Partie II

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Les secondes sont comme des pierres jetées dans l’eau. Les minutes, des forteresses de solitude. Les heures passent au rythme des averses, lesquelles vont et viennent, encore et encore. Les jours s’écoulent sur le fil infini des ruisseaux de larmes, versées dans l’ombre, à l’abri des regards. Les semaines sont essaimées dans le vent, telles des pétales de fleurs. Elles se ressemblent, et elles repoussent à partir de la tige, solidement ancrée dans la terre et arrosée par le ciel. Les mois, quant à eux, forment une infinité de néants qui s’entremêlent en un univers de vide.

Les temps heureux sont passés. L’époque des rires, des pleurs de joie, des victoires célébrées et des défaites partagées, des pieds battus par le ressac écumeux, lavés du sable. Les contes de l’enfance ne sont plus, ne restent qu’une forêt de ténèbres, la peur dissimulée dans les ombres des fourrés, les chants lancinants des meutes de cauchemars.

Tic tac ! Tic tac !

Telles sont les pensées de la petite fille tandis que s’écoulent les secondes, les minutes, les heures, les jours, les semaines et les mois, et que sa barque avance sur la Rivière du Temps, ballotée par ses flots. Privée de rames pour maîtriser ses eaux, elle contemple, les yeux hagards, le courant l’emporter. Dans un infini de néant, l’enfant erre, atome privé de son noyau, appelant dans son silence l’image d’un ami ; son visage, hélas, écrasé par la montagne de souvenirs. Perdue dans les méandres du grand fleuve, privée de rames, la petite fille ne peut que se laisser porter par le courant impérial.

Tic tac ! Tic tac !

Mouche aux ailes arrachées, elle est devenue une souris. Une petite souris qui longe les coins des murs, se glisse dans les trous, à l’abri des regards des géants froids, suivant la piste de ses sœurs. Recroquevillée dans les ombres, elle réchauffe ses nuits dans le papier rêche et jauni griffonné de mille noires aventures. Sa seule lumière est celle de la lampe qui tient en respect les ténèbres voraces. Agrippée, comme à la bordure d’un précipice, aux pages marquées de ses empreintes, elle récite encore et encore les paroles de réconfort qu’un ami lui a apprises. Alors que passé, présent et futur se confondent, son esprit étranglé par leurs fils entrelacés, les paroles un million de fois répétées la raccrochent à son identité. Terrifiée à l’idée de se perdre dans les méandres, elle se cramponne, de toutes ses forces, aux pages et aux mots. Ses sanglots retenus viennent ensuite se coller à la sphère de plomb dans son abdomen et qui fait pression sur sa poitrine. Chaque nuit, entre deux cauchemars, la petite fille entend les craquements de la chape de glace qui emprisonne son cœur. Chaque microfissuration lui provoque une horrible douleur qu’elle peine à étouffer. À force de se serrer, ses dents sont elles aussi fissurées, alors qu’à force de couler, les larmes ont tracé deux sillons blancs sur ses joues.

Tic tac ! Tic tac !

Dans le dédale ténébreux auquel elle est condamnée, la petite souris pleure ses maux en silence en suivant la trace de ses sœurs, cherchant à tout prix à éviter les yeux de la vipère. Son regard jaune fendu d’un éclair noir qui transperce jusqu’aux pensées les plus enfouies. Pourtant, il lui arrive de ne pouvoir s’en écarter, et alors la petite souris a beau baisser la tête en collant aux ombres des murs, elle sent la pointe lancinante de l’épée traverser son crâne et piquer ses pensées. Elle fait tout pour les dissimuler. Malgré ses efforts, rien n’échappe à la vipère, maîtresse impitoyable du labyrinthe. Le serpent hante jusqu’à ses cauchemars. En quête de réponse, il la harcèle jour et nuit. Même lorsqu’il est physiquement absent, l’enfant sent sa présence, comme si le reptile rusé et vicieux vivait au sein même de son esprit.

Tic tac ! Tic tac !

La petite fille ne peut non plus compter sur ses prétendus camarades. Ces enfants ne sont pas comme elle. Ils marchent au milieu des couloirs et non le long des murs, en bandes bruyantes. Au moindre ordre des adultes, ils se mettent en rang et se taisent. Ce sont des animaux dociles, dont les esprits ont été domestiqués. Leur volonté est celle de leur maître, et il n’en existe qu’une. « École » ils appellent cet endroit. Aux yeux de la petite fille, c’est une maison de sorcière. Son occupante attire les enfants par des sucreries. Les parents se contentent de diriger leur aveuglement ailleurs. Les couloirs labyrinthiques aspirent les rêves et les désirs. Ces enfants ne sont que des coquilles vides, privées de tout ce qui fait d’eux des êtres en devenir. Les pauvres ne se rendent même pas compte de l’atrocité de leur sort. Ils s’en délectent même.

