Partie I

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Le rêveur s’éveille.

Sous ses sandales, les pavés trempés émettent un drôle de bruit spongieux. Pourtant, la petite fille ne sourit pas. Le vieil homme lui tient la main, il la tire même. Ses doigts osseux propagent un froid jusque dans le cœur gelé de l’enfant. Elle avance sur les pavés telle une marionnette. Privée de volonté, elle se laisse guider. Elle porte un manteau rose bonbon en laine émaillé de gouttelettes. Ses cheveux dorés aux reflets châtains sont noués en une tresse qui lui arrive au milieu du dos et que la pluie a débraillée. Les yeux noirs se fixent sur l’herbe émeraude, seul trait de couleur en ce monde gris. Devant eux, le bâtiment grossit en occultant petit à petit le ciel, semblable à un monstre. Une à une, la petite fille monte les marches qui conduisent aux battants grands ouverts de la porte en bois sculpté. Traînée par le vieillard, la gamine s’enfonce dans la gueule du monstre.

Les couloirs en pierre grise répètent en écho les petits pas des sandales et ceux tendus des bottes. Des murmures résonnent depuis les étages. Le vieil homme frappe à une porte. Une voix étouffée l’invite à entrer. Derrière un impressionnant bureau se tient assise une dame au corps élancé, ses cheveux noués en un chignon. Penchée sur des documents, la femme ne daigne même pas regarder ses invités. Elle finit par redresser la tête. À travers leurs minces lunettes en forme de lune posée sur l’arête du nez, ses yeux observent la petite fille. L’enfant ne réagit pas, se contentant de fixer la dame, le regard vide.

Celle-ci ordonne au vieillard de les laisser toutes les deux. Les doigts osseux lâchent la frêle main blanchie par le froid. La petite fille exhale un soupir infime. Son cœur, lui, reste gelé. La femme l’invite à s’asseoir sur le fauteuil disposé devant le bureau. L’enfant ne réagit toujours pas. Poussant à son tour un soupir, elle se lève avec grâce, vient se poster devant la gamine et s’agenouille pour plonger son regard dans le sien. Ses pupilles déformées par les verres de lunettes transpercent les pensées de la petite fille qui, par instinct, cligne des paupières. Elle sent une main fouiller son esprit. De longs doigts effilés viennent remplacer les doigts osseux autour de ses phalanges frigorifiées. Une intense chaleur se répand le long du bras puis dans tout le corps de l’enfant. La carapace de glace emprisonnant le cœur craquèle, mais ne cède pas.

─ Je suis la directrice de cette école. Peux-tu me dire ton nom ?

La voix de la fillette reste enfermée dans sa gorge.

─ Tu n’as pas à avoir peur, tu es à présent sous ma protection. Mon rôle est de veiller sur tout le monde ici.

Ses paroles n’ont aucun effet. Elle reprend en serrant plus fort la petite main :

─ Tu vivras dans cette école désormais. Tu verras, il y a en ce lieu des tas d’enfants qui deviendront tes amis. À condition cependant que tu sois plus loquace. Certains sont orphelins, comme toi.

─ Je ne suis pas orpheline.

La voix est frêle, enrouée faute d’avoir été utilisée depuis longtemps. Un rictus satisfait réchauffe le visage impassible de la directrice.

─ Je suis heureuse de pouvoir enfin t’entendre. Saurais-tu me dire ton nom ?

La petite fille retombe immédiatement dans le mutisme, effaçant le sourire de la femme, remplacé par une moue impatiente. La directrice déteste perdre son temps. Elle se penche contre l’oreille couronnée de boucles rebelles et chuchote d’un ton mielleux :

─ Je vais te dire un secret. Tu poses certainement la question : pourquoi as-tu été amené ici ? Vois-tu, cher enfant, j’ai eu vent de toi, et tu m’intrigues beaucoup. Tu sembles venue de nulle part. Un fantôme sorti des limbes. Une page blanche, que je compte bien remplir. Mais pour cela, j’ai besoin de ton aide.

De nouveau, son regard transperçant plonge dans les pensées de la fillette, qui de nouveau cligne des paupières pour chasser l’indésirable.

