Le retour de Pas Douée

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La douleur de la contraction m’avait fait l’effet d’un coup sur la tête. Je me vis flotter dans l’espace, avant d’être brutalement ramenée sur le plancher des vaches. J’avais perdu les eaux.

— Merde ! grinçai-je, me retrouvant à quatre pattes par terre, pataugeant dans une flaque de liquide amniotique.

— Rika…, gémit Angraema. Qu’est-ce que je dois faire ?

Je sentis à sa voix chevrotante que la pauvre Angraema aurait préféré affronter mille orcanides que d’assister à un accouchement. Mais les choses étaient ainsi : j’étais bien en train de donner naissance.

— Prends le câble de connexion, réussis-je à grogner. Tu dois faire la configuration… J’en suis présentement incapable. Bronagh t’aidera. Elle me l’a assuré ! Je crois qu’elle sait ce qu’il faut faire.

— Mais… mais…, répéta Angraema, redevenue Pas Douée.

— Tu voulais faire cette configuration, non ? l’encourageai-je. C’est le moment. Aujourd’hui, c’est ton grand jour, Angraema ! Celui où tu montres à la face du monde qui tu es. Un sidhe, c’est pas seulement un combattant, c’est également un stratège et un maître en configurations. Alors vas-y, lance toi !

Affichant soudain une mine déterminée sur son joli visage, Angraema se saisit du câble de connexion. Mais elle n’avait ni port terminal, ni armure pour se connecter.

— Entre en état de rêverie, lui suggérai-je. Fais comme ton père, quand il médite assis par terre. Il ne se branche pas, lui !

Ma dernière phrase fut coupée par une contraction violente, qui me jeta littéralement au sol. C’était fini : je ne pouvais plus aider Angraema. Le travail venait de commencer.

Et quel labeur ! À travers mes yeux mi-clos et mon délire de douleur, je pouvais apercevoir ma nièce qui se débattait avec la configuration. Elle ne savait pas « rêver » : j’avais lu quelque part que les ældiens n’en étaient pas capables avant au moins trente années humaines. Notre plan s’avérait fort compromis. Et si les orcanides nous abordaient ? Je n’aurais absolument aucune défense à leur opposer, ni aucun moyen de sauver mes petits nouveaux-nés. L’arme secrète de Mana, peut-être ?

— Angraema, réussis-je à articuler entre deux contractions déchirantes. Si tu vois que c’est vraiment foutu et que les orcanides nous appontent… La soute neldë... ouvre-la !

Je la vis hocher la tête. Comme le mien, son front était couvert de sueur. Elle donnait tout ce qu’elle avait, la pauvre !

Dans les longues minutes qui suivirent – et qui furent peut être des heures – je perdis complètement prise avec la réalité. J’étais concentrée sur ma douleur, et la naissance des petits que j’essayais de mener à bien. Combien de bébés allaient sortir ? Est-ce que ça allait durer encore longtemps ? Arriverais-je à ne pas m’évanouir ? Voilà les préoccupations qui occupaient mon cerveau pendant ce terrible moment.

Peu de temps avant la sortie du premier petit, j’entendis vaguement Angraema exulter. Puis la poussée du bébé se fit sentir, et je me rejetai en arrière en râlant. C’était mon premier accouchement par voies naturelles, et – je l’espérais – le dernier.

Je sentis qu’on s’agenouillait à côté de moi. C’était Angraema. Souriant faiblement, elle posa le bébé tout mouillé sur mon ventre.

— C’est un petit mâle ! m’annonça-t-elle.

J’ouvris un œil.

— Et la guerre ? Ça se déroule comment ?

Angraema me sourit.

— J’ai réussi la configuration, m’annonça-t-elle. J’ai un peu tiré n’importe où et mon deuxième tir a dangereusement frôlé l’Elbereth, mais la ligne des orcanides a été brisée et papa les a fini avec son propre CERG. Je crois qu’il y en a un qui a réussi à s’enfuir, mais on est sauvées. Tu peux être rassurée, Rika !

Je laissai ma tête retomber en arrière. Bizarrement, je n’avais pas le cœur à faire la fête : pour moi, la bataille était loin d’être finie.

— Y en a combien qui suivent, à ton avis ? gémis-je. Tu peux regarder ?

Angraema secoua la tête, peu assurée. Mais elle regarda quand même.

— Euh, y a un espèce de truc gluant qui pend, là… C’est normal ?

— Ça doit être le placenta. Désolée de te demander ça, mais il faut vérifier si le reste de la portée n’est pas dessous ou dedans… Tu peux t’en occuper ?

Angraema fut obligée de s’y coller.

— C’est officiel, statua-t-elle, les mains couvertes de sang. Je n’aurais jamais de portée ! Sinon, y avait rien dans l’espèce de sac. Il est vide.

Je me redressai, incrédule. Effectivement, les contractions étaient bien moins intenses. Aucun autre petit ne semblait suivre.

— C’est une portée de un ? m'enquis-je, refermant les mains sur l’unique petit qui s’agitait vaguement sur ma poitrine.

Je le regardai. Il était tout noir, des pieds à la tête. Seule sa mince queue blanche et trois cheveux de cette même couleur apportaient une touche de contraste aux traits chiffonnés de cette petite chose. La placenta pendait, accroché à son petit ventre par un cordon gluant. Les ældiens ne coupent pas le placenta : ils le laissent tomber de lui-même, de façon à ce que le bébé bénéficie de tous les nutriments qui y restent. Pour ma part, je résolus de ne le faire qu’une fois à bord de l’Elbereth.

— Il est trop mignon ! gazouilla Angraema.

— Il a intérêt, grinçai-je. Il m’a fait un mal de chien ! Vite, trouve un genre de panier. Il se refroidit.

