Échange d’informations sensibles entre femelles humaines

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Cela faisait une semaine que nous stationnions en orbite de la « nouvelle Arkonna », une plateforme terraformée qui servait de chantier et d’avant-poste de réserve aux armées de la République pendant que l'Holos construisait une nouvelle géo-formation destinée à remplacer l’ancienne, suppliciée par les hérétiques et achevée par le CERG de l’Elbereth.

J’avais beaucoup hésité avant de montrer le message de Priyanca Varma à Ren. Je savais ce dernier fasciné par l’amiral, une humaine de presque sa taille qui commandait à des milliards d’hommes et autant de navires stellaires. En outre, conditionné comme il l’était, Ren était naturellement prêt à se jeter dans n’importe quelle bataille si elle lui rapportait un peu d’aventure et de prestige. Puis, n’étant pas contre un peu de rebondissements moi-même, j’avais songé que j’en avais assez d’être l’étrangère de service et qu’il était temps de revenir à la civilisation ordonnée, mécanique et efficace de l'Holos. Ignorant les protestations vaines de Tanit – désormais à moitié dénudée sur mon mari – j’étais donc allé porter le message de Priyanca Varma à Ren : il ne fallut qu’une demi-seconde à ce dernier et un regard échangé avec moi pour décréter que nous en étions.

Contactée, l’amiral de l’Holos nous avait aussitôt donné rendez-vous sur la Nouvelle Arkonna. Il y eut un moment de flottement indécis lorsque nous nous retrouvâmes tous les trois l’une en face des deux autres : Priyanca Varma, face à Ren, et moi. Puis elle se décida à parler la première.

— Vous n’avez plus votre queue, constata l’amiral en laissant courir son regard froid sur le corps de mon compagnon, dont elle avait presque la taille. Et vos cheveux sont longs. Je vous préférais tel que vous étiez avant : vous aviez l’air plus… sauvage.

L’image fugitive de l’horrible appendice du démon khari glissant entre mes cuisses me revint comme un flash. Je la chassai vite de ma mémoire.

Ren, lui, semblait ravi. Pour un ældien, et Ren, notamment, il n’y avait pas plus satisfaisant que s’entendre dire que la perte de sa queue et la mise élaborée de ses cheveux – parcourus de tresses bien lisses et soigneusement attachés – lui donnaient l’air civilisé.

Mais moi, cette remarque m’énervait. Je savais ce que l'Holos pensait des exogènes. Maintenant qu’il était évident que Ren était un être sensible et intelligent, cette femme glaciale et autoritaire était déçue.

— Chez nous, les mâles perdent leur queue et laissent pousser leurs cheveux lorsqu’ils se sont unis à une femelle, lui apprit innocemment Ren en se rapprochant de moi. Rika m’a coupé la queue, et je la lui ai offerte.

Le regard polaire de Priyanca Varma passa de Ren à moi. Soudain, je vis ses sourcils se lever imperceptiblement : elle avait aperçu la fourrure blanche mouchetée de noir sur mon manteau, et compris.

Bien que très embarrassée, je soutins son regard. Ren était fier d’annoncer à tout le monde que nous étions ensemble : je n’avais pas à en rougir moi-même.

Varma réussit à se contenir, et elle continua à bavarder de choses et d’autres avec Ren, conservant le ton léger qui précède toute tractation importante. Puis son aide de camp arriva, annonçant que le président Singh était prêt à le rencontrer. Ren devait y aller seul : je restais donc avec Priyanca Varma, qui me fit visiter la base.

— Comment gérez-vous les ældiens ? me demanda-t-elle en guise de préambule.

— Les gérer ? C’est à dire ?

J’avais plus ou moins compris ce qu’elle voulait dire. Cependant, son recours à un vocable logistique pour parler de toute une population d’êtres intelligents m’énervait.

— Comment vous êtes-vous adaptée à la vie avec eux, précisa-t-elle. Votre expérience pourrait nous être très profitable, si les ældiens devaient revenir dans l'Holos un jour et y être réintégrés. Cela me serait également utile d’avoir une idée de ce à quoi il faudrait que je m’attende si j’en compte parmi nos troupes. Vous qui avez été programmeuse et militaire, comment estimeriez-vous les possibilités de cohabitation des humains avec les ældiens, comparé aux IA ?

Je pris une grande inspiration.

— Ce n’est pas vraiment comparable… Les ældiens sont moins prévisibles que les IA. On ne peut se reposer sur aucun protocole fixe avec eux… Ça bouge tout le temps, et il faut s’adapter.

— Vous y avez brillamment réussi, observa Priyanca Varma.

Je haussai les épaules.

