Rituels

5 minutes de lecture

Dans ce mouvement perpétuel existait pourtant un rituel que le maître de maison observait rigoureusement lors de leurs déménagements : il prenait un soin jaloux d'un objet de forme rectangulaire enveloppé dans un linge et dont personne d'autre que lui n'avait le droit de s'occuper. « Mais donne donc, Jules, je vais mettre ça dans la malle ! » proposait alors Julienne, avec malice, sachant pertinemment que son mari allait refuser. Elle-même avait toujours respecté la volonté de Jules, attendant le moment éventuel où celui-ci aurait envie de partager avec eux cet objet secret dont la forme évocatrice ne laissait cependant guère de doute sur sa nature.

Jules sortait donc ce « paquet » d'un tiroir de son bureau et le glissait consciencieusement dans un cartable en cuir qu'il ne quittait plus d'une semelle jusqu'à l'installation dans leur nouveau logement où il le remettait à sa place attitrée.

Et puis, un jour, le moment propice arriva. C'était juste avant le départ de Pierre pour la France, avant qu'il n'aille étudier en Bigorre. Fernand devait avoir six ou sept ans, Antoine cinq.

« Julienne, les enfants, venez ! Asseyez-vous, j'ai quelque chose à vous montrer ! » Tous s'assoient donc autour de la table familiale où le père est déjà installé. A-t-il rapporté une surprise de Buenos Aires ? Pourquoi tant de mystère ? Jules a les mains posées sur quelque chose qu'ils n'arrivent pas à reconnaître, sauf peut-être Julienne ; il attend que le calme revienne alors que Manuela et les garçons trépignent. D’un doigt sur ses lèvres, leur mère les invite au silence. Quand il estime ne pouvoir attendre davantage, Jules déplie lentement le linge enroulé autour du fameux paquet, en sort deux livres usagés et les dispose de manière à ce que tous puissent voir leur couverture. Les enfants, perplexes, n'osent piper mot, impressionnés par la solennité du moment.

Le premier fascicule, d'une trentaine de pages, est une Analyse des eaux minérales de Bagnères-de-Bigorre. Il s'agit d'une des études réalisées par Edouard Filhol, un savant qui était à la fois docteur en médecine, pharmacien et chimiste et a réalisé de nombreux travaux sur les eaux pyrénéennes avant de devenir maire de Toulouse. L'Académie de médecine l'avait en effet chargé de cette mission afin d'en connaître scientifiquement les vertus thérapeutiques éventuelles.

L'autre est un peu plus épais et son titre à rallonge s'étale en lettres capitales sur la majeure partie de la couverture : Précis instructif sur les bains de vapeur et les bains russes à propos du vaporarium annexé aux thermes de Bagnères-de-Bigorre par Benjamin Vignerte. L'auteur s'y présente comme un écrivain non-spécialiste « se proposant de répandre et de vulgariser d'utiles notions disséminées dans de gros livres qu'on n'achète pas, qu'on ne lit guère, pour une raison ou pour une autre. »

Les enfants ont bien sûr entendu parler de Bagnères-de-Bigorre mais ne voient pas bien l'intérêt de ces vieilleries. Julienne retient son souffle et laisse à son mari le temps dont il a besoin pour s’exprimer. « Ces deux livres ont été publiés à Bagnères en 1861, reprend le commerçant, toujours aussi solennel. Ils appartenaient à mon père qui est mort lorsque j'avais tout juste neuf ans ; il les aimait beaucoup et moi… moi… Je les ai toujours gardés avec moi. » finit-il d’un filet de voix. Une pause. Jules s'éclaircit la gorge puis soudain plus fort, en lui tendant l'étude de Filhol : « Pierre, mon aîné, je te confie ce livret. Prends-en le plus grand soin ! »

Le père de famille remballe l'autre livre dans le linge qui montre lui aussi des signes de fatigue. Jules n'en dira pas plus ce jour-là, il s'est déjà livré plus que de coutume, et chacun retourne à ses activités.

