Trahisons : I

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Nous étions retournés en orbite de Jupiter, attendant de voir comment la situation évoluerait avant de repartir poursuivre la nouvelle lubie de Ren. Mais les hérétiques, pour l’instant, décimés par l’assaut conjugué de l’Elbereth et des filidhean, avaient abandonné la partie. Tanit disait que les bardes guerriers inspiraient une telle peur que les orcanides avaient dû renoncer à attaquer Solaris, sachant que les filidhean y avaient posé leur marque.

— La présence d’un Aonaran parmi eux il y a peu a du également les dissuader, précisa-t-elle. La rumeur court vite, et les orcanides, même s’ils sont des barbares, ne sont pas fous.

Je m’étonnai que des créatures aussi kamikazes que les orcanides décident d’abandonner la partie sur la seule rumeur d’un super guerrier ayant été aperçu il y a un certain temps, à des milliards d’UA du champ de bataille, parmi l’une des troupes en présence. Mais Tanit était formelle.

— Les Aonaranan ne sont pas seulement des super guerriers, me rappela-t-elle. Être tué par l’un d’eux en exercice veut dire voir son principe subtil absorbé par Arawn, sans aucun espoir de réincarnation. En outre, de mémoire ultari, aucune armée n’a jamais remporté de bataille dans laquelle s’était impliqué un Aonaran. Une fois que l’un d’eux apparait sur le champ de bataille, la partie est finie. Beaucoup se rendent à cette seule vue.

Je me tournai vers Ren, qui se reposait calmement dans un coin, ses petits sur le ventre. Il y avait de quoi grincer des dents. Quelle était son idée, au juste, en poursuivant l’un de ces agents de la damnation ? Je préférais encore tomber sur Śimrod directement, même si je doutais me retrouver jamais face à face avec ce dernier, à mon avis décédé depuis des éons. Mais il me fallait trouver une solution pour dissuader le têtu Ren de partir sur les traces du sinistre encapuchonné, et cela par tous les moyens. Réfléchir sans cesse à une nouvelle occupation pour détourner mon compagnon de ses lubies était un travail à plein temps, qui me bouffait bien plusieurs heures de veille par jour !

En attendant, Ren avait autorisé Varma à aller et venir sur l’Elbereth, et l’Amirale ne se priva pas de ce droit. Ce jour-là, elle débarqua à l’improviste, alors que Ren sortait de son bain, sa combinaison à moitié enfilée.

— Ah, dit-il en la voyant, nullement embarrassé. Vous venez nous chercher pour voir le réacteur jupitérien ? Il était temps : comme je vous l’ai fait savoir hier, nous partons demain. La situation semble stable, je pense que vous n’avez plus besoin de nous.

L’amiral s’était figée à la porte, subjuguée. Contemplant Ren sans se gêner, elle avança vers lui.

— Quelle matière extraordinaire… Est-ce que je peux toucher ? demanda-t-elle en tendant la main devant elle.

Etonné, Ren – qui s’apprêtait à zipper sa combinaison – se figea.

— Si vous voulez, proposa-t-il, arrangeant. Pourquoi ?

— Par curiosité, c’est tout, répondit Varma en posant son doigt sur les abdominaux de Ren.

Sans vergogne, Priyanca Varma caressa le ventre noir et sculpté de mon conjoint. Ce dernier se laissait faire, immobile et silencieux. Il était intrigué par le comportement de l’Amirale.

— Votre peau est étonnamment douce, remarqua-t-elle.

Je jetai un regard noir à Ren. Mais cet idiot ne voyait pas le mal.

— Nous ne sommes pas si éloignés des humains, vous savez, eut-il l’audace de lui dire.

C’était bien la première fois que j’entendais Ren soutenir une telle chose ! Lorsque Varma releva les yeux vers lui et lui demanda plus de précisions sur ces prétendus points communs avec les humains, je me décidai à intervenir.

— Bon, ça suffit, fis-je en zippant la fermeture éclair de mon compagnon jusqu’au cou. Vous l'aviez déjà tripoté sur Europa, il me semble ! Et il nous reste peu de temps. On va le voir, ce réacteur ?

Le réacteur géothermique de Jupiter était l’une des merveilles de la technologie énergétique de l'Holos. Priyanca Varma avait proposé de nous en faire une visite guidée.

— Et vos oreilles ? osa s’enquérir Varma pendant le voyage en navette – la mienne, que je pilotais – conduisant à la plateforme du réacteur. Le rapport d’études qu’a soumis le laboratoire de Kybos Prime après vous avoir disséqué stipulait que la pointe en est très innervée, et que selon toute probabilité il s’agit d’une zone érogène pour ceux de votre race. Les tests ont également montré que votre queue...

Je manquai de faire une embardée. À côté de moi, le pauvre Ren, visiblement embarrassé par les souvenirs déplaisants que cette insensible bidasse avait convoqué, baissa les yeux.

— Vos savants – Ren avait dit le mot avec une certaine nuance de mépris – ont découpé mes oreilles une bonne dizaine de fois, avant de me repasser au syntoniseur pour les faire repousser. Je n’ai aucun souvenir d’avoir ressenti le moindre plaisir pendant cette opération, Amirale, désolé de vous décevoir.

Cette remarque ironique mais néanmoins ferme mit fin aux questions insidieuses de Priyanca Varma.

Une fois arrivés en vue de la plateforme, j’entamai la manœuvre d’atterrissage. Ren sortit le premier, et je restai un instant seule avec l'Amirale.

— On a pris en charge les humains primitifs que vous avez secourus des ældiens dans la zone non-cartographiée, m’informa-t-elle. À la demande de Ren, ils se verront attribuer un numéro de citoyen et un travail.

