Années folles

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(Ce chapitre est issu de la scission du chapitre 2 ("Fernand") en deux chapitres, en date du 8/01/2020, pour un confort amélioré. Le lecteur qui aurait déjà lu, en entier, le chapitre "Fernand" avant cette date peut donc aller directement au chapitre suivant)

À peine arrivés en gare, encore fourbus de leur long voyage, les deux hommes s’étaient enquis de la presse parisienne afin d’y consulter le programme des spectacles du soir. L’offre allait au-delà de leurs espérances. Au Pavillon Dauphine, place de la porte Maillot, autrement dit à proximité immédiate de l’avenue du Roule à Neuilly, se produisait alors, disait la réclame, « le seul véritable orchestre argentin à Paris, dirigé par les fameux Bandonéonistes Compositeurs Genaro Espósito y Manuel Pizarro » !

Genaro était le fils d’un couple d’immigrés italiens originaires de la banlieue de Naples. Ses parents avaient ouvert à Buenos Aires une sorte de bar-épicerie en s’associant avec un certain Solari, considéré comme un des pionniers du bandonéon en Argentine. Ce dernier avait alors initié Genaro aux secrets de cet instrument atypique. À force de travail et de détermination, le jeune homme avait aussi appris à jouer de la guitare et du piano et parvint à réaliser son rêve : devenir musicien professionnel. Il tournait depuis plusieurs années déjà, en Argentine, lorsqu’un autre bandonéoniste, Manuel Pizarro, vint le trouver. Il avait reçu une proposition pour former un orchestre et jouer dans un cabaret de la Canebière ; il cherchait donc d’autres musiciens pour l’accompagner, dans tous les sens du terme. On était alors en 1920. Manuel et Genaro embarquèrent ensemble pour Marseille. Mais, à l’arrivée, le contrat s’avère bien moins mirobolant qu’ils ne l’avaient cru au départ. Ils ne tardent donc pas à « monter » à Paris où ils forment un nouvel orchestre avec d’autres musiciens, rencontrés sur place.

Pour être autorisés à se produire régulièrement, étant étrangers, les musiciens devaient se « déguiser » en gauchos, ces gardiens de troupeaux aux pantalons bouffants, afin d’être considérés comme un groupe folklorique. Cela ne les dérangeait pas outre mesure. Le tango était alors très populaire en France, comme dans le reste de l’Europe, assoiffée de plaisirs après la Première Guerre mondiale. « C’était les Années folles et le tango en faisait partie » écrira plus tard Claude Espósito, un des fils de Genaro, en mémoire de son père.

Antoine et Fernand saisirent au bond cette occasion inespérée de se divertir tout en replongeant instantanément dans l’atmosphère de leur enfance. Ils se mirent d’accord avec Euphrasie, la concierge de l’avenue du Roule, pour qu’elle garde les valises jusqu’au moment de leur retour et se rendirent, le soir même, au Pavillon Dauphine. Relativement récent, le bâtiment avait été construit, juste avant la guerre, sur le site d’un ancien Pavillon chinois d’exposition universelle. Et c’est donc là que le nouvel orchestre Genaro-Pizarro fit ses débuts parisiens.

* * *

L’ambiance de la soirée était éminemment festive. On y dansait, bien sûr, mais l’on pouvait aussi, comme Antoine et Fernand, se contenter de boire un verre en s’imprégnant des mélodies sud-américaines. Aux alentours de minuit, ils firent la connaissance d’un homme, d’une cinquantaine d’années, qui se présenta à eux d’un sonore « Ernesto Billar ! » et, sans plus de manières, s’installa à leur table. Ernesto, très à l’aise, entama la conversation. Il parlait français couramment et voulait en savoir plus sur ses « nouveaux amis ». Très vite, en effet, il se montra particulièrement amical et leur offrit généreusement à boire. Étaient-ils Français ? Parisiens ? Un ami leur avait-il recommandé cet établissement ? Enfin, se disait Ernesto, il pourrait bien avoir mis la main sur ses boleados du jour, comme on disait là-bas, en lunfardo. Dans cet argot des faubourgs de Buenos Aires ou Montevideo, le mot boleado évoquait un « plouc », un paumé, un gars désorienté, perdu dans la grande ville. Mais ces deux-là avaient quelque chose de différent, indéfinissable, peut-être dans la voix ? Dans le regard ? Ou leur accent ? Ils avaient le vin gai mais le sourire triste. Il fallait faire attention, ne pas se précipiter et creuser davantage.

