Locus Terribilis

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Une goutte glacée tomba sur mon front. Au loin, dans le noir, j’entendis le plic ploc sinistre d’autres gouttes, encore plus froides, encore plus transperçantes. Ce goutte à goutte qui me mettait les nerfs en pelote était le seul bruit troublant le silence profond et sévère de ce monde humide et minéral.

Si l’on en croyait nos phases de repos, décidées par Ren qui se calait sur son horloge biologique, cela faisait déjà trois jours et trois nuits que nous errions dans les couloirs tortueux de l’outre-terre. C’était un monde sans lumière et sans étoiles, auquel j’étais loin d’être habituée. L’espace n’est jamais totalement noir : il y a toujours, au loin, un astre qui envoie le souvenir de sa lumière. Ici, rien de tout cela. L’absence d’espace ouvert, l’étroitesse des boyaux et l’omniprésence étouffante d’un plafond recouvert d’énormes stromatolites aux formes complexes et de végétaux bizarres exaltaient ma claustrophobie naturelle. Sans Ren, dont l’organisme était merveilleusement adapté à ce désespérant biotope, Adræsh et moi serions morts de faim dans quelque cul de sac aveugle, prisonniers des impitoyables parois minérales et incapables de retrouver notre chemin dans le noir total.

Je me blottis contre le corps dur de mon mari, qui irradiait une douce chaleur. À côté, le jeune Adræsh fit de même. Ren était devenu notre seule source calorifère : le froid pénétrant des cavernes de l’outre-terre ne l’affectait pas. Jamais le doux panache à la fourrure fournie ne m’avait autant manqué, même si je connaissais désormais l’usage qu’on pouvait en faire. J’avais laissé mon piwafwi à Adræsh, qui lui, ne possédait pas d’autres vêtements.

Ren continuait de trouver illogique et dangereuse ma décision d’emmener le garçon.

« Cet esclave a été conditionné depuis sa plus tendre enfance, me dit-il, impitoyable. Il sera incapable de s’adapter à la vie d’un citoyen républicain. Je pense qu’on n’en tirera rien de bon. »

Selon Ren, Adræsh mettait en danger notre fuite et notre survie. C’est vrai qu’il nous ralentissait et souffrait encore plus que moi dans ce réseau de cavernes glacées. Mais je ne pouvais pas me résoudre à l’abandonner.

Ce fut pire lorsque la faim se fit sentir. Mon ventre gargouillait terriblement, et il m’arrivait de trouver le pauvre Adræsh appétissant. J’avais déjà remarqué que la configuration impactait mes sens : depuis qu’Elbereth avait reformaté mon ADN avec ses molécules ultari, la transformation dépassait le simple changement d’apparence. C’était sans doute cela, d’ailleurs, qui m’avait fait ressentir du plaisir pendant cet affreux rituel. Le système sensoriel ældien était d’une telle finesse !

Ren, lui, restait stoïque, même lorsque l’adolescent se serrait contre lui.

« Dis-lui de s’écarter, grogna-t-il pourtant au sortir de cette troisième session de repos. Dis-lui qu’il arrête de me coller comme ça.

— Dis-lui toi-même, répliquai-je. Il ne comprend que le khari ! »

L’humeur était loin d’être au beau fixe.

Ren murmura quelque injonction au garçon, qui s’écarta et s’assit. Puis une faible lumière nous rendit la vue : mon époux venait d’effectuer une configuration.

Mes yeux allèrent de la peau carbone de mon mari – que l’absence de lumière avait paradoxalement rendue lumineuse, de cette façon propre aux sil-illythirii et donnant l’impression qu’ils étaient couverts d’un sable de paillettes microscopiques – à la nitescence qui irradiait dans sa main. Autour de nous, apparurent les parois de la caverne, parsemées d’une épaisse couche de végétaux mousseux. Le rétinal dont ils étaient saturés leur conférait une couleur pourpre qui faisait ressembler notre refuge à un utérus chaud et humide. Réagissant à cette rare source lumineuse, les mousses sanguinolentes furent parcourues d’un frémissement, avant de tendre leurs pédoncules affamés vers Ren, l’unique source de lumière à la ronde. Je m’en détournai en grimaçant.

« Cette bioluminescence que tu produis est de plus en plus faible », observai-je en voyant la petite étincelle s’élever au-dessus de sa paume.

Loin de l’éclatante boule de lumière blanche dont Ren nous avait gratifié le premier jour, le lumignon ældien crépitait et clignotait comme une vieille lampe halogène dans un rade miteux d’astroport.