Sûrement un boulot de forçat, sale, dangereux et mal payé, ou une intégration dans les troupes de la République, devinai-je en voyant l’air satisfait qu’affichait Varma pour avoir classé ce dossier. Mais ce n’était plus mon affaire. Je leur avais proposé d’autres alternatives : ils les avaient toutes refusées.

— Ne le prenez pas mal, lâcha soudain Priyanca Varma. Je parle de toutes ces questions que je pose sur votre commandant. C’est un être fascinant !

Je la fixai en silence. J’avais une folle envie de lui mettre mon poing dans la face.

— C’est bien ce que je pensais, assénai-je finalement. Cela vous est arrivé !

Varma leva un sourcil.

— De quoi parlez-vous ?

— Vous êtes endwollée, lui annonçai-je sur un ton triomphant. Victime de luith, comme 99,9 % de la population humaine en présence d’un ældien.

Varma se tourna vers moi.

— Comment cela ?

— Vous êtes fascinée et attirée par Ren, vous vous imaginez même – à votre grande honte – être pénétrée par cet organe qui vous subjugue tant. Si ça peut vous rassurer, précisai-je à une Varma outrée, c’est indépendant de votre volonté à tout les deux : Ren n'y est pour rien non plus. Ce phénomène qui touche les femmes humaines est dû aux phéromones qu’émettent de manière inconsciente les mâles ældiens. C’est de la chimie, pas la magie !

— Je ne vous permets pas, dit-elle lentement. Mon intérêt pour votre Ren n’a rien de sexuel : il s’agit d’un exomorphe, un non-humain, un alien brutal et dangereux. La seule idée de savoir que vous avez été saillie et ensemencée par cette créature me hérisse les cheveux : je considère cela comme une terrible paraphilie !

Heureusement que vous en avez peu, des cheveux, faillis-je lui dire. Mais je réussis à garder mes paroles dans ma bouche. Cela valait sans doute mieux.

— Qu’est-ce qui vous fait sourire ? s’enquit Priyanca Varma, un sourcil levé. Est-ce mon vocabulaire ?

Je secouai la tête.

— Rien du tout, répondis-je. Je trouve juste votre obstination à qualifier Ren de sauvage exomorphe ridicule. À force de le côtoyer, vous auriez dû comprendre à quel point ceux de sa race sont sensibles et intelligents. Nulle créature dans la Voie ne prise la culture plus que les ældiens ! Ren peut être plus que les autres.

— Il faut reconnaître que ces ældiens sont fascinants, m’octroya Priyanca Varma. Lorsqu’on les aura pacifiés, il y aura beaucoup à apprendre d’eux.

Je fronçais les sourcils.

— Pacifiés ? C’est donc ça, votre projet ? Pourquoi les pacifier ? Ils nous ignorent, la plupart du temps. Et il reste très peu d’ældiens dans la Voie.

— Trop encore à mon goût et à celui du Président, avoua alors Priyanca Varma. Et je dois vous dire que savoir en liberté des factions guerrières, volontiers hostiles et armées jusqu’aux dents comme ces bardes-guerriers ne me rassure guère… Mais venez, votre commandant nous attend.

Pendant toute la visite, alors que Ren badinait gaiement avec Priyanca Varma qui l’instruisait de tout ce qu’il y avait à voir, je rongeai mon frein, hésitant à tout instant à m’arrêter et à balancer la vérité à Ren sur ce que cette femme sans cœur pensait de lui. Mais je n’étais pas certaine qu’il me suive. À mon grand dam, Ren appréciait l’amiral de l'Holos. Lui qui avait été tant méprisé, il se sentait probablement flatté d’être le centre d’attention d’un personnage aussi important et prestigieux que Priyanca Varma. Je craignais que sa candeur ne lui coûte cher.

— Et voilà la merveille de notre civilisation technologique, annonça Varma en s’arrêtant, incapable de réprimer son ton orgueilleux. Le réacteur géothermique de Jupiter !

Nous étions en bord de plateforme devant un trou béant, dont les méandres partaient au fin fond du noyau de la planète géante.

— Plusieurs milliers de milliers de kilomètres, précisa l’amiral en nous invitant à regarder. Comme vous le savez, Jupiter est composée à 90 % d’hydrogène liquide, à 300° kelvin. Cette température nous permet de stabiliser le plus gros réacteur thermonucléaire de Solaris, que vous voyez ici. Avec un rayon métrique de presque 70 000 km², Jupiter nous fournit une énergie considérable.

— C’est monstrueux, reconnus-je. Un réacteur d’une telle taille…

— C’est un peu comme le CERG, finalement, ironisa Priyanca Varma. Et comme pour ce dernier, nous avons bon espoir de le miniaturiser.

Ren tourna son attention vers Priyanca Varma.

— J’ai vu que vous aviez produit de nombreux émetteurs à faisceau gravitationnel, sur la nouvelle Arkonna, observa-t-il.

— En effet. Mais je préfère éviter leur prolifération. À ce propos...

Ren leva soudain la tête. D’ici, l’Elbereth était visible. On la voyait flotter dans l’espace, vision rassurante qui évoquait la maison dans laquelle, soudain, j’eus hâte de retourner.

— Vous pouvez y aller, dit Varma d’une voix suave, et je mis un moment à comprendre à qui elle s’adressait. Exécution !

Une déflagration sourde creva l’espace. Il n’y avait pas à s’y tromper : c’était un tir gravitationnel. Le seul rayon transcendant le réel, et capable de faire du bruit dans le silence sidéral.

Sous nos yeux ébahis, l’Elbereth disparut en milliards de micro-particules, oblitérée par un tir de CERG à pleine puissance.

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