La solitude du peck

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Je fus réveillée quelques heures plus tard. J’étais seule dans le grand lit, mes petits roulés en boule à côté de moi. Ren, qui avait dû se lever, les avait sortis du panier. J’avais à peine ouvert les yeux qu’ils s’agitèrent et me grimpèrent dessus : mon regard croisa celui, immense, d’un vert surnaturel, de ma fille Cerin, dont les lèvres affichaient un petit sourire.

— Maman, me salua-t-elle avec sa jolie voix si musicale. Maman, maman.

Je la serrai contre moi. À mes yeux, elle était la plus belle petite fille qui n’avait jamais existé. D’ailleurs, pour moi, il n’y avait pas plus mignon (et gentil) que des petits ældiens.

Je me levai néanmoins, persuadée que Ren avait quitté le lit pour prendre son tour de quart et qu’il fallait sans doute quelqu’un pour le relever. Ren était naturellement beaucoup plus alerte lorsqu’il croisait dans l’Ethereal. Mais je ne voulais pas que toute les responsabilités lui retombent sur les épaules.

Je le trouvai en effet dans la salle des commandes. Il n’était pas seul : Tanit était présente. Je m’arrêtai un instant pour les regarder, immenses et gracieux, dans la salle. Ren était penché sur la console qui générait la carte holographique, la lueur violette se reflétant dans ses yeux blancs et ajoutant des ombres irréelles à sa peau obsidienne. Pieds nus sur le sol froid de l’Elbereth, il était vêtu du pantalon léger et de la tunique qu’il portait pour dormir, dont le col était entrouvert sur sa poitrine sombre. Devant son sternum, on apercevait la petite pierre verte qu’il portait en permanence autour du cou. Ses longs cheveux ivoire était noués dans son dos en une queue lâche, retenue par un cordon enroulé plusieurs fois sur lui-même. Je notai également qu’il arborait de nouveau des ornements sur l’arête de ses fines oreilles : trois anneaux en uranite.

Tanit, debout de l’autre côté de la table, portait une robe émeraude qui mettait parfaitement en valeur ses yeux céruléens et sa chevelure incandescente, dont la pointe traînait presque par terre. À côté d’elle, posé sur un lutrin en mithral, je remarquai une espèce de livre ouvert, avec une plume de volatile d’une couleur indescriptible qui bougeait dessus, mue par une espèce de champ de force invisible. Ren était en train de parler à voix basse, et je constatai que la plume cessait de bouger dès qu’il s’arrêtait. Je compris soudain ce qu’il faisaient tous les deux : d’une façon ou d’une autre, Ren avait accepté de raconter sa vie à Tanit, et la barde notait ce qu’il lui confiait sur une sorte de sauvegarde imprimée.

Une pointe de jalousie piqua mon coeur à ce constat. Ren avait toujours refusé de me raconter quoi que ce soit sur sa vie pluri-millénaire. Ou plutôt, il avait habilement esquivé mes questions. En fait, il m’en disait tellement peu sur lui et sur l’endroit d’où il venait que j’avais fini par intégrer qu’il ne savait pas grand-chose. Et pourtant, cela faisait visiblement un petit moment qu’il était en train de monologuer face à Tanit. Bizarrement, alors que c’était moi qui avais insisté pour faire monter la barde à notre bord, il m’apparut embarrassant que ce soit elle, entre toutes, qui se retrouve à recueillir les mémoires de Ren.

Mais ce dernier se tut à mon arrivée. Il avait dû sentir mon approche.

— Je t’en dirai plus après ma prochaine rêverie, l’entendis-je dire. Pour l’instant, voilà ce dont je me souviens. C’est ainsi que ça c’est passé pendant la 2030ème année du Carcadann Pâle.

— Merci, Ædhelharn, le remercia Tanit en posa sa main sur son cœur. J’attends avec impatience la nuit prochaine.

Elle referma son gros livre, un ouvrage à la couverture incrustée de métaux précieux et de joyaux, rangea sa plume étrange dans la poche accrochée à sa ceinture et s’inclina. Puis elle prit congé, me gratifiant d’un petit salut au passage. Depuis le début, elle savait que j’étais là.

J’allais rejoindre Ren, tirant un siège – un espèce de haut tabouret que j’avais achetée sur une colonie pour la salle des commandes de l’Elbereth, histoire de me faire un genre de trône qui me donnerait facilement accès à la console de navigation – et grimpais dessus.

— Je n’ai jamais eu autant l’impression d’être un peck que maintenant, soupirai-je à mon conjoint. C’est dur, de retomber dans le monde mortel et insignifiant, après avoir été une ædhelleth pendant plusieurs semaines.

Ren tourna son beau visage vers moi. Avec ma vision limitée d’humaine, je ne pouvais pas saisir les subtilités dans ses iris – qui me restaient invisibles – mais je crus voir sur ses traits ce qui s’apparentait peut être à une expression désolée.

