Être un mâle ædhel

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Une fois de plus, Ren avait vu juste. Concernant ses filles, du moins.

Dès le lendemain au petit déjeuner, Angraema débarqua en pyjama, sans chercher à dissimuler sa queue qu’elle arborait désormais sans le moindre complexe.

— Alors ? s’enquit Eren en poussant sa sœur du coude. Combien de fois il a tenu ? Tu sais ce qu’on dit : une fois égale un petit !

Arda pinça sa sœur.

— Attention, Papa est là, l’entendis-je dire plus ou moins discrètement.

Les deux sœurs avaient très bien remarqué que leur père n’aimait pas que ce genre de discussion ait lieu devant lui. Arda se reprit, et elle reposa la question à Angraema d’une voix plus basse.

— Il dort encore ? Tu l’as épuisé ?

— Passe-moi le jus de lomë, lui lança Angraema pour toute réponse.

— Allez, répond ! Il est bien ou pas ?

— C’était un puceau, la coupa sa sœur. M’étonnerait bien que ça ait été bien folichon.

— Et son…

Un toussotement exagéré d’Eren couvrit la question d’Arda. Ren venait de leur jeter un regard courroucé.

— Gros, ou pas ? embraya Arda dans un chuchotement sans se laisser démonter.

— Pff, elle en avait jamais vu avant, comment veux-tu qu’elle sache répondre à ta question, bécasse ! ricana Eren.

Cette fois, Angraema se tourna vers ses deux sœurs.

— Bon, vous la fermez, ou quoi ? Vous ne pensez qu’à ça, c’est dingue !

— Bah c’est sûr qu’on attend depuis un petit moment de pouvoir l’essayer, ton Círdan, osa dire Eren en mâchonnant un bout de coimas dégoulinant de confiture. Disons qu’on se réjouit d’avance de la petite nuit sympa qu’on va passer.

— C’est moi la première, intervint sa sœur. Je suis l’aînée.

— N’importe quoi ! On est nées en même temps.

— Nan, je suis sortie la première. T’as qu’à demander à Maman ! »

Une petite dispute commençait à germer, juste au moment où Eren releva la tête :

— Il arrive ! chuchota-t-elle en parlant de Círdan.

Ce dernier, inconscient d’être l’objet d’un âpre combat, salua tout le monde très civilement. Lorsqu’il retira son shynawil et se retourna pour le plier sur la banquette, révélant sa queue intacte, les deux sœurs se tournèrent vers Angraema d’un air accusateur.

— On a rien fait, confirma cette dernière en croquant sa tartine d’un air égal. On s’est juste embrassés. On a parlé, aussi.

Puis elle se pencha en avant :

— Vous ne l’aurez pas ! persifla-t-elle.

L’officialisation du couple formé par Angraema et Círdan n’effaça pas les tensions dans notre petite communauté, bien au contraire. Nos liens avaient été momentanément resserrés par la victoire contre un ennemi commun, mais sitôt la menace – pour un temps – écartée, les conflits refirent surface. Ils se cristallisèrent d’abord autour du malheureux jeune, qui était littéralement harcelé par Ardamirë et Erenwë.

Ces dernières n’hésitèrent pas à ré-attaquer dès le lendemain, dans une antichambre de la salle des commandes où je discutais avec Círdan pendant que Ren faisait de la cartographie. Le jeune ældien était tranquillement assis sur une banquette, son long dos bien droit, ses cheveux lisses sagement attachés au dessus de ses oreilles pointues en une demi-tresse bien équilibrée, terminée, comme toutes les tresses ældiennes, par une perle.

Le gendre idéal, pensai-je en le regardant, le menton dans ma main, amusée – et charmée – par son air sérieux et gentil.

— Quelle était ton occupation à la cour de tes parents, Círdan ? lui demandai-je pour en savoir plus sur lui.

Il tourna son regard clair sur moi.

— J’étais apprenti forgeron, répondit-il. C’est d’ailleurs la signification de mon prénom : Círdan, celui qui forge les cír. Mais, à cause de la disparition d’Ultar, je ne travaille que sur des vaisseaux non ultari, bien entendu : plutôt des astronefs du type de celui que vous possédez.

Je haussai un sourcil. Ce garçon était décidément très intéressant.

— Ah oui ? En Commun, on dirait ingénieur, lui appris-je.

