La soute neldë

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Je devinai que Ren prenait l’affaire Círdan d’autant plus à coeur qu’il s’était lui-même fait mener par le bout du nez par Mana très longtemps, et avait subi le statut de mâle vierge, les quolibets et probables maltraitances qui y étaient attachés.

« J’ai de la peine pour lui : il a perdu ses deux parents et tous les gens qu’il connaissait, pour se retrouver isolé dans une famille plutôt hostile envers lui, confiai-je à Ren plus tard, lorsque je fus seule avec lui.

— C’est lui qui l’a voulu, me dit Ren sévèrement. Il savait ce qu’il faisait en venant ici. »

Il se retourna dans le lit et me présenta son dos.

Je compris à son humeur que Ren n’avait aucune envie de faire des câlins cette nuit. J’avais dû raviver des souvenirs fâcheux de sévices de Mana, ou d’humiliations qu’il avait subi lorsqu’il avait l’âge de Círdan. Parfois, certaines choses me faisaient entrevoir que cela ne devait pas être facile d’être un mâle ædhel.

Je me levai et quittai la chambre. Sur le pont, Dio, le chien, m’accueillit joyeusement, ainsi que Tanit.

« Tu ne dors jamais, la nuit, lui fis-je remarquer en caressant le chien.

Elle me sourit.

— Non. C’est un moment que j’aime, et j’ai plus d’inspiration pour composer lorsqu’il fait nuit, me répondit-elle en passant ses longs cheveux derrière sa délicate oreille en pointe.

— Mais dans l’espace, c’est toujours la nuit, lui fis-je remarquer.

— Pas dans l’Ethereal. Ce ciel monochrome… En fait, c’est cela, qui m’empêche de dormir.

Je la contemplai en silence. Nous, humains, voyions l’Ethereal nimbé de couleur pourpre… Pendant que j’étais plongée dans mes pensées, le chien s’agitait à mes pieds.

— Écoute, je pensais faire un petit tour avec Dio. Tu veux venir avec moi ? lui proposai-je.

Elle se leva, ravie.

— Ce sera avec plaisir, Rika. »

Je partis donc avec elle déambuler dans le vaisseau. Naturellement, nos pas nous conduisirent dans la soute terraformée. Héphaïstos n’y était plus, mais Thoniel, elle, y résidait. Elle dormait dans sa grotte, sur le tas de mithral de Ren. Il avait eu un mal fou à la convaincre de le laisser en sortir une partie pour payer Louis Wu : heureusement que la wyrm était de bonne composition !

Le troupeau de carcadanns dormait également, collés les uns contre les autres dans un bosquet. Pour tous, c’était la nuit. Après avoir laissé le chien s’ébattre tranquillement dans l’herbe fraîche et faire ses besoins, nous prîmes naturellement le chemin de la sortie, alors qu'un petit robot de nettoyage flottait vers le tas d'excrément.

« Ça avance, la suite de ton épopée sur Ultar ? demandai-je à Tanit.

— Je n’écris pas sur Ultar, mais sur Ren, me répondit-elle. Je suis en train de composer la suite de la Geste de Noble Eclat d’Argent, à partir de la disparition de Ren sur LVX.

Je la regardai.

— Ren est au courant que tu écris sur sa vie ? Lorsqu’il m’en a parlé, il m’a donné l’impression que ton projet était de retracer l’histoire d’Ultar, fis-je prudemment.

Tanit me regarda dans les yeux.

— Raconter l’histoire d’Ultar, c’est raconter son histoire à lui », fit-elle sur un ton sibyllin.

Je répondis par une moue dubitative. Évidemment, je ne savais ni l’une ni l’autre des deux histoires. Mais il y avait une chose dont j’étais à peu près sûre, en revanche : que Tanit écrive sur lui, et strictement sur lui, n’allait pas plaire à Ren. Si elle voulait se faire débarquer sur le premier astroport venu, elle s’y prenait bien comme il fallait !

Je n’eus pas le temps de lui confier mes craintes. Au moment où nous quittions la soute, un bruit sourd se fit entendre contre la coque.

Je me figeai. C’était le même que celui que j’avais entendu tantôt, sur le cair de Mana.

« Tu as entendu ? s’enquit Tanit, l’oreille dressée.

— Oui. »

Je baissai les yeux sur le chien. Les poils du dos hérissés, il grognait en direction du sas devant nous.

