Gripp

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Julienne était allée seule à Lourdes. Ça n’était pas, à proprement parler, une excursion et elle préférait ne pas se laisser distraire ni avoir à faire la conversation. L’enjeu était trop sérieux et elle avait d’ailleurs choisi, soigneusement, la date du 15-Août, fête mariale par excellence, afin d’augmenter ses chances de réussite.

Aujourd’hui, c’était différent. Jeanne et Eugénie, les deux locataires, n’avaient certes pas besoin d’elle pour papoter. Elles y arrivaient très bien toutes seules.. Mais Julienne leur servait aussi de guide. « Regardez, leur dit-elle en passant à Beaudéan, le clocher de l’église a quatre clochetons ! En avez-vous déjà vu de semblables ? » Il faut dire que Julienne, ayant passé plus de vingt ans en Amérique du Sud, avait vu bien des clochers différents et cela impressionnait beaucoup les deux femmes. Elles ne se lassaient pas de l’interroger à ce sujet. Et le bateau ? Et Buenos Aires, comment était-ce ? Et les Indiens, avait-elle vu des Indiens ?

* * *

La journée passa sans encombre. L’ambiance était joyeuse, l’atmosphère un peu étouffante en cette fin d’après-midi, annonçant l’orage, mais la pluie n’était pas venue. Et les trois femmes se réjouissaient de leur belle promenade.

Elles avaient repris, comme prévu, le dernier tramway qui s’ébranle de la gare des Artigues à cinq heures pour les ramener à Bagnères. Mais dans la descente, le convoi prit une allure inhabituelle, les freins furent actionnés - plusieurs fois - sans succès et l’engin, en déraillant, vint s’écraser contre un pylône en fonte. Lequel pylône fut soulevé dans les airs, sous la violence du choc, et retomba sur le véhicule.

Stupéfaction.

Le spectacle est effroyable. Le véhicule disloqué, les morceaux éparpillés, de part et d’autre de la voie, côté talus comme côté vallée. Cris de douleur et gémissements déchirent le coeur des passagers indemnes et des villageois qui les rejoignent pour donner le coup de main. Deux cyclistes filent prévenir à la mairie de Campan qui, aussitôt, télégraphie à Bagnères pour organiser les secours.

Médecins civils et militaires, officiels, ecclésiastiques, gendarmes et policiers se rendent sur les lieux, chacun s’affairant à sa tâche. Y avait-il eu défaut électrique ? L’enquête le déterminerait, plus tard, et les témoignages seraient essentiels. Pour l’heure, l’urgence est de sauver ceux qui peuvent l’être et soulager tous les blessés en leur donnant les meilleurs soins possibles.

Les secours opèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit, la lueur des bougies succédant à la lumière du soleil. L’auberge voisine avait pu fournir, heureusement, des bougies en nombre suffisant. Et c’est avec une infinie tristesse que le sous-préfet de Bagnères télégraphie alors à la préfecture de Tarbes : « Rentre de Gripp – six morts et une vingtaine blessés tous évacués sur Hôpital Bagnères – Parquet est sur les lieux ».

* * *

Jeanne, Julienne et Eugénie font partie des victimes. Toutes trois décédées.

Les corps des « deux dames des Landes », comme on les appelait, retournèrent dans leur village natal. Bien qu’elles aient vécu ensemble, depuis des années, elles y sont inhumées séparément. Quant à Julienne, « qui avait affronté les dangers d’une traversée de l’Amérique du Sud en France pour trouver la mort dans cette partie de plaisir », selon la presse locale, elle aurait droit à un bel enterrement. Les membres de la municipalité, le directeur de la compagnie des Tramways et le personnel de l’Hospice, ainsi qu’ «un flot nombreux de la population » formaient le cortège. « L’Avenir des Hautes-Pyrénées » précisait même que la ville de Bagnères avait fait déposer une belle couronne sur le cercueil, « devant lequel se découvraient toutes les têtes, en signe de douloureuse sympathie et de vifs regrets. ».

Ainsi avait été honorée Julienne, pour son dernier voyage, sans savoir que son fils premier-né, quelque part à l’autre bout du pays, attendait encore d’être reconnu comme tel et inhumé. « Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue (…). Nature, berce-le chaudement : il a froid. »

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