Amères retrouvailles

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Le lendemain, Priyanca Varma nous invita à passer en revue une bonne partie de son armada. Ayant une réunion, elle nous abandonna bien vite, et Ren profita de l’opportunité pour se changer en humain. Un humain à la peau beaucoup plus claire que ses configurations habituelles, et sur lequel ne subsistait plus aucune trace ældienne : il ressemblait seulement à un beau jeune homme aux cheveux très blonds et aux yeux verts.

— Tu ne devrais pas faire ça, lui soufflai-je en jetant des regards inquiets autour de moi.

— Au contraire, me rassura-t-il en prenant ma main. On attirera moins l’attention, et on pourra contrôler les ressources tactiques de l'Holos de manière plus discrète.

Je me rangeai à son argument. Nous continuâmes nos explorations, quittant le grand tarmac principal pour explorer ce que Priyanca Varma avait caché dans les étages inférieurs de la plateforme, à l’abri.

Il y avait de quoi conquérir la galaxie à nouveau. Gros porteurs, navires moyens, petits astronefs rapides… Tous étaient équipés de collisionneurs, et un grand nombre, je le notais, d’émetteurs à faisceau gravitationnel.

— Ils ont réussi à miniaturiser le système, murmurai-je à Ren en pointant le canon octogonal d’un collisionneur CERG embarqué. Sur un astronef ! Ça fait combien de temps depuis Keteres, Ren ?

— Je ne sais pas, m’avoua-t-il. Peut-être plusieurs années.

J’interpellai un mécano, occupé à huiler les moteurs. Après avoir discutaillé un peu des détails techniques de la machine qu’il astiquait – une superbe bête – je lui demandais de me prêter son utilitaire de traitement des informations incorporé sous prétexte de régler le mien. La date qu’il afficha me fit dresser les cheveux sur la tête : nous avions quitté la Voie il y a huit ans solariens.

J’échangeai un regard rapide et silencieux avec mon compagnon, puis nous quittâmes la zone. Huit ans. J’avais donc, officiellement, vingt-huit ans, et mes deux premiers enfants, nés sur notre bord les derniers mois que nous avions passé dans la Voie Lactée, huit ans également.

— Ça te fait quel âge, à toi ? demandai-je à Ren, qui haussa les épaules.

— J’ai arrêté de compter, me répondit-il.

M’apercevant que je connaissais même pas sa date de naissance, je la lui demandais :

— Je suis né en l’an 41297 du Crâne Chantant, me déclara-t-il, pendant la bataille de Virmylla.

— C’est à dire ?

— Je viens de te le dire.

Je poussai un soupir résigné.

— Et ton mois de naissance ?

Ren me regarda d’une façon si éperdue que je renonçai à lui en demander plus. Impossible, donc, de lui fêter son anniversaire, si une telle chose existait chez les ældiens.

Mon attention fut soudain attirée par le fuselage familier d’un vaisseau, en assez mauvais état. Stupéfaite, je donnai un petit coup de coude à Ren.

— Regarde cet astronef ! lui intimai-je en pointant la machine en question. Ça ne te rappelle rien ?

— Le croiseur de ton ex-mâle, observa Ren judicieusement en hochant la tête d’un air entendu.

C’était bien l’astronef de Levi Fenrig. On pouvait apercevoir de nombreuses traces d’impact dessus. Mon premier élan fut celui de la peur : si son vaisseau se trouvait là, où était son pilote ?

Heureusement, nous dénichâmes ce dernier dans le mess des officiers, où Varma nous avait instruit de nous rendre pour manger. J’étais heureuse de le voir. Ren vint lui serrer la main – il le faisait automatiquement, depuis Louis Wu – que Levi prit chaleureusement.

— Enchanté, se présenta-t-il. Commandant Levi Fenrig, corps des chasseurs de l’alliance indépendante de Padma.

Ren garda un silence prudent, affichant un demi-sourire mystérieux. Un peu curieux, Levi profita que Ren regarde ailleurs pour me jeter un regard interrogatif, mais qui me parut particulièrement content.

— Je suis l’époux de Rika, se présenta Ren, à qui le petit coup d’œil de Levi n’avait pas échappé.

Il avait omis de donner son nom, mais pas cette information capitale.

— Une bonne chose, mon vieux, le congratula Levi Fenrig en lui tapant dans le dos. Une très bonne chose !

Il se tourna vers moi.

— J’ose comprendre que tu ne sers plus à bord du navire ældien, Rika ?

— Si, toujours, lui répondis-je en regardant Ren en biais.

