Le shynawil de la portée

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Ce fut une grande journée pour tout le monde. J’avais donné naissance à mon dernier né. Quant à Angraema, elle avait tué son premier ennemi, fait sa première configuration, et même appris à pleurer, ce qui était une première, pour une ældienne ! Enfin, son père avait accepté de la prendre comme apprentie. Pendant le banquet de victoire qui fêta ces réjouissances, le soir suivant, elle arborait fièrement les deux entailles fraîches et bien cautérisées qui ornaient ses joues rondes, preuves indiscutables de son nouveau statut.

— Non, ça ne fait pas mal, pérora-t-elle en réponse à la question d’une de ses sœurs. Moins que l’étranglement d’un orcanide, en tout cas !

— Sauf que tu vas faire peur à tous les mâles, maintenant, l’asticota Ardamirë. Est-ce que tu vas vraiment devoir te raser la moitié du crâne comme les apprentis sí ?

Círdan, assis non loin, releva le visage de son assiette à cette évocation, regardant l’élue de son cœur d’un air préoccupé.

— Evidemment, répondit Angraema en fourrant un morceau de viande dans sa bouche. Ces porcs d’orcanides y réfléchiront à deux fois avant de me menacer de leur affreux dun-dun !

Angraema, qui raconta son combat contre Brack’thal en long et en large ce soir là, me vola clairement la vedette. Seule Tanit eut l’air de s’intéresser à mon accouchement, que, du reste, je n’avais pas trop envie de raconter. Dea m’avait rafistolée et donné une bonne dose d’antalgiques dès mon arrivée sur le pont, mais j’étais encore un peu souffreteuse, et rester assise ne me faisait pas du bien.

— Comment allez-vous appeler le petit ? me demanda-t-elle.

— Caëlurín, croassai-je, la diction rendue hasardeuse par la dose de cheval que m’avait administrée Dea.

— Oh ! C’est vraiment très joli, me congratula Tanit.

Une procession de fynasí, ces mystérieux serviteurs longs et minces aux yeux entièrement noirs et qui parlaient une langue hantée qui me restait encore totalement cryptique, vint alors s’arrêter devant Ren. La première de la file, qui jouait le rôle de gouvernante en chef (je la distinguais des autres à cause des marques rituelles étranges qu’elle portait sur son visage blafard) se jeta à genoux, tendant bien haut un plateau argenté à mon compagnon.

Nullement déstabilisé par ce rituel bizarre, Ren saisit le plateau et le posa sur la table. Les fynasí se retirèrent en reculant, disparaissant dans les méandres sombres du cair.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je en regardant l’espèce de carpaccio rouge et violet parsemé de fleurs que Ren s’apprêtait à consommer.

— Ton placenta, me répondit-il. Tu en veux ?

Par réflexe, je me mis la main sur la bouche. Vomir aurait été du plus mauvais goût à ce banquet.

Ren se rendit compte de ma réaction, et il posa rapidement son assiette sur le plat, avant de me regarder, étonné.

— Vous ne consommez pas le piwafwi de la portée après une naissance ?

Je secouai la tête en signe de négation. Le shynawil de la portée ! C’est ainsi que les ældiens appelaient ça !

— Mais alors, qui le mange ? Le bébé ?

— On le jette, répondis-je rapidement.

Ren écarquilla les yeux.

— Vous le jetez ? Quel gaspillage ! C’est plein de nutriments. Et puis, c’est prestigieux. Seuls les parents ont le droit de le manger, et c’est l’une des rares reconnaissances que l’on accorde au père, sur Ælda. Après une naissance, la mère fait envoyer au père une partie du ou des placentas : c’est comme ça qu’un mâle sait combien de portées il a engendrées, et combien il y avait de petits dans la portée.

— Mange-le, alors, fis-je d’une voix que je voulais raffermie. Je ne veux pas te priver de ce privilège rare, Ren.

Ren continua de me regarder, un petit sourire contrarié sur les lèvres.

— Tu as mangé les autres ? Ceux de la première portée ? m’enquis-je au hasard.

— Oui. Comme tu dormais après l’opération, je ne t’en ai pas proposé : il faut les consommer rapidement après la mise bas, avant qu’ils ne perdent toutes leurs qualités nutritives. Normalement, c’est la mère qui en mange la plus grande partie… Pour se remettre de l’accouchement. Du coup, on en a mis dans ta soupe, celle qu’on t’a servie quand tu t’es réveillée. C’était plus pour marquer le coup qu’autre chose.

