Partie VI

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Debout sur un talus de terre jonché d’herbe sauvage, un jeune garçon contemple, l’air rêveur, la Rivière du Temps s’écouler. Il chante d’une voix si faible que son chant ressemble à un murmure, les paroles étouffées par le vent froid qui harcèle le talus et trace des tourbillons dans les champs en jachère. La terre noire, gorgée d’humidité, s’accroche aux semelles du garçon.

Entre ses doigts, l’adolescent caresse une feuille de hêtre. Il la dresse en direction du pâle soleil dont elle filtre les rayons. Les yeux rêveurs observent la palme translucide laissant apparaître les veinules par lesquelles transite la chlorophylle nourricière. Le jeune garçon se met à imaginer un cerveau et son réseau neuronal qui le parcourt. Il se figure la feuille lui hurler dans sa langue de plante de la redéposer parmi ses sœurs qui recouvrent le verger. Au lieu de lui obéir, le garçon se met à la tourner comme une toupie. La vitesse de rotation créé un jeu de lumière. L’adolescent continue jusqu’à ce qu’une masse de nuages gris voilent l’astre blanchâtre.

Sans la moindre émotion, il relâche la pauvre feuille, qui vient glisser sur le flanc meuble du talus pour s’arrêter parmi une colonie de glands. Le jeune garçon courbe l’échine comme si sa tête était trop lourde pour ses frêles vertèbres. Vêtu d’un manteau en laine bleu et de bottes, il recommence à faire les cent pas sur la ligne de l’amas terreux qui sépare le verger du champ voisin, zigzaguant entre les jeunes arbres, à l’aspect fragile et dont la taille ne dépasse pas les buissons de ronces entrelacés parmi les barbelés. Ils paraissent d’autant plus ridicules aux pieds des immenses chênes dont les larges racines servent de charpente au remblai.

Encore et encore, le jeune garçon accomplit ses allers-retours, visage rivé au sol, bras ballants, tel un robot dépourvu de mission. Entre ses lèvres gercées par le froid il murmure des paroles inaudibles, y compris pour lui-même, comme un mantra pour apaiser son esprit. Encore et encore. Il a parfois l’impression que son existence toute entière n’a été consacrée qu’à cette errance aberrante.

Deux silhouettes s’avancent entre les arbres nus du verger. Une femme et un homme. La dame d’un certain âge – pour ne pas dire vieille – porte un somptueux manteau liseré de fourrure aux manches larges également fourrées, des gants et des bottes à talons aiguilles en cuir rouge, et un chapeau de la même fourrure que son manteau. Les mains jointes comme pour une prière, elle avance en prenant soin d’éviter les feuilles mortes pour ne pas salir ses belles bottes. Son visage taillé tout en pointe affiche un air contrarié. L’homme à ses côtés arbore l’uniforme de majordome avec son costume noir et blanc en queue de pie identifiable entre mille, étiré par sa forte corpulence. Sa grosse tête sculptée comme une boule de bowling est couronnée d’un chapeau haut de forme. Il tient en l’air une ombrelle qui protège sa maîtresse des gouttes tombant des branches.

Le jeune garçon glisse sur la terre molle. Ses pieds craquent sur le tapis de glands.

─ Cher petit, parle la noble dame d’une voix de crécelle. Cela fait des semaines que vous quittez chaque matin la maison pour revenir tard le soir, à passer vos journées sur ce talus à ne rien faire. Vous allez attraper une pneumonie à ce stade.

Son ton d’inquiétude sonne avec une incroyable fausseté. Le jeune garçon, regard rivé au sol, observe du coin de l’œil les indésirables.

─ Votre belle-mère vous parle, mon garçon, intervient le majordome aux cordes de baryton. Ayez l’obligeance de la regarder en face.

L’adolescent obéit et découvre la moue de mépris que celle qui se fait appeler « sa belle-mère » ne cherche pas à dissimuler. Il n’en ressent pourtant aucune peine. Il la hait plus encore qu’elle ne le méprise, tandis que les « cher petit » et « mon garçon » l’irritent autant qu’ils l’amusent.

La vieille femme, sous ses fourrures, pousse un soupir las.

─ J’ai fait serment de veiller sur vous, vous protéger et assurer votre bonne éducation. Et qu’obtiens-je en retour de ma bonté ? Rien que l’ignorance.

Sa voix de crécelle se fait plus virulente à mesure qu’elle libère sa véritable nature.

─ Ingrat que vous êtes. Vous me faîtes honte. Un bon à rien inutile. Un simple d’esprit, voilà de quoi j’ai hérité mon bon Félix, conclue-t-elle à l’intention du domestique qui acquiesce d’un air suffisant.

Face à tant d’ignominie, le jeune garçon demeure impassible, les bras ballants, le regard noyé dans les rêves. Les gouttes d’eau qui tombent de la voute formée par les hauts chênes surplombant le remblai s’écoulent au travers de sa tignasse sur son front pour se loger dans ses cils. On dirait qu’il pleure mais il n’en est rien. Tout ce qu’il ressent est une puissante exaspération nourrie par un profond mépris. Sous son apparence de noble dame au nom glorieux, maîtresse en son manoir et ses domaines, celle qui prétend être sa belle-mère n’est qu’une harpie au déguisement de mégère. Quant au majordome, sous son masque de suffisance, il n’est qu’un laquais, un esclave heureux car dénué de volonté propre. Rien de plus qu’un lâche trop effrayé à l’idée de prendre sa vie en main. Lâcheté qu’il dissimule sous la dévotion pitoyable.