« C’est le manque de carburant, s’excusa Ren. Si on met de côté ce qu’on m’a fait boire pendant le rituel, je n’ai rien avalé depuis cinq jours. Et les configurations me font brûler beaucoup d’énergie.

— Les configurations ? Cette petite lumière ?

— Je parlais de celles que j’ai dû accomplir pendant le rituel, répondit Ren d’un ton égal. Et puis, il faut aussi que je nourrisse la tienne. Si je n’étais pas là, Rika, tu n’aurais pu la maintenir. Elbereth est encore trop loin pour que je puisse y puiser des forces. »

Je poussai un soupir découragé. Ren se méprit sur sa signification :

« On sera bientôt sortis, ajouta-t-il. Je sens que la surface est proche. Je connaissais très bien Faërung, je ne suis pas perdu ici. C’est un environnement familier. »

Enfin une bonne nouvelle, me félicitai-je intérieurement.

La douce fourrure de panache de Ren me frôla doucement. Adræsh était en train de se débarrasser de son piwafwi. Nu comme un ver, il se tourna vers Ren. Là, tendant ses longs bras maigres, il dégagea son cou.

La lumière était suffisamment efficace pour que, avec ma nyctalopie ældienne, je puisse discerner les marques de morsure bleuâtres qu’il portait sur la jugulaire. Ce malheureux gamin avait été suçoté par ces vieilles araignées comme une blatte bien juteuse… Combien de fois avaient-elles trempé leurs chélicères dans sa carotide épuisée ? Et voilà qu’il proposait à mon mari de faire de même !

Bien sûr, Ren allait refuser. J’allais dire quelque chose en ce sens moi-même, pour la forme.

Mais après une petite phase de réflexion (qui me sembla un peu trop rapide), Ren attrapa le gamin par les aisselles et le hissa jusqu’à lui. Loin d’être rebuté, l’adolescent s’accrocha à son prédateur. Ren, qui le soutenait fermement, se pencha et planta délicatement ses crocs dans son cou. Comme un enfant mordant dans un gâteau, et sans dire un mot.

Tel le fauve qui emporte sa proie dans un arbre pour la manger en toute tranquillité, Ren avait saisi Adræsh dans ses bras et m’avait tourné le dos. J’attendis, glacée, qu’il ait fini de se requinquer à la gorge du jeune esclave. Je n’osais pas bouger. J’avais l’impression d’assister à quelque chose d’interdit, d’hérétique, à la fois aussi primordial que ce foutu morceau de planétoïde dans lequel nous rampions et hautement immoral. Lorsque ce fut fini, le gosse, un peu nébuleux, se tourna vers moi. Je me hâtai de secouer la tête. Non, merci, pas besoin. Ren, dans son coin, s’essuyait discrètement la lèvre inférieure.

« Je n’en ai pas pris beaucoup, finit-il par me lancer. Et j’ai été très doux avec lui. N’importe quel autre ædhel l’aurait dévoré vivant, dans une même situation.

— Ça, je veux bien te croire », croassai-je en me rappelant – une fois de plus – les paroles de Mana, qui se félicitait de ce que ses « esclaves » humains s’étaient offerts de leur plein gré à la dévoration.

En dépit de la chaleur procurée par Ren, un long frisson me descendit l’échine. Encore une scène que j’aurais voulu éviter de voir. Savoir et entendre, c’est une chose. Connaître par l’expérimentation directe, une autre.

J’entendis Ren murmurer quelques mots à Adræsh. L’autre lui répondit et une petite conversation s’engagea. Visiblement, cet échange les avaient rapprochés : Ren ne devait plus trouver le jeune humain si inutile !

Après ce petit encas, Ren se sentit suffisamment en forme pour partir chasser dans le labyrinthe, seul.

« Je vais nous ramener à manger. Surtout, ne bouge pas d’ici, m’ordonna-t-il après nous avoir calés dans une anfractuosité en hauteur, non loin d’un étang noir et glacé. N’approchez pas de l’eau. Je serais vite revenu. Je vous laisse le collisionneur à particules. »

Il échangea quelques mots en khari avec Adræsh, puis, en trois bonds lestes, redescendit. Il se fondit rapidement dans les ténèbres, nous laissant seuls dans notre trou. La petite étincelle de lumière s’étiola peu de temps après : Ren pensait qu’elle nous signalait trop.

Je restai là, avec le jeune humain silencieux. Je tentai, à nouveau, de lui parler en Commun.

« Tu comprends ce que je dis ? »

Pas de réponse. Après quelques essais infructueux, je passais au néo-latin, la langue de l’armée et des Inquisiteurs.