Mana, qui dînait avec nous, vint se placer entre Ren et moi, toutes dents dehors.

— Fais un effort, Rika, dit-elle en découvrant le plat. Tu es des nôtres, maintenant. Tu dois te faire à nos coutumes. Manger du placenta donne une belle peau !

Elle découpa un morceau de cette viande saignante et veineuse et le mit d’office dans mon assiette. Je vis qu’elle en avait chipé un bout au passage.

— Il est délicieux ! commenta-t-elle. Et très bien cuisiné. Ce sont les serviteurs qui l’ont assaisonné, n’est-ce pas ?

Ren acquiesça.

— Les fynasí. Elles l’ont pris après avoir fait la toilette du petit.

Je fis la grimace. Je n’aurais pas dû laisser ces créatures aux longs doigts rouges s’occuper de mon bébé !

Ren commença à manger en tentant de conserver un air égal, mais je me rendais bien compte qu’il se régalait plus que d’habitude. Alors que je le regardais, songeant aux fantasmes cannibales sous-jacents que je lui prêtais depuis les débuts de notre relation, il me jeta un regard rapide, du coin de l’oeil, avant de revenir sur son plat.

Je me tournai vers le mien. À côté de moi, Angraema faisait les gros yeux.

— T’en veux ? lui proposai-je discrètement.

Elle secoua la tête en signe de négation, rapidement.

Pour une fois, elle ne louchait pas avec envie sur mon plat.

Quand faut se lancer… Je pris une grande gorgée de gwidth, et avalai mon bout de placenta d’un seul coup, sous les applaudissements de Mana.

— C’est bien, fit-elle en se saisissant de son verre, qu’elle leva bien haut, faisant taire tout le monde.

— Je voudrais féliciter la femelle de mon frère pour la naissance de son troisième petit – un superbe mâle sil-illythirii, la robe ædhel la plus belle qui existe. Un futur guerrier : non seulement il est venu au monde pendant une bataille, mais en plus, il a dévoré tous ses frères et sœurs dans la matrice de sa mère ! Elle a donné naissance sur mon vaisseau, toute seule, au milieu du feu et du sang ! Mais surtout, je voudrais la remercier pour s’être portée généreusement à mon secours, et en secondant ma fille Angraema avec un courage digne d’une aios. Si quelqu’un mérite d’être une ædhel ici, c’est bien elle ! Je prie Amarriggan pour qu’elle connaisse cet honneur dans sa prochaine vie.

Elle vida son verre, imitée par tout le monde. Émue par ce discours en ma faveur de ma pire ennemie, j’en aurais presque pleuré. Cependant, je n’oubliais pas que Mana avait tenté de me tuer sur Æriban, et qu’elle m’avait vendue à Arawn. Ces souvenirs me permirent de garder la tête froide, en dépit du sourire débordant de fierté que m’octroya Ren. Ce dernier était comme un coq en pâte : sa fille avait eu son heure de gloire, sa femme lui avait donné un troisième petit, et sa sœur semblait enfin reconnaître son choix matrimonial. En outre, il avait eu droit au placenta de la mère de ses petits. Le prestige était total.

Après le repas, Tanit sortit sa harpe monumentale et nous gratifia de ses chants angéliques. Sa voix était d’une beauté enchanteresse, envoûtant tout l’équipage. En bonne professionnelle, elle ne s’attarda pas sur les chants tragiques des guerres du passé et passa très vite à des airs entrainants et rythmés, pour lesquels elle se fit aider d’une fynasí qui battait un tambourin. Ce joli fond sonore contribua à mettre une bonne ambiance, puis, au bout d’un moment, je passai des sauvegardes audio de musique humaine pour lui permettre de se reposer.

— Méfie-toi d’elle, ne put s’empêcher de me glisser Mana en me frôlant, mais je n’en tins pas compte. Angraema avait bu trop de gwidth, et, sans crier gare, elle avait attrapé Círdan par le col de sa tunique et l’avait embrassé passionnément, sous les quolibets et les huées de ses sœurs.

— Alors ? C’est pour ce soir ? la chahutèrent les deux jumelles en faisant mine de tirer la queue du pauvre candidat.

— On verra, répondit Angraema en prenant la main d’un Círdan rougissant.

C’était officiel : ils étaient désormais en couple.

Au moment du coucher, je confiai ma joie pour Angraema à Ren, tout occupé à papouiller son nouveau petit. On l’avait mis dans le panier des deux autres, plus grands mais encore très bébés, et ravis de l’arrivée de ce nouveau petit frère. J’avais bien compris que le bonheur de l’enfance, pour les ældiens, était de naître dans une portée nombreuse et douillette, même si les frères et sœurs devenaient souvent des rivaux par la suite.