Le jeune garçon estime qu’ils ne méritent pas de goûter sa haine. Voilà pourquoi il entretient l’indifférence lorsqu’ils daignent venir vers lui, à chaque fois pour le rabrouer. Il n’a que faire des mots qui sortent de leurs bouches abjectes. Ils ne sont que bruits détestables à ses oreilles. Ils brouillent ses pensées, l’empêchent de réfléchir.

─ Oh ! et puis faîtes comme bon vous semble. Je me lave de votre bien-être. Dormez donc dans ce champ si cela vous sied.

Tandis qu’ils se retournent avec dédain, le jeune garçon les observe, songeant à la vacuité de leurs existences. Bientôt, ils seront morts, leurs corps dissous en milliards d’atomes disséminés par le souffle de l’Univers. Poussières infimes avalées par les amas d’étoiles mortes, puis dévorées par les chenilles du Désert Chaotique. Leurs souvenirs oubliés à l’instant de leur ultime soupir, car entretenus par d’autres blobs d’atomes en décomposition. Et il en viendra d’autres, que le torrent à leur tour consumera.

Silencieux, le jeune garçon s’exaspère. À chaque fois qu’il est interrompu dans ses recherches, qu’il quitte des yeux – ne serait-ce que l’espace d’un battement – le cours de la Rivière, celle-ci se voile à son regard et il doit accomplir un effort surhumain pour la maintenir dans la bulle qu’il nourrit de son énergie. La mélopée l’aide à se concentrer. Son esprit tout entier est dirigé vers une seule image, celle d’une petite fille perdue dans le flux temporel. Le froid engourdit ses membres, la pluie alourdit ses vêtements, ses bottes dérapent sur la boue traîtresse, mais rien ne peut interrompre sa quête. Remontant le courant ou bien le descendant, empruntant les torrents, louvoyant d’un affluent à un autre, il dissémine dans les eaux hasardeuses un appel contenu dans des saphirs bruts. L’écho de ces pierres résonne à travers le tissu du temps, de son aube à son crépuscule.

Le jeune garçon attend. Il attend depuis dix mille ans. Il attend depuis une heure. Il attend une réponse.

Alors qu’il emprunte une sempiternelle boucle, enjambant au passage une pierre moussue couverte d’écume, son cœur se met à palpiter. Une détonation étouffée, suivie d’une onde de choc, assez puissante pour faire vibrer le tissu même de l’Univers et interrompre son souffle un instant infinitésimal. Puis un hurlement déchire ses tympans et résonne dans son crâne, arrêtant net ses pensées. La bulle de suspension vacille. Il parvient à la maintenir au prix de lourds efforts douloureux. En sueur, suffocant, il se redresse et concentre toute son attention sur l’un des cailloux semés durant ses recherches.

Il découvre alors la divinité obscure, sculptée dans la fumée noire, marcher dans le Désert de Désolation. Sous l’effet d’une onde électrique, son dos se redresse instantanément. Ses yeux suivent la silhouette aux courbes familières. Les longs cheveux filés d’ombres flottant dans les vents chaotiques. Le garçon voit la déesse oubliée s’enfoncer dans les eaux de la rivière. Il l’observe se pencher pour ramasser sa balise, scintillante sous la surface. Puis il pousse un cri d’effroi lorsqu’elle trébuche et sombre sous les flots de souvenirs.

Sans même reprendre sa respiration, le voilà qui se précipite telle une fusée à travers le désert, louvoyant entre les illusions du chaos et les nids de chenilles voraces. En quelques enjambées, il a rejoint la berge de la Rivière. Sur la plage de limon jaune-brun, le jeune garçon déchausse ses bottes et entre dans les eaux calmes ; ou plutôt, il marche à leur surface. Ses yeux scrutent les environs, son esprit cependant encombré par le flot tempétueux de mémoires invasives.

Il s’entoure alors d’une bulle isolante dans laquelle, nourri par l’air pur de ses seules pensées, il se trouve à l’abri des méandres de souvenirs qui ne manqueraient pas de le rendre fou. Protégé par son cocon transparent, l’adolescent se met à descendre le courant. Ses pensées isolées, il ne peut se fier qu’à ses yeux, qui ne cessent de parcourir le moindre sillon d’écume, la plus infime vaguelette. Aucun besoin pour lui de se diriger, il connaît par cœur chaque segment de la Rivière à force de la parcourir de sa source à son embouchure.

Au terme de la boucle, il tombe sur les rapides. Les eaux démentes sillonnent entre les pierres grises couronnées d’écume blanche. Le bruit assourdissant est ponctué des échos – joyeux, tristes, colériques, suppliants ou chantants – des milliards de souvenirs enfouis sous la surface. À partir des fils de ses pensées, comme pour la bulle d’isolement, le jeune garçon tisse une paire de skis. Après les avoir enfilés, il commence à glisser sur le torrent. Sous l’effet de son cœur battant, sa poitrine se soulève à toute allure, ses côtes broyées par l’angoisse. Il hurle pour étouffer le vacarme.

─ Où es-tu ?! Réponds-moi ! Je t’en prie !

Bientôt ses cris se muent en prières pour lui-même.

─ Où es-tu ? Fais-moi un signe. S’il te plaît... Quelqu’un... Peut-être... Dis quelque chose... Montre-toi... Pas encore, pas encore. Je... S’il te paît. Dis quelque chose.

Tic tac ! Tic tac !

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