Je bavardai un peu mécanique avec lui, lorsqu’apparurent Ardamirë et Erenwë, suivies d’Angraema. Les deux premières, qui portaient des robes semi-transparentes sûrement issues de la garde robe de leur mère, se laissèrent tomber sur la banquette de part et d’autre de Círdan, l’air de ne pas y toucher. Le jeune ældien se redressa, les mains sagement posées sur les genoux, le regard fermement fixé sur l’élue de son cœur, qui, elle, ne s’intéressait pas du tout à lui.

À côté de lui, les deux jumelles de la portée s’étalaient ostensiblement, le touchant même au passage, provoquant l’embarras du garçon qui essayait de se faire le plus petit possible, s’excusant à chaque fois qu’elles l’effleuraient.

— Dis donc sœurette, finit par lancer Eren à Angraema, il t’intéresse, ou pas, celui-là ? C’est quand que tu le prends en main ?

La tête que fit le malheureux à ces mots devait bien valoir la mienne.

— Arda ! la tançai-je gentiment, pensant qu’en mettant ainsi les pieds dans le plat, elle allait non seulement humilier le pauvre Círdan mais également faire capoter le plan de sa sœur.

— Bah quoi ? Ça manque de mâles, ici, et je commence à m’ennuyer, la nuit, osa dire Eren sans vergogne. Je te laisse l’avoir la première, Raema, mais après, c’est à mon tour !

J’avais du mal à ne pas me sentir choquée par la façon dont Arda et Eren considéraient ce pauvre jeune. Elles en parlaient comme s’il s’agissait d’un bout de viande !

— Eren, lui dis-je. Círdan n’est peut-être pas d’accord avec ton idée. Est-ce que tu lui as demandé son avis ?

Lui avait-elle seulement adressé la parole ?

— Oh, mais il est d’accord, c’est sûr, fit Arda en tirant le pauvre Círdan vers elle. Allez, on va te déniaiser !

— Il n’a pas l’air trop d’accord, là, intervins-je en voyant la réaction apeurée du « niais » en question.

— Les mâles sont toujours d’accord, fit Eren avec un sourire narquois. C’est comme conduire un astronef : il suffit de tirer sur le manche, et c’est parti !

Je regardai, mi-choquée, mi-amusée, les deux sœurs éclater de rire et se taper dans les mains. Arda et Eren n’avaient pas la langue dans leur poche ! Horriblement embarrassé, le pauvre Círdan se balançait d’un pied sur l’autre, la queue nerveusement serrée contre son ventre.

Elles vont le traumatiser, réalisai-je en voyant le malheureux garçon, rouge comme un voyant lumineux.

— Laissez-le, intervint Angraema d’un ton autoritaire. Il est sous ma responsabilité, et donc, sous ma protection ! Círdan, viens avec moi.

Le susnommé ne se le fit pas dire deux fois. Il trottina vers sa dulcinée du pas léger et gracieux des ældiens et vint dans son dos, semblant se cacher derrière elle.

Ses sœurs étaient hilares.

— De quelle couleur est sa queue exactement ? demanda Eren en tendant le cou pour essayer de voir derrière l’épaule de sa sœur. J’ai déjà six queues noires, huit dorées, cinq dorées sablées, cinq rayées… Il me manquerait une cuivre, non rayée et non sablée.

Arda passa derrière sa sœur pour soulever le piwafwi de Círdan.

— C’est une cuivre ! s’exclama-t-elle. Je l’ai vue dépasser de sa tunique ! Elle n’a pas l’air rayée.

De plus en plus humilié, Círdan s’enfonça dans l’ombre, se dirigeant vers la salle des commandes où se trouvait Ren. Du coin de l’œil, j’avais aperçu le profil hiératique de ce dernier, et ses froncements de sourcil à chaque fois que ses filles bizutaient le malheureux mâle.

Soudain, sa fureur déclenchée par la remarque de trop de la part d’Arda – et peut-être le comportement d’Angraema, qui s’était noblement portée au secours de son prétendant – Ren bondit de son siège. Sans crier gare, il s’interposa entre Arda, Angraema et Círdan.

— Laisse-le tranquille, gronda-t-il à sa fille, sévère et imposant.

Les oreilles baissées en signe de soumission, Eren fit machine arrière.

— Je voulais juste m’amuser un peu avec lui, se défendit-elle, maussade. Rien de bien méchant !

