin. Le prochain n'arrivant que trente minutes après, si je calcule bien.

L'affiche est grande et belle. Une publicité pour un parfum de la marque Alumina. Ce nom m'est familier, car souvent prononcé en ville. En général, je me moque de ces publicités débiles, mais là, c'est différent.

Aversionnas est réputée pour offrir une ouverture d'esprit aux artistes et autoentrepreneurs. Mieux que ça. Elle est impliquée dans l'égalité homme-femme en permettant à de jeunes femmes talentueuses de siéger à la tête d'entreprises.

Natalia Perclawez en est un exemple. Un modèle à suivre. Son arrivée a révolutionné l'image de cette ville envahie par le catholicisme. Elle a apporté de la jeunesse et une pointe de modernité. Ses campagnes marquent les esprits. Claires et imaginatives.

La plupart des habitants ont chez eux, au moins un produit de la marque Alumina. Certains en font même la collection. Moi-même, j'ai été surpris de succomber à cette folie. Elle sort une nouvelle gamme : Péché et Gourmandise.

Sur l'affiche, je peux voir la nouvelle créature. Quel personnage religieux a-t-elle dépoussiéré ? Manifestement, il s'agit de Lilith. La démone tentatrice du Jardin d'Éden. Un très bon choix. Le modèle de la publicité est brun et me dit quelque chose.

 C'est une actrice très connue du coin dont le nom m'échappe. Je l'ai souvent vue jouer dans une série en vogue : Apocalypse Dreams. Ici, habillée uniquement de sous-vêtements couleur charbon. Elle se dresse face à l'objectif.

Une pomme rouge croquée dans la main droite. Le symbole de la ville peut se lire à l'intérieur du fruit maudit. Sur son épaule gauche, un serpent de la couleur de l'emblème s'est enroulé autour du bras. Les yeux de la succube sont violets avec une pointe de noir. Le regard est sombre et illustre le slogan : Faîtes sortir la démone qui est en vous. Rien de plus explicite.

Les péchés capitaux sont le sujet central de cette campagne de pub. Ici, c'est la Luxure. Je devrais penser à en offrir un à ma mère. Elle adore Alumina et Natalia également. Ce qui est logique, car c'est sa meilleure amie. La Bible offre vraiment une grande source d'inspiration aux artistes d'ici. Et malgré mon athéisme, je ne peux renier les racines de notre civilisation.

 Je récupère donc mon sac posé sur le siège et j'embarque par la porte avant. À peine monté, je ne peux détacher mes yeux de cette femme qui me hante. Un peu trop d'ailleurs.

« Monsieur ? »

« Hum ! Jeune homme ? Vous m'entendez ? »

Cette voix inconnue me sort de mes pensées, je fais volte-face brutalement. C'est ce que je crains. Je suis bien concerné par cet appel. Les voyageurs me regardent tous incompris.

« Hein ! Quoi ? »

Vous bloquez le passage ! Décalez-vous, s'il vous plaît.

 Ah ! Euh ! Désolé »

 Récupérant mon passe dans mon jean. Je me hâte de le placer sur la borne avant de partir m'asseoir.

Derrière, les passagers râlent. Certains me lancent de mauvais regards. Quelqu'un s'exclame « C'est pas croyable ça ! Il est lourd lui. » Le chauffeur démarra après que tout le monde fut installé.

Assis confortablement sur un siège à l'avant, je contemple le paysage. La fraîcheur de la fenêtre me détend. Le front collé, je soupirais en repensant à cette précédente humiliation.

{ Quelle mentalité de Parisiens ! Même ici, ils vont nous faire chier.}

Pensant à autre chose, je me rappelle l'affiche. Cette beauté fatale me perturbe encore. Je ne vois cet être que dans mes rêves. Jamais je ne la croiserais, en chair et en os. Bercé par la voix du chauffeur qui réchauffe l'atmosphère, je repars naviguer en eaux troubles.

« Bonjour, chers voyageurs et bienvenue à bord de la ligne 226. Il est 07 h 00. Notre ligne bien-aimée est toujours là pour vous redonner le sourire et effacer la morosité de vos esprits. Aujourd'hui, c'est Jean-Jacques votre aimable chauffeur qui vous souhaite un agréable voyage et vous remercie d'être fidèle. Bonne journée à vous ! »

J'esquisse un sourire, sa voix si douce et agréable ne m'était pas revenue tout à l'heure. Jean-Jacques est le meilleur conducteur de bus d'Aversionnas, pour un tas de raisons. Il est agréable, calme et posé.

 Je ne me lasse jamais de l'écouter quand je n'ai pas la musique à fond dans les oreilles. Il parle de sa vie. Raconte des anecdotes marrantes qui lui sont arrivées. Charrie deux ou trois passagers peu patients et fait rire l'ensemble du bus. Quelqu'un à compter parmi ses amis.

La sempiternelle voix de l'autobus prit le relais. Nous rappelant que la destination sera Porte de Villiers. Merci, je suis déjà au courant, je prends ce bus depuis cinq ans. Je n'ai pas Alzheimer.

Pour ne plus entendre cette idiote, rien de mieux qu'un bon titre. De l'excellent, le génialissime groupe de métal américain, Autopsy of Truth. J'ai dans mon téléphone, la quasi-totalité de leurs titres. Certains sont joyeux, mais la plupart sont sombres et d'une brutalité extrême. Justement, celui qui a été choisi ne me redonnera pas le sourire. Ça, c'est sûr. EXTINCTION OF MY FAMILY. Le titre suffit. Les paroles expliquent et détaillent le drame survenu dans la chanson.


Today ! Aujourd'hui !
Life hangs by a thread ! La vie est suspendue à un fil
My world has falled Mon monde est tombé
My heart is broken Mon coeur est détruit
My mind is empty Mon esprit est vide
Why ? Pourquoi ?

Because you’ve disapeared Parce que tu as disparu
And I love you, I love you very much Et je t'aime, je t'aime vraiment beaucoup


Today ! Aujourd'hui !
Big brother is sad Grand frère est triste
Because you've gone Parce que tu es partie
Goodbye Little sister Au revoir petite soeur
Goodbye my heart Au revoir mon coeur
My heart is a fountain Mon coeur est une fontaine
Of blood De sang
Why did you leave me ? Pourquoi m'as tu quitté ?

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