Quand-est-ce qu’il allait se décider à dire à Levi qui il était ? En avait-il seulement l’intention ?

Je constatai que le visage de Levi s’était assombri.

— Et comment va ton commandant ? Euh, Den ?

Ren, corrigeai-je, sans lâcher des yeux le susnommé. Il va bien.

Ren nous fit un petit sourire, puis il s’éloigna vers le buffet. Fenrig en profita pour me faire face.

— Toujours avec l’ældien, alors… Et ton mari, alors ? Il fait partie du personnel ?

Je poussai un soupir résigné.

— C’est Ren, lui appris-je discrètement. Il se change en humain pour passer inaperçu. Fais comme si tu ne savais pas.

La tête que fit Fenrig valait bien cette petite mascarade. Il était littéralement sans voix. Lorsqu’il la récupéra, ce fut pour me poser la question fatidique :

— Mais alors… Ça veut dire que tu es avec lui ? En couple, je veux dire ?

— Oui, acquiesçai-je.

— Par l’Omnipotent ! lâcha Fenrig.

C’était le cri du cœur.

Je n’avais plus le courage de me justifier. Que les gens pensent ce qu’ils veulent.

— Je suis contente de te savoir en vie, en tout cas, lui dis-je pour changer de sujet.

Fenrig se passa la main dans les cheveux, qu’il gratta pensivement. Je souris en le regardant : il était toujours aussi charmant, avec sa barbe de trois jours (une coquetterie que Ren ne posséderait jamais).

— En vie… Oui. J’ai eu de la chance. Figure-toi que c’est passé près, cette fois ! J’ai senti la faux de la Grise sur ma nuque, ce jour-là…

— Qu’est-ce que tu veux dire ? m’enquis-je en décelant une nuance plus sombre dans son ton.

Fenrig me jeta un regard dur.

— T’es pas au courant ? C’est pour ça qu’on est là. Padma n’existe plus, Rika. La colonie a été annihilée. Pour nous, la stabilité n’aura pas duré bien longtemps. Les trois quarts de la flotte s’est fait massacrer… Et le reste emmené en esclavage.

Mon sourire s’évanouit.

— C’est pas vrai, murmurai-je. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Fenrig soupira, et il jeta un regard à Ren l’humain, qui picorait tranquillement au buffet en discutant avec un troufion.

— Les ylfes, asséna-t-il en me regardant. Les unseelie, ou dorśari, ou quoiqu’on appelle ces monstres. Des tueurs sans pitié… Jamais je n’avais participé à une bataille où les forces en présence étaient aussi déséquilibrées. Ils sont arrivés avec un seul vaisseau amiral – ce que j’ai identifié comme tel, en tout cas – qui a dispatché des gros navires de guerre comme le tien – deux ou trois, pas plus de quatre – qui a lui même déposé des astronefs et des troupes au sol. Troupes au sol qui se sont jetées littéralement des airs sur nous, je n’avais jamais vu ça… En fait, rien de ce que j’ai vu ou fait ce jour là ne pouvait être relié à mon expérience habituelle de la guerre. Ces putains d’ylfes ! On a des hommes solides parmi nos troupes, enfin, on avait – des vétérans des guerres homoncules qui en ont vu de dures comme tu peux l’imaginer – mais là… J’ai vu des mecs se chier dessus et implorer leur mère, supplier pour qu’on les achève. On a connu l’enfer sur terre, Rika. Ces créatures sont démoniaques. Tu les aurais vus ! Bardés d’acier, de scarifications et collectant des morceaux de corps pour les épingler sur leurs armures… Ils ont pris le héros des premières heures, Kenario Chigozi, un soldat brillant qui a réussi à fédérer les hommes de son ancien bataillon d’Astra Leo et à former une poche de résistance. Ils lui ont coupé les quatre membres sous les articulations et l’ont épinglé sur une barre croisée – une enfoncée là où tu imagines, l’autre derrière les épaules – et l’ont trimballé comme un étendard pendant tout le temps qu’à duré la bataille. On pouvait l’entendre hurler à des kilomètres. Un certain nombre de gars ont essayé de mettre fin à ses souffrances en lui tirant dessus à distance, mais à chaque fois que ça arrivait, un de ces fantassins ældiens hyper rapides déboulait de nulle part à toute vitesse – ils bougent tellement vite, c’est presque impossible de les suivre à l’œil nu ! – et épinglait le tireur. Finalement, quand Chigozi a rendu l’âme au petit matin, on était tous soulagés. Les rares survivants dont je fais partie ont fait une sortie peu après, la tentative de la dernière chance. Une bonne partie s’est fait abattre, mais j’ai réussi à percer avec quelques gars et me voilà… J’ai tout de suite rallié le centre tactique de l’Holos. Je veux me venger, et si ça signifie signer une trêve et abandonner momentanément la cause, et bien j’en suis. On est tous humains, après tout. Tous sapiens. Mais ces créatures... Maintenant, je comprends l’obsession de la République pour les ældiens. C’est ce que m’a dit l’amiral Varma en me recevant: « Vous comprenez, maintenant ?