─ Tu prétends ne pas être orpheline. Dans ce cas, dis-moi qui sont des parents, et où ils se trouvent.

Face au mur inébranlable, la directrice sent l’irritation grimper. Elle sait néanmoins garder une parfaite maîtrise d’elle-même. Elle ne serait pas à la tête d’une école dans le cas contraire.

─ J’ai besoin que tu écrives les premiers mots de la page pour que je puisse continuer le récit.

Le visage de la petite fille se renfrogne.

─ Pourquoi suis-je ici ?

La directrice ne peut réprimer une grimace de frustration.

─ Je viens de te le dire.

─ Tu es une menteuse !

Bien que toujours éraillés, les mots sortent plus tempétueux. La directrice hausse les épaules.

─ Tous les adultes mentent afin d’obtenir ce qu’ils convoitent. Tu l’apprendras en grandissant.

─ L’enfant, c’est toi ici.

D’instinct, la femme recule légèrement. Un écho étrange dans le ton de la fillette l’a effrayé. Elle se reprend aussitôt. L’adulte, c’est elle, et elle ne va pas se laisser démonter par une gamine. Dès l’arrivée de l’enfant dans son bureau, elle a senti l’aura infime émaner d’elle. Une aura qui vient de frémir alors qu’elle parlait. La directrice exulte intérieurement. Je l’ai enfin trouvée ! Elle agrippe les épaules de la petite fille, ses doigts tordus tels des griffes s’enfonçant dans la laine rose bonbon.

─ Comme je te l’ai dit, j’ai entendu dire de nombreuses histoires sur toi. J’en ai lu bien d’autres. Des récits fantastiques. À présent, je suis convaincue de ne pas m’être trompée. Ah ! cela fait si longtemps que je te cherche. Je le sens en toi. Un pouvoir si immense qu’il pourrait dévorer la Terre entière et même les galaxies. Tu le sens toi aussi, n’est-ce pas ?

Une vague de peur traverse les traits confus de l’innocence tandis que les petits yeux noirs confirment les prétentions de la directrice.

─ Tu en as peur. Il ne faut pas. Ce pouvoir t’appartient. Il est entièrement tien. Il ne peut te consumer. Je t’apprendrai à le maîtriser. Je t’assure. Mais d’abord, il te faut le libérer.

L’enfant tente de reculer mais les griffes l’en empêchent. Alors qu’elle lutte pour s’en extraire, leurs pointes s’enfoncent plus profond dans son manteau. La température de son corps continue de grimper en flèche. Elle sent la carapace de glace autour de son cœur se creuser de fissures. Plus l’angoisse augmente, plus le feu bouillant la dévore et fait fondre le rempart gelé.

─ Tu le sens, n’est-ce pas ? Il veut sortir. Laisse-le faire. Libère-le. Laisse-le t’emplir entièrement. Puis enferme-le dans ta main.

La petite fille se débat. Les ongles déchirent la laine. Elle gémit, supplie. Les fissures s’écartent mais le rempart résiste. Un hurlement dément dévore son crâne, noie ses pensées. Elle croit tomber. Ses mains de fumée s’agrippent dans un ultime espoir. Sa voix torturée appelle quelqu’un. Personne ne lui répond. La directrice poursuit sa harangue, ignorant la détresse de l’enfant. Son regard ivre constate que l’air autour d’elles ondoie, comme lorsqu’il brûle sous un soleil ardent.

─ Chasse la peur ! Je te guiderai. Je t’aiderai à le maîtriser... Apprends-moi !

─ NON !!!

La petite fille parvient à dégager son bras droit dont elle balaye l’air incandescent. Son visage, tiraillé par la douleur, est aussi pâle que celui d’un mort, suintant. Elle suffoque. Face à sa détresse, la directrice reste impavide. Avalant l’amertume de la défaite, elle prononce des paroles faussement réconfortantes :

─ Ce n’est pas grave, dit-elle en caressant la maigre épaule frissonnante. Nous avons le temps. Habitue-toi à ce lieu. Une fois que tu te sentiras chez toi, nous réessayerons. Nous avons tout le temps. N’aie pas peur.

La petite fille aurait pu rire si elle n’était pas si fatiguée. C’est plutôt toi qui devrait avoir peur.

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