Nouvelles tensions

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Les jours suivants se déroulèrent dans une ambiance morose. Ren faisait profil bas, s’affichant toujours en humain et reléguant sa fille dans la salle des armes. Je réalisai qu’elle s’entraînait pour devenir une tueuse impitoyable, dans la digne tradition ældienne des hordes de sicaires qui partent se faire les griffes sur des biotopes en paix en déboulant parmi eux comme des prédateurs affamés – ce qu’ils étaient, en réalité.

Círdan et Tanit, désoeuvrés, traînaient dans le vaisseau. Je les savais inoffensifs, mais néanmoins capables de devenir des bêtes sauvages si on leur brandissait un « renard » sous le nez. Le jeune soupirant d’Angraema était d’humeur mélancolique depuis qu’on l’avait séparé de sa belle. Dès qu’il me vit revenir sur le vaisseau, il se précipita pour me parler d’elle, m’expliquer ses futurs souhaits de mariage, et me décrire en long et en large la famille qu’il voulait construire avec elle.

— Peut être une portée, ou deux, commença-t-il en croisant et décroisant ses longs doigts sur son giron. Je voudrais qu’on ait exactement le même nombre de petits mâles et de petites femelles, mais bien sûr, ce sera à Angraema de décider. C’est une elleth forte et puissante : elle sera certainement très fertile et capable de mettre bas de nombreux petits. Qu’en pensez-vous, Baran ? Qu’est-ce qui est le plus souhaitable, selon vous, d’avoir d’abord une portée avec plus de filles, ou plus de garçons ?

— Je n’en sais rien, Círdan, soupirai-je, déjà fatiguée, et un peu irritée qu’il m’appelle par mon nom ældien à défaut de l’autre. Je ne suis pas une spécialiste des portées et des mises bas… Je ne suis même pas ældienne !

Il me regarda, interloqué, ouvrant grand ses yeux rubis. Comme tout les membres de sa race, Círdan avait toujours été fascinant à regarder, mais depuis qu’il était officiellement en couple avec Angraema, il était d’une beauté à couper le souffle. Il ressemblait de plus en plus à son père, aussi.

— Mais vous avez déjà eu deux portées, et…

Je l’interrompis avant qu’il ne s’enfonce.

— Une portée de deux et une de un, rectifiai-je. Cette maigre qualification est loin de faire de moi une pédiatre, ou une médiatrice familiale. Demande plutôt à Tanit. C’est elle, la spécialiste de la culture ældienne, sur ce rafiot. En plus, elle est enceinte.

Je vis que Círdan fronçait un sourcil, l’air contrarié.

— Ce ne serait pas convenable de demander une telle chose à l’ancienne concubine de mon père, répondit-il. Ce serait indécent !

Je le regardai, surprise.

— Círdan, finis-je par lui demander, tu savais que Tanit était la bonne amie de ton père ?

— Tanit est une barde. Comme toutes les bardes, son rôle est de témoigner de l’histoire de la Cour où elle sert, de divertir et d’instruire ses membres, ainsi que dame Erenwë et dame Ardamirë l’ont souligné tantôt. Je savais qu’elle partageait le khangg de mon père, oui… Ainsi que celui d’autres mâles. Ce qui est normal.

Il disait cela, mais je voyais bien qu’il n’en pensait pas moins.

— Normal, certes, lui concédai-je. Mais cela ne te plaisait pas, je me trompe ?

Il soupira. De nouveau, ses longs doigts s’agitèrent.

— J’aurais préféré que mon père reste fidèle à ma mère pour toujours, c’est sûr, admit-il. C’est ce que je souhaite moi, en tout cas : rester fidèle à dame Angraema jusqu’à la mort !

Encore des idées extrêmes, même chez un jeune innocent… Un peu agacée, je décidais de lui dire ses quatre vérités :

— À quoi sert de prendre cette décision radicale, Círdan ? Vous autres ældiens pouvez vivre des millénaires, pourquoi parler de mort et chercher absolument à se mettre une chaîne au cou ? Tu ne sais même pas ce que la vie te réserve : tu n’as encore rien vu du monde réel ! Angraema est la première jeune femelle que tu rencontres. Qui te dit que c’est vraiment la bonne, celle avec qui tu veux passer la majeure partie de ta vie ?

