Contrats

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C’est en effet à Tarbes que le docteur Auguste Brougnes – et non Brougues - déposa, en 1853, chez Me Deville, son notaire, l’exemplaire original du contrat qu’il avait passé, quelques mois plus tôt, avec le gouvernement de la province de Corrientes. Il s’agissait de créer et développer, là-bas, des « colonies agricoles de peuplement », dans des territoires à défricher où l’on manquait de bras. Dans le même temps, l’opération visait « l’extinction du paupérisme agricole », de ce côté de l’Atlantique où l’on manquait plutôt de terres à labourer pour nourrir sa famille.

Auguste Brougnes était adepte des thèses de Charles Fourier, économiste et philosophe qu’il avait côtoyé, à Paris, pendant ses études de médecine. Celui-ci prônait, notamment, la construction de « phalanstères », ensembles de bâtiments à usage communautaire comprenant de nombreux logements. Sur le terrain : des jardins fleuris et des parties réservées à l’agriculture. Idéalement, les habitants pourraient s’y livrer à différentes activités au cours de la journée, dans la joie et la bonne humeur, et parviendraient ainsi à une certaine forme d’harmonie. Le « familistère » de Guise, dans le département de l’Aisne, construit par Jean-Baptiste Godin pour y héberger ses ouvriers, s’inspira de cette théorie.

À cette époque, le docteur Brougnes n’exerçait plus la médecine ; il possédait une ferme en Bigorre qu’il exploitait avec son épouse et leurs six enfants. Mais il rêvait de pouvoir concrétiser, à sa manière, les thèses fouriéristes et l’Amérique du Sud lui paraissait l’endroit propice. Il s’était donc rendu en Argentine pour vérifier sur place la faisabilité de son projet et l’avait adapté à la demande locale. Le contrat qu’il signa prévoyait l’établissement, sur une dizaine d’années, de mille familles européennes de cinq personnes au moins se destinant à l’agriculture. Chaque famille devait bénéficier d’avantages précis et quantifiés pour lui permettre de démarrer cette nouvelle vie dans les meilleures conditions : grand terrain, logement, avances de semences et de vivres, etc.

Pour mener à bien son projet, Auguste Brougnes pourrait utiliser le réseau d’ « agents recruteurs » mis en place dans les Pyrénées par un entrepreneur britannique basé en Argentine et en Uruguay. Contrairement à Brougnes, ce Britannique – qui opérait depuis une dizaine ? d’années - ne proposait pas aux candidats à l’émigration un « système complet d’organisation » mais juste le transport transatlantique et la promesse d’une embauche rapide pour différents métiers, très demandés sur place, via un intermédiaire qui leur facilitait la tâche.

L’opération s’avéra plus délicate que le Bigourdan ne l’avait imaginé, d’autant que rien n’était prévu dans le contrat en cas de non réalisation de certaines clauses. Ce qui fut le cas. Côté argentin, on observa différents manquements concernant le transport des migrants jusqu’à leur destination finale – très éloignée de Buenos Aires ou Montevideo - ou la livraison des avantages en nature promis. Les autorités locales n’avaient sans doute pas les moyens humains, techniques ou financiers correspondant à leurs nombreuses promesses car elles avaient, en l’espace de quelques mois, multiplié les contrats de ce type avec d’autres entrepreneurs dans différents pays. Côté français, les choses se compliquèrent aussi car le nouvel Empire n’était pas favorable à ces expatriations et mit de sérieux bâtons dans les roues d’Auguste Brougnes, sous la forme de procédures judiciaires et d’exigences financières toujours plus grandes.

Entre les frais qu’il paya de sa poche, en Argentine, et les sommes colossales qu’il dut débourser, en France, jusqu’à l’hypothèque de ses biens, le « docteur » Brougnes y laissa toute sa fortune et dut renoncer, avant l’heure, à la poursuite de son rêve d’ « extinction du paupérisme agricole ». Néanmoins, son initiative a fait des petits et d’autres colonies agricoles ont été créées par la suite, en ajustant les contrats pour une meilleure réussite et en profitant de l’avantage considérable apporté par le développement du chemin de fer. Les Archives nationales conservent aujourd’hui, en région parisienne, plusieurs dossiers consacrés à l’idéaliste docteur-agriculteur, comme put le constater Noella au gré de ses recherches.

Mais c’est précisément à Bagnères-de-Bigorre, berceau de la famille Garay, qu’Auguste Brougnes publia pour la première fois, en 1854, son ouvrage intitulé Extinction du paupérisme agricole par la colonisation dans les Provinces de La Plata (Amérique du Sud) suivi d’un aperçu géographique et industriel de ces provinces avec deux cartes. L’auteur y étant présenté, d’emblée, sous sa double casquette : « Docteur en médecine, cultivateur à Caixon (Hautes-Pyrénées). »

Oscar de Lagoanère, un négociant bordelais qui avait aidé le docteur Brougnes à garder la tête hors de l’eau, était devenu également armateur puis agent autorisé par « Son Excellence le ministre de l'agriculture, du commerce et des travaux publics » à entreprendre le recrutement et le transport des émigrants. Il desservait donc mensuellement, à la voile, Buenos-Aires et Montevideo, assisté de différents agents pour l’aider à remplir ses navires. Dont un certain René Martin, négociant en vins à Bagnères.

Les occasions étaient donc nombreuses, pour les habitants de Bagnères ou des environs, de s’informer sur les possibilités de migrer vers l’Amérique du Sud, la presse locale se faisant également l’écho de ces publications et de ces voyages transatlantiques. Parents et amis, déjà sur place, étaient eux aussi sources de renseignements, voire d’incitation à faire le grand saut, et la dite presse allait même jusqu’à reproduire, de loin en loin, des missives de migrants à leurs proches. Comme celle de Jean Lafforgue, de Moulédous, écrivant à son épouse, restée d’abord au pays : « Je suis très fâché de ne pouvoir t'envoyer l'argent pour te faire passer. Si mon frère Jacques veut venir ici, et je l'engage fort à venir promptement, et qu'il veuille te faire les avances, il sera remboursé en arrivant ici. » Lafforgue semblait particulièrement satisfait de son changement de vie. «Le terrain est magnifique, ajoutait-il, on récolte deux fois l'année sur le même terrain, soit du maïs, canne à sucre, tabac, patate, melons... » Mieux encore : « Nous travaillons la matinée ; le restant de la journée à notre bon plaisir ; avec la moitié du travail, on récolte beaucoup.. On ensemence et on n'y va que pour récolter. » Et qui plus est - cerise sur le haut du panier ! -, « nous nous nourrissons comme des seigneurs : de la viande à souhait, des poules, de la viande de cochon, du laitage, des fruits en abondance. » Seule lui manquait la présence de sa femme que Lafforgue embrassait, pour finir, « du fond du coeur », en signant « Ton époux pour la vie ». Marie-Jeanne Tilhac, quant à elle, avait émigré en même temps que son mari et leurs enfants à la colonie San Juan. Elle s’adressait à sa mère et se réjouissait qu’ils aient tous été « bien nourris, bien entretenus », pendant la traversée. « Nous sommes très contents d'être ici, écrivait-elle ; au moins en travaillant nous vivrons à notre aise ; nous aurons pour l'année prochaine tout ce qui est utile aux besoins d une vie aisée. » Comment ne pas être tenté, dès lors, à la lecture de ces nouvelles encourageantes, quand on tirait le diable par la queue de ce côté de l’Atlantique ?

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