En vérité, je trouvais que Tanit me battait froid depuis que je n’étais plus Baran. Et j’étais la première à l’éviter, pour des raisons bien évidentes : elle faisait 2m40, et moi, 1m50. J’en avais marre de devoir lever la tête pour lui parler comme si j’étais une petite fille ou une inférieure. Mais Ren avait souhaité que je redevienne Rika. Il disait – du moins, il prétendait – me préférer comme ça.

— Un peck ? demanda-t-il doucement. Qu’est-ce que c’est ?

Je fis mine de regarder mes ongles.

— Tu ne te souviens pas de ce film qu’on a regardé ensemble la dernière fois ?

Ren leva un sourcil.

— Celui sur ce héros ruarg si courageux ?

Je hochai la tête. Ren était persuadé qu’il s’agissait d’un film historique, en dépit de mes démentis constants et virulents.

— Ce ruarg, comme tu dis, est traité de peck par tous les gens qui font un mètre de plus que lui, lui rappelai-je.

— Alors, c’est un beau compliment, sourit Ren en posant sa main sur mon épaule. Ce ruarg était vraiment un personnage d’une grande valeur !

Je fixai mon conjoint, incrédule. J’hésitai un instant à lui expliquer que peck faisait partie de la même classe de mots que « troll », mais ne voulant pas gâcher la bonne humeur de Ren, je ravalai mon explication.

— Quand tu vois de superbes ældiennes comme Tanit, insistai-je, ça ne te fait pas regretter de t’être engagé avec une pauvre humaine comme moi ?

Le sourire de Ren, plus gentil que jamais, s’élargit.

— Tanit est belle, c’est vrai, avoua-t-il. Mais la beauté physique ne fait pas tout. Ce qui compte le plus, c’est la beauté intérieure.

Je ne pus m’empêcher de détourner la tête avec une grimace, ce qui devait probablement me faire ressembler à Mana. Comme je la comprenais, ces derniers temps ! À chaque fois que Ren me sortait une de ses remarques aussi mièvrement parfaites – et, au passage, aussi innocemment insultantes – je pensais à ce qu’elle jugeait impardonnable chez son frère : ses grands idéaux et sa volonté farouche de ne voir que le bien en chaque chose.

— On sait tous que tu as des goûts bizarres, répondis-je. Mais honnêtement, Ren : une beauté comme Tanit, ça te laisse vraiment de marbre ?

Cette fois, Ren tira le tabouret vers lui pour m’avoir bien en face.

— À mes yeux, tu es la créature la plus belle de l’univers, déclama-t-il avec le lyrisme typique des ældiens. Je suis subjugué dès que je te vois : je pourrais te regarder pendant des heures, si je ne craignais que tu me trouves bizarre en le faisant. Dès que tu apparais dans mon champ de vision, mon coeur s’arrête de battre, et si je m’écoutais, je passerais tout mon temps au lit avec toi, à t’aimer jusqu’à la fin du monde.

Rougissante devant une telle déclaration – Ren venait de me chanter mes louanges en bonne et due forme – je baissais les yeux, incapable de soutenir celui de mon si romantique compagnon.

— Mais comment c’est possible, bougonnais-je. Comment un être aussi parfait que toi peut-il s’intéresser à… une créature aussi insignifiante que moi ?

Je m’étais toujours posé la question, mais ce questionnement permanent était exacerbé par la présence de femelles ældiennes, avec leur beauté impossible. Je ne comprenais pas que Ren ne puisse pas être attiré, même un tout petit peu, par les femelles de sa race.

— C’est exactement la question que je me pose moi-même, me dit-il. Comment une créature comme toi peut-elle aimer un être comme moi ? En outre, tu dois savoir que j’ai besoin d’avoir des sentiments pour éprouver de l’attirance physique. Je te rappelle que je suis resté abstinent pendant des milliers d’années… Et pendant tout ce temps, jamais je n’ai été attiré par une femelle ældienne.

— Tu étais déjà attiré par les femelles humaines ? lui demandai-je en le regardant, songeant au goût supposé des ældiens pour ces dernières.

Ren secoua la tête.

— Non. Je n’étais attiré par rien. Aucune femelle, à part Mana dans une certaine mesure, n’est devenue proche de moi. Je ne pensais qu'à une chose : la guerre, le combat. Cela m’arrivait d’être troublé parfois, mais de manière mécanique, et détachée de tout objet réel. Quand j’ai compris à quel point toi et moi étions proches, j’ai commencé à lier ces sensations et ces désirs à une personne réelle : toi. Donc, je peux observer des femelles comme Tanit, apprécier leur beauté pour ce qu’elle est, mais sans ressentir le moindre désir à leur égard. Toi, dès que je te regarde… C’est plus que du trouble que je ressens.