Choqué, Círdan se redressa. Il arborait une expression d’intense outrage dans ses yeux ambrés. Je sentis qu’il allait me dire une méchanceté – peut-être me donner un coup de queue ou de griffe, même – mais il sut se contenir.

— Je crois que vous êtes préoccupée, dame Baran, fit-il d’un ton pincé. Je reviendrai parler de cela avec vous plus tard. En attendant, permettez-moi de vous donner mon congé.

— Oui, grommelai-je. À plus tard, Círdan.

Il se releva, le dos droit comme un i et le cou bien déroulé, et s’en alla d’un pas digne et gracieux.

Je savais que je l’avais blessé, et je le regrettai déjà. Mais parfois, les ældiens me sortaient par les yeux avec leurs états d’âme égoïstes et leurs problèmes métaphysiques. Pourquoi se simplifier la vie quand on peut se la compliquer !

Dépitée, je restais là un moment à broyer du noir. Je m’en voulais d’avoir envoyé sur les roses ce pauvre Círdan, qui avait toujours été si gentil avec moi. Jusqu’au jour où il te sautera dessus sans raison, me susurra une petite voix. Là, il n’était plus question d’incriminer le venin d’araignée, la Trame et ses maléfices. C’était ce que je pensais, moi.

Les jours suivants, Priyanca Varma déplaça ses troupes en orbite du satellite Europa, au large de Jupiter. Ren, qui avait accepté de l’aider, suivit. La veille du départ, j’eus une discussion avec lui, où il me proposa de rester à l’attendre.

— Je peux partir seul pour cette bataille, Rika, m’assura-t-il. J’emmènerai juste Angraema pour sa formation, et Tanit, qui doit se porter témoin. Mais toi, tu pourras rester ici, sur la nouvelle Arkonna. Priyanca m’a assuré qu’elle pouvait t’allouer un habitacle, pour toi et les petits. Círdan restera avec toi pour vous protéger.

Je m’étais figée, catastrophée. Et Círdan, comme chevalier servant ! Ren abusait.

— Tu l’as dit à Priyanca, pour nos enfants ?

— J’ai pas eu besoin de lui dire, répondit Ren. Elle en avait déjà été informée.

— Par qui, à ton avis ?

Ren me regarda sans répondre. Il l’ignorait.

Je poussai un soupir sonore. Si seulement Ren se montrait un peu moins jovial et confiant avec cette Priyanca Varma !

— Hors de question de laisser mes enfants sur une base de l'Holos, Ren, statuai-je sans hésitation. Ils sont à moitié ældiens. Et tu as vu comme les tiens sont appréciés, ici ! C’est trop dangereux. Nos deux espèces ne peuvent pas cohabiter, on le sait, maintenant. Des deux côtés, ça ne marche pas.

— Nos petits sont pourtant la preuve irréfutable que c’est possible, Rika, murmura Ren, déçu.

Je ne répondis rien à cela. Certes, Ren n’était pas un ældien normal. Il était différent des autres membres de son espèce. Un peuple sadique, dont j’avais pu expérimenter les déviances et la cruauté. J’avais peut-être eu des petits avec lui, mais par le biais d’un artifice. Aucun autre moyen que la configuration ne me paraissait possible.

Face à mon silence, Ren baissa le nez. Je lui trouvai un air mélancolique, qui me fit un peu regretter mes paroles.

— Il y a une autre raison, ajoutai-je en tendant la main pour caresser sa joue. Il est également hors de question de prendre le moindre risque de laisser mon mari mourir loin de moi… Plus jamais tu ne partiras combattre seul, Ren. Pas tant que je serais vivante.

Il eut un sourire bref, auquel je trouvai une nuance douloureuse. Son « il le faut, pourtant » murmuré du bout des lèvres m’alarma, mais je le chassai de mon esprit pour l’instant.

Je ne lui donnai pas le choix. S’il avait envie de me tenir éloignée des combats, Ren n’osa pas me reparler de la proposition de Priyanca Varma. Et je partis donc avec lui dans le système de Solaris, avec nos enfants.

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