« Où mène cette porte ? s’enquit Tanit d’une voix prudente.

— Au cair de Mana. »

Suite à l’attaque orcanide, pendant laquelle Mana s’était retrouvée séparée de nous, Ren avait décidé d’amarrer le Bronagh à l’Elbereth, formant un seul cair qui élançait ses tourelles scintillantes et ses ogives baroques comme une seule merveilleuse ville. Ainsi, Mana et ses filles pouvaient aller et venir de leur pont sur le notre, même si en pratique, seule Mana effectuait ces allers-retours. Attirés par la présence de Círdan comme les homoncules par le parfum de la vie, les deux sœurs avaient également pris leurs quartiers permanents sur l’Elbereth, au grand dam d’Angraema qui aurait souhaité plus d’intimité avec son nouveau copain.

Une série de coups sourds me fit sursauter. Cette fois, Dio aboya franchement.

« On devrait aller chercher Ren », proposa Tanit.

Je lui jetai un petit regard par en dessous. Je n’appréciais guère qu’elle invoque le surnom de mon compagnon à tout bout de champ, comme si elle était intime avec lui. C’est sans doute ce petit accès de jalousie qui me poussa à faire cette bravade.

« Je vais aller voir, dis-je en décrochant un collisionneur dans l’armurerie d’un air assuré. C’est sûrement rien du tout. »

Et j’ouvris le sas.

À l’intérieur, on ne voyait rien d’autre que les petites lampes vertes en forme de bulle, délicatement filées de métal ouvragé, qui éclairaient l’interminable couloir menant au coeur du vaisseau de Mana. Cette dernière l'avait vraiment configuré d’une drôle de façon : pour tout l’or du monde, je n’aurais pas souhaité y habiter. On y évoluait de couloirs noirs et étroits, tarabiscotés, à d’immenses escaliers où même un wyrm adulte se serait senti perdu, avec des arches si hautes qu’on n’en voyait pas la fin. L’éclairage était quasi-inexistant, et en passant devant une sinistre statue ou une colonne décorée, je ne pus m’empêcher de me dire qu’il serait facile à n’importe quelle créature mal intentionnée de venir se tapir dans l’un de ces coins d’ombre, attendant son heure.

Je sursautai brusquement. Tanit venait de me toucher le bras.

« Ne fais pas ce genre de chose, lui susurrai-je, fâchée. Le cran de sécurité n’est pas armé : j’ai failli tirer ! »

Tanit me regarda, son long doigt blanc sur la bouche. Puis elle pointa une porte.

Je jetai un coup d’oeil à Dio. Anormalement silencieux, il refusait d’avancer. Pire : le pauvre animal tremblait de tous ses membres !

Généreuse, Tanit le prit dans ses bras, pendant que j’avançais vers la porte en question, collisionneur pointé dessus.

Dessus, je reconnus le glyphe familier : Soute neldë.

La fameuse soute interdite.

Intriguée, je collais mon oreille sur la porte. Tanit, elle, entendait déjà quelque chose, vu sa tête.

Des râles. Et des soupirs. Puis des halètements, des petits cris, et encore des râles. Féminins, ces bruits. Pour faire simple, les bruits du coït, et un qui devait être particulièrement sportif.

Mon sourire goguenard se transforma rapidement en moue. Avec qui Mana – car c’était elle, forcément – s’accouplait-elle ? Avait-elle vraiment enlevé un mâle du Mihrendelas ? Qui ? Ce Tínin, qui avait disparu le matin de la chasse d’Arawn ?

Soudain, le chant amoureux se transforma en hurlement. C’était un cri de douleur, cette fois. Il fut suivi d’une invective de Mana dans ce que j’identifiai comme du dorśari, puis un bruit violent et précipité. J’entendis un cliquetement de chaîne, une porte qu’on claque. Puis le silence. Et enfin… Ces coups sourds, à nouveau.

Je décollai mon oreille de la porte et regardai Tanit. Elle était blanche comme la mort.

« Partons d’ici », décidai-je soudain, ma curiosité soudain évanouie.

Elle acquiesça rapidement et en silence.

Nous reprîmes rapidement le chemin du retour. Et soudain, en passant devant le monumental escalier, une voix pointue nous interpella :

« Que faites-vous là, vous deux ? »

C’était Mana. Debout au dessous de nous, elle nous regardait, les mains sur les hanches.

« Je promène Dio, lui dis-je, tentant de reprendre un peu d’assurance.

