Rumeurs

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Cela n’empêcha pas Cyprien, alias Cipriano, d’être le parrain du premier enfant de Jules quand celui-ci rejoignit à son tour l’Amérique du sud et convola « en justes noces » avec Julienne Abadie. Il passa même quelques années à leurs côtés, dans la province de Buenos Aires, reconstituant ainsi, plus ou moins, pour un temps, la cellule familiale qu’ils avaient connue, autrefois, dans les Hautes-Pyrénées. Leur Bigorre natale leur semblait pourtant tellement loin, à présent, aussi loin dans le temps que dans l’espace, comme un monde à jamais révolu. Et même si la pression sociale était toujours vive dans leur nouveau pays, ils se sentaient ici plus libres qu’à Bagnères.

Cyprien, lui, ne s’était jamais marié et des rumeurs circulaient à son sujet. Il préférerait la compagnie des hommes à celle des femmes, jusque dans l’intimité. C’est peut-être la raison pour laquelle il avait finalement quitté Pringles pour regagner Rosario. Loin du regard des siens, dans un certain anonymat. À moins que ce ne soit pour s’engager davantage en politique au côté des maçons, des marbriers, des charpentiers ou des cochers rosarinos.

Dans quelles circonstances Ernest Billard avait-il rencontré Cipriano ? S’étaient-ils côtoyés à « La Vieja Bastilla » ? Aurait-il participé, lui aussi, aux réunions de l’Assemblée des Internationalistes ? Peut-être même avait-il imprimé le journal des anarchistes de Rosario ? Pourquoi pas ? On ne savait pas grand-chose de son passé argentin, sinon ce que lui-même avait bien voulu en dire, et encore, enjolivé peut-être pour égarer le boleado.

Mais Cyprien pouvait aussi bien avoir rejoint Rosario ou même Buenos Aires par amour du tango, laissant ainsi libre cours à la fibre artistique qui sommeillait en lui. Et Billard aurait pu graviter, lui aussi, dans le milieu tanguero : c’était plausible.

Le tango est alors surtout canyengue, un terme d’origine africaine qui signifie « marcher en cadence ». Ce style de danse est né de la rencontre, sur le sol argentin, de deux groupes aux habitudes différentes en la matière. Descendants d’esclaves noirs et immigrants européens s’y côtoient, chaque groupe imitant l’autre ou le parodiant. Les descendants d’esclaves se mettent alors à danser en couple et les immigrants donnent à leurs pas habituels le caractère plus lascif qu’ils attribuent à la population noire.

Le tango canyengue est une danse d’improvisation. Pas de règle figée dans le marbre, nulle séquence de pas imposée. Le danseur se laisse porter par la musique, martelant le sol au rythme des instruments, et l’espace libre sur la piste détermine le plus souvent les changements de direction. Celui qui guide – généralement un homme – ne doit pas penser aux pas qu’il va exécuter ; ni sa partenaire chercher à les deviner. Chacun se laisse guider par son propre ressenti.

Sans doute cette grande liberté de style a-t-elle touché Cyprien mais sans qu’il sache vraiment pourquoi ni comment, c’est le son du bandonéon qui le prend aux tripes. Alors qu’il était d’abord destiné à jouer du folklore d’Europe centrale ou de la musique religieuse, le bandonéon, arrivé en Argentine à la fin du dix-neuvième siècle, devient l’instrument emblématique du tango. Créé à l’origine afin d’élargir la gamme des notes possibles par rapport au concertina qu’il modifie, le bandonéon couvre un registre proche de six octaves. On peut en jouer assis ou debout, chaque technique présentant son avantage selon les qualités du son que l’on recherche. Mais qu’on le joue assis ou debout, aucun autre instrument au monde n’est sans doute aussi intimement lié à un genre musical que le bandonéon au tango argentin.

Car le tango est à la fois danse et musique, une culture voire un art de vivre sur les rives cosmopolites du Rio de la Plata, à la fin du dix-neuvième siècle, bien que d’abord cantonné aux bas-fonds estuariens.

L’immigration européenne massive d’alors, majoritairement masculine, a créé un déséquilibre démographique : les jeunes femmes y sont plus rares et ne souhaitent pas nécessairement être vues s’adonnant à cette danse à la réputation sulfureuse. Aussi les hommes s’entraînent-ils souvent à danser entre eux, avant de se rendre au bal, sans que cela dénote une orientation homosexuelle. Situation qui pouvait, néanmoins, prêter le flanc à la rumeur. La rumeur qui roule et qui enfle des faubourgs de Buenos Aires aux vastes plaines de la Pampa n’a pas disparu, chez les immigrants, en changeant de continent. Cyprien a-t-il été vu, dansant avec un homme dans une rue mal famée, par un comparse - égaré ou non - qui l’aura répété ? Était-ce par plaisir ou par nécessité ? Cela lui appartient.

Quoi qu’il en soit, au tournant du vingtième siècle, Cipriano avait disparu, ou plus exactement n’avait plus donné de nouvelles, ni à ses proches parents vivant en Amérique du Sud ni à quiconque resté sur le vieux continent.

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