Là, étonnamment, Adræsh réagit. Il s’exprimait dans un néo-latin bizarre et abâtardi, mais qui permettait la communication. Néanmoins la conversation tourna rapidement court. Après m’avoir assuré que Ren était un « bon Maître », il me signifia son envie d’en rester là.

« Locus terribilis est, fit-il dans le noir. Silentium est aurum. »

Dans ce lieu terrible, le silence est d’or.

Le temps s’écoula, indolent et inexorable. Ren ne revenait toujours pas.

Adræsh avait pris confiance, désormais, et il se serrait contre moi, recherchant vainement la chaleur fournie par les organes S² des ældiens. Rendue fébrile par l’inaction – ça n’avait jamais été mon genre de rester à ne rien faire – je le poussai gentiment pour me pencher en-dehors de l’anfractuosité.

C’était au moins la millième fois que je cédais à cette vaine curiosité. On n’y voyait guère. Je savais que Ren surgirait devant moi avant que je ne puisse le voir ou l’entendre, mais mais je voulais être la première surprise par son retour.

Mais qu’est-ce qu’il fait ! pestai-je en plissant les yeux pour tenter de percer l’obscurité.

Je discernai alors une petite lumière au loin. Enfin ! Ren revenait, signalé par sa configuration.

« Ren ! » l’appelai-je, excitée par son retour.

Je descendis prudemment de la fissure pour aller à sa rencontre. Mais au moment où je m’apprêtai à descendre, la main froide d’Adræsh se posa sur mon poignet.

« N’y va pas », m’intima-t-il.

Je relevai la tête vers la direction de sa voix.

« Je vais voir Ren. Il a peut-être besoin d’aide pour ramener le produit de sa chasse.

— Ce n’est pas le Maître, me dit alors Adræsh.

— Bien sûr que c’est lui ! Tu ne reconnais pas sa configuration ?

— D’autres créatures ici savent imiter le feu féérique », répliqua l’adolescent d’une voix lugubre.

Je ne tins pas compte de son avis. Adræsh – on pouvait le comprendre – était quelqu’un de très négatif. Si on l’écoutait, on se roulerait en boule dans un coin en attendant la mort. Très peu pour moi !

Je me hâtai de désescalader le long de la paroi humide, laissant mon arme dans la fissure, me servant de l’agilité de ma configuration pour sauter les derniers mètres. C’était tellement bien, d’être une ældienne !

« Ren, soufflai-je en me précipitant sur le lumignon qui clignotait au loin. Tu as pris quelque chose ? »

La configuration s’éteignit. Pauvre Ren ! Il devait être à bout de forces.

« Attends, je vais t’aider. »

Je le rejoignis.

Mais lorsque j’arrivais sur place, il n’y avait plus rien. Le lieu était vide. Plus aucune trace de Ren, ni des proies qu’il avait dû ramener.

Je me trouvais sur une petite plateforme, au bord de l’eau noire. Je le savais au clapotis de l’eau, qui dormait jusqu’à côté. On ne l’entendait pas aussi bien de notre refuge improvisé.

« Ren ? »

Soudain, la petite lumière se ralluma. Elle flottait tout près. Je tendis la main pour sa saisir, afin de ne plus la laisser partir.

Mes doigts se refermèrent sur quelque chose de gluant. La chose visqueuse s’était enroulée autour de mon poignet, et exerçait une force de traction considérable pour m’attirer vers elle.

« Libera te ! »

Adræsh me criait de m’enfuir. Mais c’était trop tard.

J’eus le réflexe idiot de me retourner vers le son de sa voix, avant de revenir en direction de la lumière. Et c’est là que je le vis.

Comment décrire cette créature des tréfonds ? Elle ne ressemblait à rien de ce que j’avais vu jusque-là. J’eus un aperçu fugace de pédipalpes sombres, d’une grande bouche, de rangées de dents effilées en cercles concentriques tapissant le fond d’un tube de matière organique. D’un œil unique qui me fixait, affamé.

Je plantai mes pieds dans le sol, jusqu’à ce que mes griffes accrochent la roche. Je bandai le moindre muscle de ce corps agile et athlétique. Je feulai, battis des bras, montrant crocs et griffes pour dissuader la créature. Mais elle continuait de me tirer, inexorable. Deux grades… Un et demi… Une odeur de marais pourris effleura mes narines sensibles. J’allais finir dans la gueule de ce monstre… !

La traction sur mon bras se fit moins forte. Adræsh était venu m’aider, et il tirait sur le pédipalpe de la créature à son tour, avec toute la vaine détermination dont un humain pouvait se montrer capable. Mais, comme moi, il était tiré sans espoir de retour vers l’énorme bouche bruissante. Il n'avait pas eu l'idée de prendre le collisionneur, qu'il n'avait, du reste, sans doute pas vu.

