Enrique

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C’est ainsi que le jeune Henri, né deux mois à peine après la signature du fameux contrat du docteur Brougnes, dut entendre évoquer maintes et maintes fois les vastes plaines de la Pampa argentine et l’avenir radieux qu’elles promettaient à qui pouvait gagner sa vie à la sueur de son front. Et très jeune, sans doute, comme d’autres avant lui, au Pays basque ou en Béarn, il avait entendu l’appel de la Pampa. Il avait conçu le projet de la rejoindre. Henri n’attendait plus que les circonstances favorables, le coup de pouce du destin qui le ferait embarquer sans se retourner, sinon sans un regret.

Ses parents l’avaient placé comme garçon serrurier dans le quartier. Mais comment pourrait-il s’imaginer toute une vie serrurier ce jeune homme qui rêvait océans déchaînés et vastes plaines à labourer ? Qui n’aimait que la vie au grand air, se voyait chevaucher des journées entières des montures à demi-sauvages, crinière au vent ? Et puis, son père était malade. Il lui reviendrait bientôt, à lui, de soutenir sa famille. Comment le pourrait-il avec ses maigres appointements ? Alors que là-bas, par delà l’océan, il suffisait de se pencher pour faire pousser à volonté le maïs et le froment ? Pour engranger même deux récoltes par an ? Le père allait-il l’autoriser ? Pourrait-il avancer le prix du billet ou le prendrait-il à tempérament ?

* * *

C’est finalement comme passager clandestin, sans rien dire à personne, que le jeune Henri embarqua sur « la Gironde », un paquebot à trois mâts et machine compound, à l’époque le plus grand de la Compagnie. Il se faufila sans difficulté parmi les nombreux migrants se hissant à bord, trouva un coin de paillasse dans la cale pour se reposer et, les jours passant, finit par oublier qu’il voyageait sans billet. Mais, soudain, les choses se gâtèrent. On approchait du Sénégal. Dakar : dernière escale avant la grande traversée. Dernière sortie avant l’autoroute. Maintenant, il faut payer. Bloquez toutes les issues ! Empêchez-les de s’échapper !!! Pas moyen de se défiler, l’heure était venue de décliner son identité pour la comparer à la liste des passagers. Allait-il être enfermé ? Débarqué ? Condamné ? Renvoyé dans ses foyers ? Henri laisse les autres le dépasser dans la file, il veut gagner du temps, trouver une solution, coûte que coûte : invoquer un oubli sur la liste ? Stratagème éculé. Devant lui, un bébé criait. Ailleurs, - où ? Il ne savait plus - des moutons bêlaient. La tête lui tournait. Puis tout alla très vite, les hommes qui l’attrapaient de chaque côté, le traînaient sur l’entrepont, le jetaient sans ménagement dans une des « cellules » du bord ; et pour finir, le bruit des clés à double tour comme une torture dans son cerveau embrumé !

* * *

Être enfermé sur un navire en pleine mer, quelle triste destinée pour un apprenti serrurier ! Son tour trop tôt arrivé, le jeune homme avait seulement murmuré : « Garay Henri, de Bagnères ». Et encore, il n’était même pas sûr qu’aucun son soit sorti de son gosier tellement sa voix était, alors, étranglée par l’émotion. « Parle plus fort, mon garçon ! On ne va pas te manger, tu n’es pas bien épais ! » avait ri très fort l’homme à la liste maléfique qui s’était mué en sorcier.

Le manger ? Certes non, mais engloutir d’un geste tous ses rêves de liberté, ça oui, il le pouvait le bougre ! Ses rêves d’évasion. C’était le mot qui convenait à présent. Dans sa cellule, Henri se morfondait et se morigénait. Aurait-il pu faire autrement ? Avait-il été trop bête ? Méritait-il son châtiment ?

Son moral était au plus bas ; rarement, il s’était vu aussi désespéré. Les autres passagers allaient poursuivre leur voyage, embrasser ces nouvelles contrées qui avaient occupé toutes ses pensées ces dernières années… Et lui, pendant ce temps ? Le malheureux allait être livré aux autorités et croupir dans une prison insalubre. Aurait-il le loisir de tenter un jour une nouvelle traversée ? Rien de moins sûr. Des bruits de pas se rapprochaient. Déjà, on venait le chercher !

« Tu as eu beaucoup de chance, mon garçon ! Tu peux rejoindre tes camarades et les remercier ! » C’était à n’y rien comprendre mais le jeune homme ne se fit pas prier. Des fois que le marin sorcier change à nouveau d’avis ! Il prit son baluchon et courut retrouver les autres voyageurs aussi vite que ses jambes le lui permettaient.

Ainsi, la chance avait tourné ! Le coup de pouce tant espéré s’était manifesté, il l’apprit un peu plus tard, sous la forme d’une cagnotte improvisée et parfaitement inattendue : ces migrants sans le sou avaient donné un franc par-ci, un franc par-là et avaient réuni suffisamment pour attendrir le capitaine. Ils savaient ce que manquer voulait dire, manquer d’argent, manquer de pain parfois, et pour ce geste de solidarité, Henri n’aurait jamais assez de mots pour exprimer sa gratitude. Comment pourrait-il les remercier ? « Mets du coeur à l’ouvrage ! Fais tout ce que tu peux ! Souviens-toi de nous ! Reste digne ! Sois un bon fils ! » Telles étaient les réponses qu’ils lui avaient apportées, ce jour-là, il y avait si longtemps… Avec eux, grâce à eux, Henri était devenu Enrique. Il lui arrivait parfois d’oublier qu’il s’était, jadis, appelé Henri. Mais ce que ces gens-là avaient fait pour lui, leurs mots d’encouragement, de réconfort, leur chaleur humaine, il ne l’avait pas oublié, il ne l’oublierait jamais. Cela resterait gravé dans son coeur aussi sûrement que des mots dans le marbre de Campan.

Cela, il le transmettrait d’une manière ou d’une autre à ses enfants. Élisa, qui commençait à gambader un peu partout ; Adelina, dont le prénom lui rappelait la petite sœur qu’il avait eue autrefois ; et les autres enfants qui viendraient - un fils peut-être ? -, ils étaient encore jeunes. Lui-même avait tout juste atteint la quarantaine, quant à son épouse, elle n’avait pas vingt ans… Justina, jeune Suissesse, ou plutôt fille d’immigrés suisses, était née en Argentine, dans la province de Santa Fe où ses parents s’étaient installés, dans une des premières colonies agricoles, au moment de leur arrivée dans le pays. La famille avait ensuite déménagé dans la province de Buenos Aires où Enrique avait tenté sa chance à peine débarqué.

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