— Ce n’est pas parce que je parcoure l’univers avec un ældien que je suis un exemple probant d’adaptation humaine parmi eux, nuançai-je. Ren n’est qu’un membre de son espèce parmi d’autres, et il est assez particulier.

L’amiral croisa les bras.

— Vous… hésita-t-elle enfin. Vous avez eu un rapport sexuel avec lui. On peut dire que c’est un bel exemple d’adaptation !

Je la regardai, un peu étonnée qu’elle ait osé me poser la question, qui, d’ailleurs, n’en était pas une.

— Je me demandais quand vous alliez embrayer sur ce thème, avouai-je.

Priyanca Varma me jeta un bref regard. Je sentais qu’elle mourrait d’envie d’en savoir plus, mais n’osait pas pousser le bouchon trop loin.

— C’était comment ? » se lança-t-elle enfin, m’affrontant du regard.

Elle s’était arrêtée pour pouvoir poser cette question ô combien cruciale pour la défense de l'Holos.

— Et vous, avec Singh, c’était comment ? répliquai-je, trop heureuse d’avoir une occasion de lui rentrer un peu dedans.

Probablement rassurée par le niveau de l’attaque, Priyanca Varma reprit sa contenance.

— Ce n’est pas pareil, fit-elle en redressant la poitrine. Manmohan, bien que très modifié, est un humain. Ren, lui, est une créature extraterrestre à la physiologie et aux mœurs très différents des nôtres.

— Merci de dire son nom complet, quand vous parlez de lui. Ren est un surnom familier. Je suis la seule au monde à l’appeler ainsi : personne n’ose se le permettre, pas même sa sœur.

Varma me jeta un regard appuyé. Mais je savais qu’elle approuvait.

— Très bien. Ar-waën Elaig Silivren, corrigea-t-elle. Alors ? Comment avez-vous réussi à avoir un rapport intime avec lui ?

Dans un nouveau flash déplaisant, je revis le démon hybride enfouir sa verge entre mes reins tout en pétrissant avidement mes fesses.

— Avec douceur, confiance et patience, rétorquai-je. Nous avons appris à nous connaître et à nous apprécier mutuellement. Tout ce qui se passe quand deux êtres tombent amoureux, en somme.

— Faites nous gagner du temps et cessez de jouer les idiotes, coupa-t-elle. Vous savez très bien de quoi je parle. J’ai vu cet ældien dans son plus simple appareil de mes propres yeux : je le vois même tous les jours en montant dans mon astronef, lorsque je regarde la holo qui a été prise de lui pendant sa détention par le SVGARD. Cet exomorphe mesure deux mètres quarante-deux exactement. Quant à son...

— C’est bon, l’interrompis-je, vaincue. D’accord : on a recours à quelques petits... arrangements. Mais c’est ma vie privée, et je ne vous dirais rien !

Elle me fixait, inflexible.

— Quels arrangements ? C’est important. Il s’agit de la défense de l'Holos, votre patrie, et celle d’Ar-waën Elaig Silivren, également !

Je compris alors que Priyanca Varma, avec sa fine intelligence, avait instinctivement deviné que Ren m’avait dotée d’un moyen qui, potentiellement, pouvait faire office d’arme, et qu’elle pensait déjà à ses applications tactiques. Sauf qu’elle s’imaginait, comme les idiots qui avaient rendu fou Arawn et sa Cour, que c’est en ayant des rapports sexuels avec les ældiens qu’on obtenait ces capacités.

— Vous avez recours aux configurations, asséna-t-elle enfin. Lui, ou vous.

— Lui, mentis-je rapidement.

Elle haussa un sourcil.

— Il parvient à assembler ses molécules sous une forme humaine ?

Je hochai la tête.

— Je comprends mieux, acquiesça l’amiral d’un air satisfait. Cela me paraît plus logique. Logique, mais dommage, en un sens. C’est un bel… Enfin, un beau... (Elle hésita) mâle. Si on met de côté les dégâts substantiels que doit causer l'étreinte d'une telle créature à une humaine non modifiée, vous perdez beaucoup au change.

Elle avait failli dire « bel animal », mais s’était reprise à temps.

— Je ne perds rien du tout, dis-je durement. Ren est mon âme-sœur. Même s’il était réincarné en batracien, je continuerais à l'aimer.

Varma plongea son regard aigu dans le mien.

— Capitaine Srsen. Vous ne trouvez pas tout cela monstrueux ? Ce troisième œil, ce cœur visible et étrange ? Cette peau plus noire que l’espace ? Et qu’en est-il de ce panache ? Au scanner, nous avons cru voir que cet appendice caudal contenait un mystérieux organe interne. Mais le sujet ne nous a jamais laissé l’examiner… Il refusait qu’on lui touche la queue. Avez-vous pu percer ce mystère ?