Tic tac ! Tic tac !

Telle était l’image que se faisait d’eux la petite fille à son arrivée ici. Depuis, elle s’est rendu compte que sa propre vision avait été faussée. À présent, au lieu de s’apitoyer sur leur existence cloisonnée, elle les envie. Elle observe leurs sourires tandis qu’ils passent près d’elle sans la voir. Cette joie a beau être nourrie par le mensonge, elle-même n’en est pas un. Ces sourires ne sont pas des illusions. Ils sont réels. Les yeux de la petite fille ne peuvent mentir, car ils transpercent le voile des apparences au-delà duquel se trouve le vrai visage de l’Univers. Il en a toujours été ainsi, d’aussi loin qu’elle se souvienne. Nulle parole, nulle image ne peut la tromper. Son interprétation de la réalité peut se fourvoyer, comme cela a été le cas ici, mais le réel ne peut se dérober à elle. La petite fille souhaiterait pourtant que cela soit. Dans ses rêves éveillés, loin des cauchemars du sommeil, elle s’imagine être l’un de ces enfants. Elle se voit rire au milieu d’une des bandes qui arpentent les couloirs du labyrinthe. Ne rien ressentir sinon une plénitude pure, dénuée de la moindre corruption.

Tic tac ! Tic tac !

Un mensonge en est-il un si le sujet ignore qu’on lui ment ? Parfois, il arrive que le savoir fasse plus de mal que l’ignorance. Et la petite fille le sait mieux que quiconque. Le savoir ronge les cœurs et noie les esprits sous un océan tumultueux et ravageur. Il dépossède l’individu de son être, lui vole ses sentiments. L’unique émotion qui lui reste fidèle est la peur, ainsi que la sensation d’une tempête permanente. Son esprit lutte contre le torrent, constamment harcelé par les vagues de folie. Dans le silence rugissent les tourments, la rage irriguée par la douleur omniprésente. Un brasier enfermé dans un poing gelé, dont les doigts ne cessent de se tordre sous la pression. Leurs incessants craquements déroutent votre concentration, et dès lors vous devenez leur esclave. Le savoir infini est une chaîne aux maillons infinis. Il vous prive de votre liberté, vous empêche de rêver. Pire qu’un esclave, vous devenez un jouet entre ses froides griffes. Une éternité de souffrance solitaire. Plus d’un esprit a sombré dans la démence en luttant contre pareil torrent, tel un barrage mal conçu ou vieillissant. La vipère qui règne sur le labyrinthe des illusions qu’ils appellent « école » en est le parfait exemple. Affamé par la quête de connaissances, assoiffé de l’essence de l’Univers, à force de déchirer le voile masquant la vérité, son esprit n’a même pas compris qu’il se faisait lui aussi dévorer.

En plongeant dans les yeux jaunes menaçants tailladés de leurs éclairs noirs, la petite fille ne contemple pas seulement la folie, mais aussi un miroir, et dans le reflet, un oracle, un avenir éventuel, un embranchement dans le cours du fleuve qu’elle anticipe avec angoisse et dont la simple idée de l’emprunter la terrifie. Faute de rames, comment dérouter sa course ? Comment maîtriser le courant ?

Tic tac ! Tic tac !

La petite fille souhaite appeler à l’aide, mais elle y renonce, consciente que nul ne l’écoute. Après tout, elle n’est qu’une souris. Personne ne la voit, personne ne l’entend. Elle évolue dans les tunnels ténébreux, parmi les ombres des murs. Être vue, être entendue, cela signifie être prise pour cible. Et que peut faire une petite souris sous la botte des géants. Ses cris sont imperceptibles à leurs oreilles lointaines. Que fera-t-elle le jour où la vipère reviendra pour l’engloutir ? Elle n’est qu’une petite souris. Une petite souris. Une existence qui souhaiterait parfois disparaître. Disparaître. Ne plus exister. Se fondre dans le vide infini. Ses atomes éparpillés à travers l’Univers avec ses pensées.

Tels sont les songes de la petite fille tandis qu’elle arpente seule les couloirs de l’école, qu’elle écoute les enseignements des professeurs sans y prêter attention ; tandis qu’elle se languit en épiant les sourires de ses prétendus camarades qui ne la voient même pas ; et qu’elle hurle en silence en serrant les pages maintes et maintes fois parcourues, à laquelle son esprit s’accroche désespérément pour ne pas sombrer dans la démence.

Tic tac ! Tic tac !

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