— Tu dois être fier de ta fille, dis-je à Ren. Elle est presque devenue une adulte. Et ce soir, elle va sûrement avoir sa première nuit d’amour avec Círdan.

Ren se rembrunit.

— J’espère que cela se concrétisera vite, mais d’un autre côté, je m’attends à ce que cette histoire pose des problèmes avec ses sœurs. Elles vont vouloir obtenir leur part elles aussi, et je doute que ce jeune soit d’accord.

Je me redressai et regardai Ren, surprise.

— Tu crois qu’Eren et Arda oseront voler l’amoureux de leur sœur ?

— Chez nous, ça ne s’appelle pas voler, mais prendre ses droits, fit Ren sombrement. Les mâles sont censés appartenir à toutes les femelles qui en font la demande, surtout les jeunes. Même Mana pourra s’y mettre, quand Círdan aura perdu sa queue. Et il n’aura aucun moyen de dire non sans insulter gravement celles qu’il aura refusées. Je connais des vendettas qui ont duré des générations à cause d’histoires de ce genre.

Je gardai le silence.

— Il vaudrait mieux qu’Angraema attende qu’on arrive à Kharë, alors, finis-je par dire.

Ren se retourna dans le lit, posant les petits endormis entre nous.

— Je ne sais pas. Si elle attend trop, ça risque d’énerver et d’exciter ses sœurs. Et, à terme, de provoquer des disputes.

Ren coucha délicatement les petits dans leur panier, me laissant réfléchir à tout ce qu’il venait de me dire. Je me tournai vers lui, observant l’air mélancolique qu’il affichait en regardant nos enfants dormir.

— Eux, au moins, ne connaîtront pas ça, dit-il en suivant du doigt la ligne qui courrait de leur nuque à leur queue. Mais est-ce qu’ils trouveront leur place, dans cet univers ?

Je posai une main rassurante sur celle de Ren.

— J’en suis sûre, fis-je avec le plus de conviction possible.

— Je regrette que mes parents ne soient pas là, lâcha Ren soudainement. J’aurais aimé qu’ils te connaissent et voient nos petits.

Je pressai à nouveau sa main.

— Moi aussi, j’aurais aimé les connaître, lui assurai-je (même si la seule idée de rencontrer ces deux terribles ædhil affamés de tueries m’aurait terrifiée). Je voudrais tout savoir de toi, Ren.

Il se tourna vers moi et me regarda. Ses yeux étaient tellement brillants que je pouvais presque en voir la pupille avec ma vision limitée d’humaine.

— J’aurais aimé rencontrer tes parents, aussi, admit-il. Est-ce que tu penses qu’ils auraient apprécié notre union et la famille qu’on forme ?

Je souris en me remémorant la bizarrerie des goûts et des idées de mon père.

— Avant de perdre la tête, mon père était un ingénieur aux vues idéalistes, qui fut parmi les premiers à militer pour la reconnaissance des robots techniques et des exo comme sapiens. Je suis sûre que tu te serais très bien entendu avec lui. Quant à ma mère, dans mon souvenir, elle était douce et gentille comme Dea. J’ai peu de souvenirs de mes deux frères, mais je me rappelle que je les adorais, et que j’étais très admirative d’eux. Donc, oui, je pense que ma famille t’aurait accepté, Ren, et qu’ils auraient trouvé nos enfants très mignons.

Pour toute réponse, Ren me serra contre sa poitrine. J’imagine qu’il ne pouvait pas me dire que ses parents m’auraient accepté de la même façon : son père aurait sans doute voulu me violer, et sa mère, me tuer. Ou peut-être pas.

— Peut-être qu’on retrouvera mon père, sur Kharë, entendis-je Ren murmurer. S’il a été vu il y a vingt mille ans et qu’il n’a pas réussi à trouver Tyrn-an-nnagh, il n’y a aucune raison pour qu’il ne soit pas encore vivant quelque part, ou même réincarné.

La joue collée contre le torse de Ren, j’ouvris de grands yeux terrifiés. Heureusement, Ren ne pouvait pas me voir.

Je lui frottai la hanche d’une caresse réconfortante. Pour moi, il était sûr et certain que Śimrod Surinthiel était mort de muil ou dans quelque bataille suicidaire où il s’était engagé pour mettre fin à ses jours : malgré le souhait de Ren et l’aura certes fascinante de ce personnage, ce n’était sans doute pas un mal.

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