Si tu savais, ma vieille, pensai-je très fort.

— Le panache sert à la communication et à la parade amoureuse, répondis-je d’une voix nettement moins assurée. Ren me l’a offert comme preuve de ses sentiments. Nous nous aimons !

Cette fois, le sourire de Priyanca Varma se fit plus sincère.

— Très bien, fit-elle en m’invitant d’une main courtoise à passer devant elle. Allons le retrouver, alors.

J’avais vu juste : il s’agissait bien d’une diversion de sa part pour tenter de m’extirper des infos sur les configurations. Priyanca Varma pensait qu’une petite discussion « entre filles » lui permettrait de savoir si, oui ou non, les humains pouvaient être adoubés du pouvoir d’opérer des métamorphoses à un niveau moléculaire. J’avais échappé de justesse à un piège grossier.

Je commence à avoir une tournure d’esprit ældienne, réalisai-je. C’était sûrement logique. Après tout, j’avais un pied de l’autre-côté, à présent. Et, entre Tanit, Elbereth, Mana, et les Mères khari, j’avais été formée par des femelles vraiment vicieuses. À côté de ces vipères machiavéliques, Priyanca Varma faisait figure de première communiante.

Solaris, berceau de la civilisation humaine, était menacée par les hordes hérétiques. Voilà la chanson que Singh avait susurrée à l’oreille de Ren, pour le convaincre d’ajouter ses forces à la bataille. Mais un tel argument n’était même pas nécessaire : Ren brûlait d’envie de se plonger dans une bonne bataille spatiale, n’importe laquelle, du moment que cela lui permettait de faire joujou avec son CERG et de dérouiller quelques cibles.

Il était tout excité. Ravi, ne se doutant de rien, il me raconta en long en large son entrevue avec le président de l'Holos, assurant qu’il lui avait paru être un « homme d’honneur », doublé d’un « véritable guerrier », une « noble incarnation humaine de Naeheicnë. »

— Il m’a raconté son histoire sur Andarake VI, me rapporta Ren avec un regard lointain et admiratif. La façon dont il a survécu pendant des semaines, en état de stase, par 50° kelvin. Une prouesse digne des meilleurs aios… Et je l’ai vu se faire ovationner par ses hommes. Pour ses troupes, Manmohan Singh est un demi-dieu. Ils savent qu’ils peuvent lui faire confiance, que sa cause est juste, et qu’il est leur rempart contre l’horreur. Même son épouse, guerrière d’élite elle aussi, accepte d’être commandée par lui. Je n’ai jamais vu une chose pareille : cela aurait été impossible chez nous. Une femelle commandée par un mâle, à rang égal ! En tout cas, une telle abnégation de la part de Priyanca Varma est admirable.

J’étouffai un soupir et omis de préciser à Ren que chez les humains, les femelles avaient toujours, à de très rares exceptions près, été commandées par les mâles. Inutile de le choquer et de détruire ses illusions sur les humains. Oh, il y avait bien ces quelques siècles d’utopie sociale qui avait précédés le Grand Départ, mais ses conséquences funestes – l’anéantissement total des ressources de notre planète – avaient fini par convaincre tout le monde que ce n’était pas le bon système. L’essor de la technologie – notamment reproductive – et le tuning avaient remis les compteurs à zéro pour tout le monde après quelques millénaires de barbarie post-utopie, mais dans les esprits, les femmes restaient des machines à enfanter. Et contrairement à ce qui se passait chez les ældiens, être une machine à enfanter, cela vous condamnait à avoir pour toujours un rôle subalterne. Ren confondait la soumission à son mari de Priyanca Varma avec de l’abnégation. Moi, je savais ce qu’il en était vraiment : aussi fine tacticienne soit-elle, l’amiral de l'Holos ne pouvait être reconnue comme meneuse d’hommes que parce qu’il y avait un empereur omnipotent au-dessus de sa tête, qui la dominait à la fois au lit, dans le cénacle et sur le théâtre des opérations.

Une fois de plus, je me surpris à songer à Mana. À son esprit affuté et sarcastique. C’était toujours dans ces moments là qu’elle me manquait ! Mana voyait tout : elle avait su discerner ce travers idéaliste de Ren, chez qui le cœur vibrait aux nobles idéaux de justice et de batailles pour faire triompher le Bien. En le voyant ainsi, je pouvais apercevoir le jeune ældien qu’il avait été, pétri de hautes aspirations, et obstiné jusqu’à la mort lorsqu’il estimait que le combat était juste. Le jeune ældien naïf mais également quelque peu moraliste et absolu, pour ne pas dire extrême et parfois aveugle à une réalité plus nuancée.