— C’est le mâle de ta sœur, répliqua Ren avec sévérité.

Je compris alors que Ren n’était pas intervenu pour défendre ce pauvre Círdan, mais les droits de sa fille Angraema.

— Mais elle n’en veut pas, maugréa Eren. Devrais-je me priver parce que ma sœur est trop timorée pour s’accoupler ?

— Je ne suis pas timorée ! bondit Angraema, montrant ses crocs à sa sœur. Et qui te dit que je ne me suis pas déjà accouplée ?

— Bah, tout le monde sait que tu serrais les fesses et rentrais le cou dès qu’un mâle t’approchait, là- bas ! Avoue que t’as peur de faire dun-dun !

Alors que je sentais ma gorge se rétrécir en entendant ce terme, Ren, les sourcils froncés, posa une main autoritaire sur Erenwë.

— Arrête d’utiliser des mots aussi laids, ordonna-t-il. Círdan est venu pour ta sœur. Laisse-les faire connaissance tranquillement.

Tous crocs dehors, le sourire jusqu’aux oreilles, la terrible Eren était devenue inarrêtable.

— Faire connaissance ! Laisse moi rire ! Si on les laisse faire à leur rythme, ils resteront puceaux jusqu’à leur mort, dans cinq mille ans ! C’est du gaspillage !

Folle de rage, Angraema poussa le bras de son père pour se jeter sur sa sœur. Je vis que Ren était surpris de la vivacité et de la force de sa fille : il resta une demi-seconde interdit, sans rien faire.

C’était la première fois que je voyais les petites se disputer. Lorsqu’elles en vinrent aux mains, Ren les attrapa chacune par le col de leur tunique, les maintenant éloignées l’une de l’autre à bout de bras. À la fois fascinée et horrifiée, je contemplai les deux sœurs qui continuaient de battre des griffes l’une envers l’autre, feulant, sifflant et crachant, les oreilles aplaties.

Ren était furieux. Attrapant Eren qui se débattait en la ceinturant sous les bras – de loin la plus virulente, mais pas la plus impressionnante – il sortit de la pièce.

— Et toi, lança-t-il en passant devant Círdan, qui restait immobile, les yeux exorbités. Apprends à te défendre, un peu !

Angraema, le souffle court, les cheveux en bataille et les yeux incandescents, regarda son père évacuer sa sœur de la pièce, suivi d’Ardamirë. Elle avait encore les oreilles plaquées au crâne.

— Et voilà, grogna-t-elle en constatant la retraite stratégique de son prétendant, sûrement parti se barricader dans sa cabine. Elle est belle, l’image que donnent les dorśari ! Círdan doit se mordre les doigts d’être monté sur notre cair.

Je me tournai vers Angraema.

— Pourquoi ? C’est typique des dorśari, de se bagarrer pour un mâle ?

Angraema me jeta un regard par en-dessous.

— Que des femelles se jettent sur les mâles comme la misère sur le monde et se battent à mort pour ça, oui, ça fait partie des glorieux faits d’armes qu’on prête aux ressortissantes des Cours Sombres, me confirma Pas Douée. Chez nous, chez les sorśari comme les autres, l’initiative revient toujours à la femelle, mais il y a des façons de faire plus subtiles que d’attraper un mâle pour l’attacher dans son khangg !

Je la fixai, interdite.

L’attacher ?

Angraema hocha la tête.

— C’est ce que Mère nous a dit de faire avec les mâles, la première fois, avoua-t-elle, un peu honteuse. Elle dit que, quand ils sont inexpérimentés, ils peuvent se montrer brutaux, et ont donc besoin d’être matés. Ils ont tellement hâte qu’on leur coupe la queue qu’ils se jettent sur nous sans faire attention. C’est ce qu’elle dit… Mais je crois que Círdan est différent.

Elle soupira.

— Je le crois aussi, ajoutai-je d’une voix blanche.

Mana avait-elle procédé ainsi avec Ren ? L’avait-elle attaché, la première fois ?

Non, sinon, elle en aurait profité pour lui voler sa queue, me rassurai-je. Mais le doute subsistait.

Lors du repas, Erenwë et Angraema, qui ne s’adressaient pas la parole, se jetèrent des petits regards de défi de temps en temps. Assis entre sa dulcinée et moi, Círdan gardait le silence, n’osait même relever les yeux. Pas une mouche ne volait : le souper se déroula sans autre bruit que celui des couverts.