Mana descendit vers nous.

— Tu promènes Dio. Sur mon vaisseau. (Elle baissa les yeux). Avec une de ces armes barbares… Qui t’as dit que je voulais de ce vil animal, émetteur d’excréments malodorants, sur mon cair magnifique, ou que je souhaitais avoir des trous dans ma coque ? »

Je la regardai venir vers nous. Elle était vêtue – enfin, si on pouvait appeler vêture le style vestimentaire de Mana, composé de pièces d’armures dévoilant de larges bandes de peau et de tissus semi-transparents – mais son beau visage était trempé de sueur, et surtout, elle tenait un mouchoir imbibé de sang entre ses longs doigts noirs, qu’elle tamponnait régulièrement sur son cou.

« Tu es blessée ? » lui demandai-je, cherchant à voir sa plaie.

— Une égratignure, répondit-elle en faisant un pas de côté dans l’ombre pour se soustraire à nos regards. Et vous ? Quand, au juste, allez-vous me dire ce que vous faites vraiment ici ? »

Les yeux luisants et plissés, elle tourna son regard impitoyable sur la pauvre Tanit.

« Petite fouineuse… murmura-t-elle à son intention, avant de murmurer un autre mot, incompréhensible pour moi.

— On s’en va, Mana, décidai-je avant que la situation s’envenime. Passe une bonne nuit !

— Oui… Et ne revenez pas !

— Ça ne risque pas », murmurai-je en m’éloignant.

Elle nous regarda partir sans rien dire, son regard rouge nous suivant alors que nous quittions son vaisseau.

« Qu’est-ce qu’elle a dit, après t’avoir traitée de fouineuse ? » demandai-je à Tanit une fois dans notre soute.

Cette dernière était visiblement très secouée par la confrontation avec Mana, dont, je le savais, elle avait une trouille bleue.

« La fouineuse, c’était toi, me répondit-elle. Moi, c’était autre chose.

— Ce mot bizarre ? C’était quoi ?

— Kan’niblith. C’est ce qu’elle a dit.

— … Qui veut dire ?

Tanit baissa son regard bleu bien franchement vers moi.

Sale catin, en dorśari. »

Je retournai me coucher, un peu secouée. Ren était toujours dans la même position que tout à l’heure, mais, bien entendu, il ne dormait pas.

« Qu’est-ce que tu es allée faire ? me demanda-t-il sans se retourner.

— Promener le chien. »

Il ne répondit rien à cela. Il finit par se tourner vers moi, et il cala son bras sur mon corps, en m’agrippant la hanche pour me tirer vers lui.

Je restai là un moment, les yeux fixés sur les étoiles violettes au dessus de nous.

« Ren, finis-je par murmurer.

— Je dors, maugréa-t-il.

— Je sais que t’es réveillé.

Il soupira et me regarda.

— Quoi ?

— Je crois que Mana a enlevé le jeune Tínin, et qu’elle le garde prisonnier sur son vaisseau, pour le torturer et abuser de lui.

— Tínin ? s’enquit Ren d’une voix maussade. C’est pas le jeune qui avait insulté Arda ? »

Je me redressai d’un seul bond. Tout devenait clair ! Mana l’avait puni.

« Ren, il faut faire quelque chose. On ne peut pas laisser Mana martyriser ainsi ce pauvre jeune, même s’il a insulté Ardamirë !

— Je lui en parlerai demain, décida Ren d’un air nullement concerné. En attendant, dormons. »

Il cala son visage dans mon cou, et plongea dans sa rêverie, les yeux fixés sur moi. Pour ma part, j’eus du mal à trouver le sommeil. Sans trop savoir pourquoi, j’étais certaine que le sort que Mana avait réservé à Tínin était bien pire que de le garder enchainé dans sa soute et de venir le chevaucher quand elle avait envie d’un peu de contact physique.

Le lendemain, une menace d’ordre inconnu mobilisa Ren toute la journée. Il resta en état de méditation intense dans la salle des armes avec Elbereth, à se battre sur un plan extra-dimensionnel avec des entités visiblement très dangereuses. Quand il émergea enfin de là, victorieux et épuisé, je n’eus pas le coeur à lui demander d’aller confronter Mana. Je l’accompagnai aux bains et le massai toute la soirée, avant de le laisser dormir et récupérer.

J’avais ma propre mission à remplir. Et mon heure était venue.

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