Jules et Julienne - Julio et Juliana comme on disait là-bas - souhaitaient le meilleur pour leurs enfants. C'est la raison pour laquelle ils avaient envoyé les garçons étudier en France. Pierre, d'abord, puis Fernand et Antoine, ensemble. Ils pensaient que cela leur offrirait davantage de possibilités, plus de choix pour leur avenir, quitte à ce qu'ils reviennent en Argentine, ensuite, s'ils le souhaitaient.

Leur couple était aussi solide qu'ils l'avaient imaginé et se renforçait même de jour en jour. Ils gardaient toujours une oreille attentive l'un pour l'autre et discutaient chaque décision importante. C'était peut-être là le secret de leur réussite, de la lumière dans leur regard dès qu'ils s'apercevaient l’un l’autre et qui ne s’amenuisait pas au fil du temps.

Julio et Juliana avaient pu, à un moment de leur vie, après la naissance des petits derniers, s'installer à Maipu. Pour se rapprocher de Buenos Aires, faciliter ainsi les déplacements – ou les transports de marchandises - vers la capitale et éventuellement vers l'Europe. Mais aussi de Mar del Plata, nouvelle station balnéaire sur la côte atlantique qui ne s’appelait encore que Pueblo Balcarce. La ligne de chemin de fer du Ferrocaril del Sur avait été prolongée pour y accéder et l'hôtel Bristol inauguré en 1888, deux ans après l'ouverture de la gare. Pedro Luro, un immigrant basque, avait beaucoup investi dans la station balnéaire après avoir été successivement ouvrier, cocher, puis finalement homme d'affaires, et son fils José y avait construit le premier hôtel et le casino.

Maipu se trouvait précisément sur le chemin de Buenos Aires à Mar del Plata et vivait principalement de l'élevage bovin extensif dans la Pampa. Mais une fois sur la côte, le paysage changeait du tout au tout et l’air iodé s’imposait aux narines des estivants qui pouvaient s'en donner à coeur joie. D'autres hôtels furent bientôt construits par les compagnies ferroviaires, elles-mêmes, soucieuses de rentabiliser leurs équipements en augmentant la fréquentation. Puis des villas, inspirées de celles des stations européennes, commencèrent à fleurir dans les années 1890.

Comment Jules, ce bon vivant et autrefois sportif accompli, et Julienne, son aventurière d’épouse, auraient-ils résisté à l'attrait de ces nouveautés ? Au plaisir de profiter d'un peu de temps libre en famille ?

Dans leurs costumes de bain couvrants, réalisés dans un coton qui se gorgeait d'eau et se déformait à la première occasion, les Garay de Maipu faisaient sensation sur la plage quand ils "s'échauffaient" avant la baignade. Pas question en effet de se jeter la tête la première dans l'océan sans un minimum de préparation physique : telle était la théorie de Jules qui se faisait un plaisir d'appliquer les préceptes appris dans sa jeunesse à l'école de gymnastique.

En rond sur le sable mouillé, parents et enfants écartent et resserrent bras et jambes en alternance en sautillant. « Et un, et deux, et trois, et quatre, un, dos, tres, cuatro... » martèle Jules qui s'essouffle plus vite que prévu. « Allez, on change d'exercice, tout le monde s'allonge par terre ! » et voilà un peu de répit pour le maître de gymnastique qui lui, reste debout et montre avec ses bras les ciseaux que ses élèves d'un jour doivent réaliser avec les jambes.

Julienne a subitement quelque chose à vérifier d'urgence dans les nombreux effets qu'ils ont apportés avec eux pour cette journée particulière. Elle en profite pour s'asseoir un moment et ferme les yeux pour mieux s'imprégner de son environnement : le clapotis, le vent dans ses cheveux, l'air marin qui emplit ses narines, la brûlure du soleil sur la peau de son visage, comme autrefois sur le navire en pleine mer... les cris joyeux des enfants en plus ! L'espace d'un instant, Julienne n'est plus qu’agréables sensations. Ne sont-ils pas les plus heureux au monde ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire LaudaQuoi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0