Julienne

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La disparition de Pierre avait achevé de convaincre sa mère de revenir à Bagnères, à l’automne 1915. Le seul regret de Julienne était d’avoir dû se séparer de Manuela, son unique fille, restée en Argentine.

Pas question pour Manuela, jeune mariée et bientôt mère à son tour, de surcroît, de l’accompagner ! Sa vie à elle était encore là-bas. Manuela y avait épousé un certain Jean Courade arrivé à Buenos Aires, quelques années plus tôt, en provenance de Dakar. Il était, auparavant, employé de commerce, à Saint-Louis du Sénégal, quand il avait décidé de venir tenter sa chance dans la pampa. Jean avait alors travaillé la terre, comme la plupart de ses compatriotes ; puis il s’était fait embaucher au chemin de fer et en était fort satisfait.

Une coïncidence amusante avait contribué à rapprocher les deux jeunes gens : le père de Jean était né à Bagnères, rue du pont de l’Adour, et son grand-père, boulanger, était même l’un des témoins du mariage des grands-parents de Manuela. Julienne considérait donc avoir laissé sa fille « entre de bonnes mains » ; elle pouvait partir tranquille.

Être sans nouvelles de Pierre, en revanche, depuis un an maintenant, mettait ses nerfs à rude épreuve. Personne, absolument personne, ne pouvait lui dire où il se trouvait. Était-il prisonnier quelque part ? Malade, blessé, hospitalisé ? Personne n’en savait rien mais Julienne avait un mauvais pressentiment. Elle ressentait parfois comme un grand vide, pire qu’une boule au ventre, et elle avait peur de ce que cela pouvait signifier. Oui, il pouvait fort bien n’être plus de ce monde. Mais en attendant d’en savoir plus, il fallait bien continuer à vivre, plus ou moins normalement. Et puis, elle avait encore deux fils adolescents par ici. Pour eux, au moins, elle devait faire bonne figure et être aussi présente que possible.

À Bagnères, Julienne avait hérité – avec ses frère et sœurs - de la maison de sa mère, rue des Écoles, quand celle-ci avait passé l’arme à gauche, au coeur de l’hiver. La maison où les garçons avaient grandi quand ils avaient été envoyés en France pour y faire leurs études. Antoine et Fernand s’étaient montrés heureux de la retrouver même si, bien sûr, le temps passé loin les uns des autres avait distendu les liens. Ils étaient devenus de vrais jeunes gens, maintenant !

Marie-Louise était la seule des filles Abadie à vivre encore avec leur mère avant son décès. Couturière de son état, elle avait mis au monde, en 1899, une petite Marthe, née «de père inconnu », à qui la présence de ses cousins avait fait le plus grand bien. Comme leur sœur aînée, les deux plus jeunes, Alexandrine et Julie, avaient mis le cap sur Buenos Aires, l’une en 1906, l’autre dix-huit mois plus tard. Catherine, toujours à Bagnères, avait épousé un typographe et restait fidèle à sa Bigorre natale. Quant à Joseph - le petit dernier - comme Pierre, il était sur le front. Mais lui était encore en vie, serait bientôt fait prisonnier, en Belgique, puis rapatrié à la fin de la guerre, « en vertu de l’armistice ».

Afin d’améliorer l’ordinaire, Julienne et Marie-Louise avaient pris des locataires : deux femmes d’une quarantaine d’années, originaires des Landes, elles aussi couturières. Mais ce 31 août était jour de repos et les deux Landaises avaient voulu explorer la région. Julienne les avait donc accompagnées pour une excursion jusqu’au plateau d’Artigues. Car, en été, le tramway montait alors jusque là.

Du plateau qui s’étendait à plus de mille mètres d’altitude, on avait, par beau temps, une vue magnifique sur le col du Tourmalet voisin. On pourrait se restaurer sur place, à l’hôtel-restaurant des Pyrénées, qui disposait aussi de remises et d’écuries pour les voyageurs qui s’y rendaient en voiture à cheval. Les trois femmes iraient ensuite faire un petit tour à pied. Avec leurs longues robes et leurs bottines, elles n’étaient certes pas équipées pour l’ascension du pic du Midi de Bigorre. Elles pourraient néanmoins, munies d’un grand bâton de berger, grimper aux cascades de Gripp.

Artiga, en occitan, c’est une terre défrichée sur les hauteurs. Mais ici, le paysage évoquait tout aussi bien une origine latine, alta aquae, les eaux des hautes vallées. Et c’était une excursion « classique » pour les curistes venus prendre les eaux à Bagnères. Comme eux, Julienne et ses locataires feraient, à Artigues, une cure du bon air des montagnes. Idéal pour la santé. Il n’y aurait plus ensuite qu’à repartir par le tramway du soir.

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