J’étais sans voix. D’un autre côté, je ne pouvais pas mettre sa parole en doute. Je savais ce que les ældiens pouvaient être.

— Keri ? murmurai-je. Keri Mauser. Qu’est-il devenu ?

— Keri ? Il est mort, asséna froidement Fenrig. Dès les premières minutes, si ça peut te rassurer. Son croiseur s’est fait abattre tout de suite : il faisait partie de la première salve de défense. Au moins, il n’aura pas souffert.

— Et Evangelios Nekin ? Le Sekhmet ?

— C’est la seule bonne nouvelle : Padma – le Sekhmet – est repartie aussitôt après nous avoir déposé sur la nouvelle colonie. Même vide, elle doit rester indépendante. Au moins l’un de nos vaisseaux que ces putains d’ylfes n’auront pas !

— Ren est différent, m’empressai-je de dire sitôt la consternation passée. Il n’est pas comme eux. Je t’assure, Fenrig… Il est vraiment de notre côté.

— J’espère bien, gronda Fenrig sombrement. Je l’espère vraiment, Rika. Pour toi. Moi, je ne pourrais plus faire confiance à ces créatures. Je m’en méfiais déjà avant mais là… Non, pas après avoir vu ce qu’ils ont fait. Ils sont anthropophages : tu le savais ?

— Ren est … végétarien, glapis-je maladroitement, cherchant à chasser de mon esprit l’air gourmand qu’il avait pris en buvant mon sang ou en dévorant mon placenta.

Levi soupira – un soupir plus excédé que résigné – et passa à nouveau sa main dans sa chevelure noire et ondulée.

— Je veux bien te croire, murmura-t-il, les yeux posés sur Ren l’humain qui continuait de socialiser au buffet. J’aimerais, en tout cas… Après tout, aucun des ældiens que j’ai vu ce jour-là n’aurait accepté de se métamorphoser en humain comme ton Ren l’a fait. Aucun ! Ils nous méprisent tellement… Pour eux, on est rien d’autre que du bétail, seulement bon à se faire écharper.

Je décidai d’embrayer rapidement.

— Comment étaient-ils, ces ældiens ? Tu dis que c’était des dorśari. Tu en es sûr ? Ils avaient tous la même couleur de peau que Ren ?

Fenrig me regarda.

— J’ignore à quoi ressemble ton Ren, Rika… Je ne l’ai vu qu’en armure complète, avec un de ces masques horribles qu’ils portent en sortie et une capuche par-dessus. Il n’a jamais daigné nous montrer son visage. Maintenant, je comprends mieux ! Oui, ils avaient tous le même genre d’armure que lui : un truc noir bardé de lames avec des pièces de cuir par-dessus et un masque grimaçant. Sauf certains, un bataillon composé uniquement de femelles à la chevelure rouge, qui allaient à moitié nues… De vraies furies. C’était probablement, parmi nos adversaires, les fantassins les plus cruels. Elles ne portaient que des armes blanches et s’abattaient sur nous comme la misère sur le monde, bondissant et disparaissant si vite qu’on ne pouvait rien faire pour les contrer, mais laissant un sillage de cadavres mutilés et décapités derrière elles. Elles collectionnaient les têtes… On aurait dit qu’elles faisaient un genre de concours. Elles s’annonçaient par des cris stridents et hystériques qui ont rendu sourd la moitié de nos hommes, mais même en sachant qu’elles arrivaient, on étaient impuissants face à elle. Une horreur !

Il posa la main à son front, se perdant dans ses souvenirs. Le syndrome post-traumatique typique du soldat de retour du front. Je le laissais se reprendre avant d’enchaîner.

— Mais sinon, comment étaient ces ældiens ? Avaient-ils la peau noire et la crinière blanche ?

Levi secoua la tête.

— Non, pas que je sache. Ils avaient la peau blanche, blafarde même. Une très longue crinière, épaisse et sauvage – il paraît que ces saloperies ne laissent leurs cheveux libres que pour faire l’amour ou la guerre, c’est ce qu’on disait d’eux quand j’étais petit. Tous très grands, agiles, rapides, mortels. Avec des yeux effilés sans pupille et sans humanité. Et de grandes oreilles pointues. Des ylfes, quoi ! On dirait que t’en as jamais vu, persifla-t-il.