Angreama se releva et se mit à fouiller partout. La température du bébé était en train de chuter drastiquement : il tremblait de tous ses membres. Sans les autres petits de la portée, il souffrait plus du froid qu’un bébé ældien ordinaire.

— Je ne trouve rien ! grogna Angraema.

— Prends un shynawil dans le sas ! l’instruisis-je.

Elle décrocha l’un des manteaux luxueux de Mana et me le lança. Je me dépêchai d’envelopper le petit dedans.

Je me relevai péniblement, claudiquant jusqu’à la baie. Là, je me laissai tomber sur un fauteuil, mon petit dans les bras. En face de nous, je pouvais voir l’Elbereth grossir de plus en plus.

— Les renforts arrivent, murmurai-je.

Angraema se précipita pour remonter ma combinaison sur mes jambes, et la zipper sur mon torse, protégé par un débardeur couvert de sang.

— J’ai envie de dormir et de prendre un bain, croassai-je. Dans n’importe quel ordre.

— Je peux t’emmener dans la salle de bains de Maman, si tu veux !

Je secouai la tête.

— Je vais pas saloper encore plus le bord de ta mère. Je doute qu’elle apprécie.

Angraema se redressa soudain, les oreilles alertes.

— T’as entendu ?

— Entendu quoi ?

— Ce bruit.

Je dressai l’oreille à mon tour, doutant de percevoir quoi que ce soit. J’étais trop fatiguée. Mais, au moment où j’allais lui dire de laisser tomber, un choc sourd se mit à faire résonner les parois sombres et profondes du vaisseau. Ce n’était pas l’Elbereth : ils n’avaient pas encore appontés.

— Tu crois que l’ennemi a réussi à s’approcher du Bronagh ? me demanda Angraema, fouillant dans sa veste en recherche du sigil de son père.

Je secouai la tête.

— Non… Je crois que ça vient de la soute neldë.

Angraema tout comme toi eut le réflexe de regarder sur la console qui indiquait l’état du vaisseau. Effectivement, dans le coin en haut à droite, le signe trois en glyphes ældarin, neldë, clignotait.

— Quoi qu’elle y conserve, murmurai-je, cela vient d’endommager la soute trois.

Je me retournai vers l’arche ouvragée qui s’enfonçait dans les profondeurs du vaisseau. Plus encore que Ren, Mana avait configuré ce dernier comme un donjon mystérieux. Une volée de marches en colimaçon descendait vers les soutes sur plusieurs centaines de mètres – une aberration, pour un ingénieur de l'Holos – et si la chose qui y était enfermée remontait, cela serait par là.

Piquée à l’amygdale par un instinct atavique, je me levai subitement.

— Je ne reste pas là une minute de plus ! décidai-je en serrant mon nouveau-né dans les bras.

Angraema me suivit vers l’astronef, peu rassurée. D’autant plus que les coups reprirent.

— Ah ! sursauta la fière guerrière.

Elle se précipita à ma suite dans l’astronef, dont je rallumai rapidement toutes les commandes.

— Allez, on se tire .

En décrochant, nous croisâmes Mana, qui revenait sur son bord avec Héphaïstos. Je lui fis un petit signal lumineux, et, une fois son attention attirée, sa fille forma le signe pour trois avec ses mains, face à la baie. Pourvu qu’elle comprenne le message !

Du reste, sa voix outragée crépita par eyslyn interposée à peine avais-je mis le pied dans la soute de l’Elbereth :

— Quel massacre sans nom s’est donc déroulé dans ma salle des commandes ? hurla-t-elle, faisait probablement référence au sang que j’y avais laissé.

— J’ai accouché sur ton bord pendant la bataille, Mana, lui annonçai-je en me tournant vers l’eyslyn. Au lieu de gueuler, je te conseille de vérifier ta soute : apparemment, ton arme secrète cherche à se faire la malle.

La communication stoppa immédiatement.

Je me retournai, tombant nez à nez avec Ren. Je lui fourrai son fils dans les bras, histoire de nous éviter, à Angraema et moi, une bonne douche froide. Ren sourit brièvement, mais il me le redonna. Puis il se tourna vers sa fille, le visage glacial.

— Donne-moi mon sigil, ordonna-t-il d’une voix qui me souleva l’échine.

Angraema, que je voyais lutter contre l’envie de trembler, s’exécuta immédiatement, les oreilles basses mais le regard franc.

— Ren, tentai-je, Angraema a été très courageuse. Elle a défait un orcanide, et elle a même réussi sa première configuration. C’est elle qui a tiré le CERG !

Angraema déposa la tête ensanglantée de sa victime sur le sol, regardant courageusement son père dans les yeux. Ren fixa l’horrible face de Brack’thal en silence, puis il posa à nouveau son regard impitoyable sur Angraema.

— Ren...

Soudain, un éclair d’argent fendit l’air en direction d’Angraema. Une fois, deux fois. La vitesse de ce coup l’avait complètement prise au dépourvu, et, les yeux agrandis, le visage blanc comme un cachet, elle resta là à fixer son père, alors que du sang fumant coulait sur ses deux joues. La blessure était déjà cautérisée.

— Ren ! gémis-je voyant ce qu’il avait fait à sa fille, qui, sous le choc, était tombée sur les genoux.

— Tu es une sidhe, maintenant, lui dit-il simplement. J’attends que tu te comportes comme telle. La prochaine fois que tu défies mon autorité, je te tue !

Ren se tourna vers moi, reprenant son fils et passant son bras le long de mon corps pour m’aider à remonter vers les quartiers d’habitation du vaisseau. Quant à sa fille, toujours assise par terre, elle pleurait, des larmes de joie.

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