Je faisais confiance en l’instinct de Ren. Jusqu’ici, jamais il ne s’était trompé. En revanche, il se laissait un peu embarquer par son enthousiasme, parfois, comme quand il s’en était pris – sans raison aucune – à Tanit, par exemple. Là, pour moi, c’était l’exact contraire.

— Souviens-toi de la tragique histoire d’Arowed-le-flamboyant, lui rappelai-je en utilisant le nom d’origine d’Arawn. Il a été trahi par les humains.

Ren se tourna vers moi.

— Comment peux-tu dire ça ? N’es-tu pas humaine, toi aussi ? Tu n’as donc pas envie d’aller sauver tes pairs, de devenir une héroïne parmi eux ?

Je secouai la tête, lentement. Non. Ce que je voulais, c’était vivre en paix avec ma famille.

— Priyanca Varma s’intéresse aux configurations, dis-je sombrement. Elle m’a posé des questions sur toi. Sur la façon dont on faisait l’amour, notamment. Comme la plupart des humains, elle s’en fait toute une montagne.

Ren sourit.

— Elle m’en a posé, à moi aussi, tu sais… Elle est curieuse de ma dernière configuration. Je la lui montrerai, à l’occasion.

Comment un individu aussi mesuré, prudent et maître de lui-même comme l’était Ren pouvait-il se fourvoyer à ce point sur Priyanca Varma ? Le problème me paraissait profond et complexe. Ren était peut être atteint d’une bizarre manie ældienne, et rêvait peut-être secrètement de devenir humain. Peut-être voulait-il être reconnu par eux… Pourquoi ?

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, maugréai-je en me retournant dans le lit.

— Et pourquoi donc ?

Ren s’était redressé, essayant de voir mon visage. Je ne pouvais pas lui avouer que j’étais jalouse de toutes les femelles qui s’intéressaient à lui, et surtout celles auxquelles lui, s’intéressait.

— Tu connais l’histoire du chat botté ? lui demandai-je à la place.

— Non, répondit-il bien évidemment. Mais je sens que tu vas me la raconter.

Ren était tout sourire. À cet instant, il ressemblait terriblement à ses enfants. Je me retournai et lui fis face.

— C’est l’histoire d’un animal terrien très malin. Si malin qu’il parvient à convaincre un terrible monstre magicien de se transformer en souris pour qu’il puisse le vaincre. Un peu comme toi, en fait. En tant qu’ældien, tu es inexpugnable, et cette femme le sait. Alors elle essaie de te pousser à te changer en une créature plus faible pour pouvoir te tuer, ou te capturer.

Ren souriait toujours.

— Pourquoi ferait-elle ça ? Elle est intelligente. Elle a bien compris qu’il y avait beaucoup plus d’intérêt pour elle et l'Holos de faire alliance avec nous.

— Elle est fière, lui dis-je. Et obsédée par toi : elle a même accroché une holo de toi en tenue d’Adam dans son cockpit, pour pouvoir te mater tous les jours ! Elle me l’a dit tout à l’heure, après avoir insisté pour savoir comment ça se passait au lit entre nous. Elle avait beau tenter de déguiser tout ça sous des termes techniques, j’ai bien senti qu’elle fantasmait sur toi.

À ma grande déconvenue, Ren souriait jusqu’à ses oreilles pointues. C’était rare qu’il sourie aussi franchement, en me dévoilant ses crocs. Normalement, persuadé que ça m’effrayait, il me les cachait et souriait la bouche fermée.

— Ah bon ? Priyanca Varma s’intéresse à moi à ce point là ? demanda-t-il en posant sa main sur mon ventre d’un air rêveur.

— Tu leur a échappé, Ren, lui rappelai-je en resituant l’amiral dans un agglomérat collectif. Tu leur a volé leur arme fétiche et tu leur a mis une sacrée déculottée en prime. C’est trop pour eux. Les humains sont fiers et obstinés. Je le sais : il s’agit de ma race. Fais-moi confiance, quand il s’agit d’eux !

Ren éclata de rire, et il me prit dans ses bras. Il avait reconnu ses propres mots, ceux qu’il avait prononcé pour nous faire quitter le Mihrendelas.

— On verra bien, concéda-t-il avec un sourire suave. En attendant, mettons en pratique ce qui l’intrigue tant.

Les traits de mon compagnon changèrent, et je me retrouvai dans les bras d’un homme. Ren ne m'approchait plus qu'ainsi. La sensation de puissance indescriptible que dégageait Ren avait disparu, mais j’avais gagné un amant plus maniable, et moins effrayant.

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