Une lumière aveuglante déchira soudain l’obscurité de la caverne, dévoilant une salle immense, une véritable cathédrale de concrétions au plafond recouvert de vie cliquetante, qui n’était que dents et pédoncules. Une odeur grésillante envahit l’air alors que le lichen rougeâtre brûlait, accompagnées des sifflements meurtris d’organismes entre le ver géant et la plante carnivore qui se tordaient de douleur. La lumière était une agression pour eux.

La pression sur mon poignet se relâcha, et l’énorme tube plein de dents qui nous avait agressé entama une retraite éclair dans le marais putride d’où il était apparemment sorti, la moitié de son corps noir et gluant y trempant encore. Sauf qu’il emmenait Adræsh ! Ren – car c’était bien lui qui avait lancé ce feu d’artifice – sprinta devant moi. J’eus juste le temps de voir sa silhouette fuselée plonger dans les eaux sombres à la suite du ver géant.

À quatre pattes et à bout de souffle, je me penchai vers l’étang. La surface paraissait calme, parcourut de quelques vaguelettes. Mais ses profondeurs étaient parcourues d’éclairs bleuâtres et silencieux. Une guerre sans merci entre deux anciennes et puissantes créatures était en train de se dérouler dans ce monde inversé des profondeurs aquatiques. À voir la luminosité aveuglante de ces explosions sourdes, dont les échos me parvenaient atténués, je compris que la taille de ce marais équivalait au moins celle de la caverne où nous nous trouvions.

Soudain, Ren en émergea. Il sortit de l’eau comme une fusée au décollage et resta un moment suspendu en l’air, déployant quatre ailes de peau. Son corps anthracite était couvert de coupures, presque entièrement nu, sa combinaison en lambeaux. De ses quatre bras, il tenait fermement Adræsh.

Les étranges appendices qu’il avait configuré se rétractèrent quand il posa le pied sur le sol. Je le rejoignis au moment où il déposait le jeune humain, l’allongeant délicatement sur la roche. Le tableau frappa ma rétine, s’y installant durablement : avec ses immenses ailes noires, Ren ressemblait à un démon des illustrations antiques montrées lors des cours de propagande par le SVGARD pendant mes classes. Un démon tentant de ranimer un jeune garçon… Autour de lui, la boule foudroyante qu’il avait configurée pour éclairer la caverne retombait en myriades de petites étincelles, comme des éclats de météorite.

Je me jetai sur les genoux, me penchant au chevet d’Adræsh. Du sang s’écoulait de sa bouche en un flot épais, et son corps, marqué par les marques sombres laissées par les tentacules sur sa peau blafarde, semblait brisé, enfoncé.

« Fortuna nunc omnibus aeque, murmura-t-il en me regardant. Nunc scio tenebris lux. »

Et il rendit l’âme.

J’étais encore assise sur les genoux, prostrée, lorsque Ren posa mon piwafwi sur mes épaules. Adræsh, avant de venir me secourir, avait pris soin de l’enlever. C’était là un réflexe d’esclave, habitué à penser à ses maîtres avant son propre confort, sa propre sécurité.

« Ren… Regarde ce que j’ai fait. Tout cela est de ma faute ! » gémis-je.

Derrière moi, j’entendis Ren ravaler un grognement.

« De toute façon, il serait tombé en poussière sitôt sorti du Dédale, me dévoila alors mon compagnon. Cet humain était là depuis des siècles, peut-être des milliers d’années. Seules les règles étranges de l’Autremer permettaient encore l’assemblage des molécules qui composaient son organisme. C’est le sort de la plupart des esclaves, lorsqu’on les ramène dans le monde humain d’où ils ont été soustraits. La seule raison pour laquelle on a pu libérer les renards d’Arowed, c’est parce qu’ils n’avaient plus de corps.

— Pourquoi tu ne me l’as pas dit ? »

Ma question sonnait comme un geignement.

« Est-ce que cela aurait changé quelque chose ? répliqua Ren durement. Tu es plus obstinée qu’un wyrm. Telle que je te connais, tu aurais compté sur Elbereth pour le stocker dans sa matrice dimensionnelle, et faire de lui un être reconstitué. Ou tu aurais téléversé sa mémoire dans une unité de sauvegarde, avant de la charger dans un corps artificiel… Une demi-vie, à nouveau. De toute façon, quel que soit le chemin emprunté, cet humain était perdu. C’est comme ça. Il l’a dit lui-même ! »

La chance n’est pas égale pour tous… Mais à présent, je sais que des Ténèbres vient la Lumière.

Cela avait été les dernières paroles de cet étrange gamin.

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