Il creusa, ils creusèrent et finirent par se trouver des points communs. Ernesto avait connu un Garay autrefois, il en était sûr, « oui oui, en Argentine, un Garay, mais ¿cómo se llamaba ? Oui, son prénom… Il faut dire que ça fait un bail… Ah, voilà, Cipriano ! Il s’appelait Cipriano. » Ernesto l’avait croisé à Buenos Aires ou Rosario, il ne saurait plus dire exactement. C’était troublant car Antoine et Fernand avaient, en effet, un oncle prénommé Cyprien mais personne n’avait plus de nouvelles de lui depuis longtemps. Était-il à Buenos Aires ? Ils ne savaient pas. Et comble de l’extraordinaire, cerise sur le gâteau, éperon sur la botte du gaucho : Ernesto était imprimeur ! « Oui, imprimeur, à Paris ! » Et il aurait bien voulu s’associer - d’ailleurs il n’était pas trop tard - après avoir hérité de l’imprimerie de son père. « ¡Es el colmo ! ¡Es el colmo ! C’est un comble ! » riaient les trois nouveaux meilleurs amis du monde en fin de soirée. On n’allait pas se quitter comme ça, il faut absolument échanger nos adresses et qui sait ? « Allez Tonio, Fernando, ¡hermanos !, levons nos verres à notre future association ! »

* * *

Mais il fallait bien se rendre à l’évidence : si cette escapade avait donné aux Bigourdans des envies de capitale, de virées nocturnes et d’audacieux tangos, les choses n’étaient pas si simples, une fois la fièvre parisienne retombée. Ils avaient leur vie à Bagnères. L’ancien patron de Fernand l’avait repris à son poste et faisait preuve d’une grande compréhension à son égard quand, son esprit, parfois, prenait le large : oui, il lui devait une fière chandelle. Pouvait-il s’en aller maintenant ? Quant à Antoine, il n’était pas libéré des obligations militaires. Et s’ils montaient à Paris, pourraient-ils travailler tous les deux à l’imprimerie d’Ernesto ? Eh oui, car il faudrait de l’argent, aussi, certainement. Combien fallait-il mettre pour s’associer ? En avaient-ils seulement les moyens ? Fallait-il emprunter, et comment, et combien ? Ils n’avaient rien discuté de tout ça, ils s’en rendaient compte à présent.

S’ensuivit une période un peu délicate. Chacun reprit son emploi mais le coeur n’y était plus. Bagnères avait soudain rétréci et l’accent du Sud-Ouest ne chantait plus aussi gaiement à leurs oreilles. Désormais, ils voulaient entendre du « pointu », du parisien, ou alors de l’argentin. Et même du parisien et de l’argentin, s’ils pouvaient avoir tout à la fois dans la capitale. Ernesto leur écrivait. Fernand temporisait, il faisait et refaisait ses calculs : il pourrait peut-être partir le premier, Antoine garderait d’abord son emploi - c’était plus sûr - et le rejoindrait par la suite. « N’oublie pas que de nous deux, c’est moi l’aîné, disait parfois Fernand à son frère, sans grande conviction, quand celui-ci rechignait à l’idée de ce nouvel éloignement. Tu dois m’écouter ! » Ce à quoi Antoine répondait invariablement : « Oui, je sais, c’est toi l’aîné et c’est toi l’imprimeur mais c’est moi le plus grand, ça doit bien procurer un avantage, non ? » Quatre centimètres, en effet, séparaient les deux hommes mais c’était bien là leur plus grand sujet de friction.

Paul Abadie, leur tuteur, n’était pas très chaud pour cette association mais encore quelques mois et Fernand serait majeur, il pourrait alors emprunter et partir. L’affaire était risquée, sans doute – que connaissaient-ils d’Ernesto après tout ? - mais leur rencontre au Pavillon Dauphine lui paraissait un signe du Destin avec un grand D : avait-il le droit de l’ignorer ?

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