Je le sentais agacé. Décidant de ne pas relever – il y avait de quoi avoir la haine, après ce qu’il avait vécu – je poursuivis mon interrogatoire.

— Il y a plusieurs couleurs de peau et de cheveux chez eux – plusieurs robes, comme ils disent. Certains – dont Ren – ont la peau sombre et les cheveux blancs.

Fenrig me jeta un petit regard acide.

— T’es sûr que c’est pas un orcanide, ton Ren ? me jeta t-il cruellement.

— C’est un ældien, me contentai-je de répondre. Un sil-illythirii, ou ædhel couleur de lune. On les appelle aussi elfes noirs. C’est pour ça, que je te pose la question.

— Je me fiche de leur couleur, ou de leur robe, répliqua Fenring. Je te dis ce que j’ai vu. C’était bien des ældiens. Impossible de se tromper. Et pour moi – noirs ou blancs, blonds ou rouges – ils sont tous pareils. Il faut qu’ils disparaissent de la galaxie. Il le faut.

Levi Fenrig était devenu un adversaire déclaré des ældiens. Comment l’en blâmer ? Lorsque Ren revint, je le tirai sur le côté et l’emmenai faire un tour sur le tarmac.

— J’ai une mauvaise nouvelle, Ren, lui annonçai-je tout de go.

Il me regarda attentivement.

— Oui, c’est ce que j’avais compris, à voir ta tête tout à l’heure.

Très observateur, Ren avait bien compris que quelque chose n’allait pas.

— Padma s’est faite hacher menue par des ædhil. Des dorśari, d’après la description. Sauf qu’il n’y avait pas un seul khari parmi eux. Beaucoup de femelles nues aux cheveux rouges, assoiffées de sang. Ils se sont montrés particulièrement cruels.

Ren accusa le choc en silence.

— Inutile de dire que désormais, les rares survivants de Padma – Fenrig le premier – te détestent.

— C’est tout à fait normal et compréhensible, dit seulement Ren.

Pourtant, ce n’était pas de sa faute. Il avait fait de son mieux pour les aider. Tout ça pour qu’ils se fassent massacrer ensuite par ses frères de race… Je soupirai, découragée. La galaxie n’était pas prête de connaître la paix !

— J’ai bien fait d’opérer cette configuration, statua Ren en croisant les bras. Les padmiens doivent certainement croire que c’est moi qui les aient vendus aux dorśari.

Je n’avais pas pensé à ça. Mais oui, c’était probablement ce que Fenrig pensait. Il n’avait juste pas osé me le dire.

Je donnai plus de détails à Ren, lui répétant la conversation que j’avais eu avec Fenrig.

— D’après la description que tu m’en fais, m’apprit-il, ce sont des urdabani – des ædhil d’Urdaban – accompagné d’un bataillon de Sœurs du Rouge, les « épouses de Neachneainë », le dieu de la guerre. C’est une guilde de chasse, une sorte d’équivalent féminin des aios d’Æriban pour les femelles dorśari. Ma mère y a servi, dans ses jeunes années… Elle a rendu son arme en devenant lige de Sneaśda.

Ma consternation se voyait probablement sur mon visage. Ren était le fils de deux criminels de guerre : l’un dévoué corps et âme au dieu du massacre et de la destruction, l’autre au dieu de la mort… Qu’allais-je apprendre sur le père de mes enfants et ma « belle-famille » par la suite ?

— Ton instinct ne t’a pas trompé, Rika, dit-il fermement et sans transition. Quand tu pensais de moi que j’étais un tueur dédié uniquement à la mort et la destruction, tu avais raison. C’est ce que j’étais. Mais tu m’as ouvert les yeux, et montré que les autres espèces de l’univers ont droit à la vie, au bonheur et au respect. J’en ai toujours eu l’intuition, depuis ma plus tendre enfance, mais maintenant, j’en suis convaincu. Tu m’as dit toi-même qu’on n’était pas tributaires des actes de nos parents.

Je hochai la tête. Il me prit dans ses bras, et je faillis pleurer.

— On nous regarde, murmura-t-il en me tapotant le dos.

Je le lâchai. Effectivement, deux troufions nous regardaient, ainsi que Fenrig. Le regard de ce dernier était tout sauf amical.

— Tu crois que je devrais lui parler ? ajouta Ren à mon intention.

Je secouai la tête.

— Il ne vaut mieux pas. Retournons sur l’Elbereth, Ren.

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