— Seconde-Mère, fit Eren d'un air affecté en repoussant sa chaise, puis-je sortir de table ?

— Vas-y, répondit Ren à ma place sans la regarder.

Eren se leva. Elle s’apprêtait à tourner le dos lorsque son père la rappela :

— Donne ton assiette à l’eyslyn de service, ordonna-t-il d’un ton à la fois sombre et posé.

Je vis qu’Eren réfrénait un soupir agacé. Mais elle s’exécuta, et quitta la table, bientôt suivie par Arda. Puis ce fut Angraema. Finalement, il ne resta plus que Ren, Círdan et moi : Dea et Elbereth ne mangeaient pas avec nous, et Mana avait décliné l’invitation, préférant rester sur son vaisseau. Elbereth la soupçonnait d’avoir enlevé un passager du Mihrendelas, de l’avoir enchaîné dans sa chambre et de prendre du bon temps avec lui. Loin de m’amuser, cette idée m’avait glacé les sangs : je me doutais bien qu’il y avait une possibilité de vrai là-dedans, surtout après avoir entendu ce qu’elle apprenait à ses filles. Je n’y avais juste pas encore assez réfléchi pour déterminer ce qui m’inquiétait le plus : qu’Elbereth ait l’idée de suggérer que Mana était coutumière de ce genre de choses, que cette dernière préfère passer du temps seule qu’en notre compagnie, ou qu’un ældien de la cour d’Arawn, le dénommé Tínin, avait en effet disparu peu de temps avant notre départ.

Le reste du repas se déroula donc dans un silence de mort. Embarrassé, le jeune Círdan finit par prendre son congé, son assiette entre les mains.

— Attends, l’arrêta Ren. J’ai à te parler.

Círdan se figea, dardant un regard inquiet sur son éventuel beau-père.

— Assied-toi, lui ordonna Ren.

Le jeune n’eut pas le choix. Il se rassit et reposa son assiette.

Ren repoussa la sienne sur le côté – qui fut aussitôt débarrassée par une eyslyn – et, croisant ses grandes mains sur la table devant lui, il regarda Círdan.

— Tu as l’intention de t’accoupler avec Arda et Eren, après Angraema ? demanda-t-il tout de go.

Cette question me parut si abrupte que je failli m’étouffer avec le morceau de coimas que j’étais en train de manger.

Blanc comme un cachet, le jeune ældien secoua lentement la tête.

— Non, réussit-il à déglutir.

— Alors dépêche-toi de le leur faire comprendre, lâcha Ren en vissant son regard sur le pauvre Círdan. Et montre aussi à Angraema qui tu es. Sois plus assuré. Défends-toi. Si tu ne fais rien et que tu continues à les laisser jouer avec toi, elles finiront par se battre, et au final, c’est toi qui en pâtiras.

Círdan opina du chef, sans avoir l’air de trop y croire. Puis son regard se raffermit.

— Est-ce que je dois dire à Angraema que je suis prêt ?

Ren haussa un sourcil.

— Prêt à quoi ? demanda-t-il, dubitatif.

Il y avait une telle incrédulité dans sa question que je faillis pouffer de rire.

— Prêt à remplir mon devoir de mâle envers elle, répondit Círdan très sérieusement.

Ren le regarda.

— Ton devoir de mâle… Ça consiste en quoi, d’après toi ? Si c’est de sexe dont tu parles, ne t’inquiète pas : Angraema est bien au courant. C’est elle qui n’est pas prête. Je t’ai dit d’être patient. C’est ça, le devoir d’un mâle ædhel. Être patient.

Círdan baissa le nez.

— Le devoir d’un mâle ædhel..., répéta-t-il pour lui-même.

Je suis sûre qu’il murmurait encore cela en repartant vers sa chambre.

Lorsqu’il eut disparu, je me tournai vers Ren.

— Quand même, t’es dur avec ce pauvre Círdan, lui dis-je. Il est littéralement harcelé par Eren et Arda. Il n’y peut rien !

— Faut qu’il apprenne, statua Ren d’un ton maussade. Il fallait bien que quelqu’un lui dise !

— Lui dise quoi ? demandai-je dans un murmure.

Ren se leva. Puis, les deux poings sur la table, il me regarda.

— Qu’il s’y prend comme un manche, lâcha-t-il avant de partir.

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