J’avais du mal à comprendre, mais cela me rassura néanmoins. Arawn m’avait dit que les sentiments des ældiens, surtout ceux des mâles, pouvaient durer des millénaires. J’étais vraiment tombée sur la perle rare.

— Tu l’as dit à Tanit, tout ça ?

Ren secoua la tête.

— Je ne parle pas de ces choses à qui que ce soit d’autre que toi, Rika.

— Pourquoi ? Cela fait partie de ta vie.

— Tanit se sert de mes récits pour reconstituer l’histoire d’Ultar et écrire de nouvelles chansons, qui seront ensuite transmises à d’autres ældiens. Elle s’intéresse aux batailles auxquelles j’ai participé, aux personnes célèbres de mon époque, aux hauts faits d’armes, ce genre de choses. Elle se fiche des états d’âme d’un sidhe solitaire : cela ne fait pas matière à chanson.

— Si j’étais toi, je n’en serais pas si sûr, répondis-je en me rappelant de ce que m’avait dit Tanit sur l’épopée de Noble Eclat d’Argent, qu’elle disait si populaire en partie grâce à la dimension tragique apportée par sa solitude et son histoire d’amour avortée avec Mana.

Ren ignora ma dernière remarqua. Il reporta son attention sur la carte.

— L’Ethereal change tout le temps, mais certains éléments sont reconnaissables, annonça-t-il en passant du coq à l’âne. Et d’après les constantes datant de la dernière fois que j’y suis allé, je peux dire que l’on sera dans un secteur qui communique avec l'Holos dans quelques centaines d’heures. On pourra sortir de la Trame à ce moment là, et souffler un peu.

— Et Kharë ? demandai-je, souhaitant ardemment qu’il eut renoncé à son projet d’y faire escale.

— Kharë n’est pas un port fixe, c’est un lieu qui bouge constamment. On dit qu’elle apparaît à ceux qui la cherchent… Normalement, on devrait tomber dessus assez vite.

Je réprimai un frisson.

— Et ensuite ? Qu’est-ce qu’on fait ?

— Ensuite, il faudra franchir le labyrinthe… Ce sera peut-être la partie la plus dangereuse du voyage, m’apprit Ren.

— Le labyrinthe ? Qu’est-ce que c’est ?

Ren releva son regard opale sur moi.

— Kharë est protégée par un labyrinthe, dont on doit trouver la sortie pour y accéder et en sortir. C’est un fait connu de tous les nautes qui croisent dans l’Ethereal. Un mélange d’énigme à résoudre et de navigation très technique. N’importe qui peut y entrer : contrairement à d’autres astroports, il n’y a aucun contrôle à l’entrée de Kharë. Mais il faut passer par ce labyrinthe… Il paraît que c’est très compliqué.

Je lâchais un long soupir douloureux.

— Rappelle-moi pourquoi on y va, déjà ?

— Pour y escorter Mana. Elle veut s’installer à Kharë quelques temps, sûrement pour se trouver un compagnon, et en trouver un pour nos filles.

Je l’interrompis.

— Et tu approuves le fait que tes filles s’acoquinent avec ces ældiens dorśari, censés représenter l’espèce intelligente la plus cruelle et la plus malveillante de la galaxie ?

Ren secoua la tête.

— Non, je n’approuve pas. Mais je n’ai pas mon mot à dire là-dessus. Mes filles font ce qu’elles veulent, et visiblement, elles souhaitent vraiment aller à Kharë. Elles ont été terriblement insultées et humiliées, à la cour d’Arawn. C’est normal que, se sentant rejetées par les sorśari, elles cherchent à rencontrer d’autres dorśari. Je pense qu’elles se fourvoient, mais ce n’est pas à moi de leur dire. Elles se feront leurs propres expériences par elles-mêmes.

— Pour Arda et Eren, je suis d’accord, mais je ne pense pas que Kharë soit un bon endroit pour Angraema. Ta troisième fille est idéaliste et romantique : elle pourra être profondément blessée par une rencontre frontale avec ces agents de l’Abîme, si elle y va sans préparation.

Ren croisa les bras et s’adossa contre la console. Je savais qu’il était d’accord avec moi.

— Ren, tu dois prendre Angraema comme apprentie, lui dis-je alors. C’est ce qu’elle souhaite. Tant que tu ne lui aura pas donné satisfaction, elle se cherchera et prendra des risques. Tu dois canaliser cette énergie, lui donner un but.

Mon compagnon se tritura la lèvre inférieure.

— Je vais y réfléchir, décida-t-il finalement.

Je lui pris la main, satisfaite.

— Va te coucher, lui proposai-je. Je vais prendre le tour de veille. Il faut que tu dormes, Ren.

Ce dernier releva les yeux sur moi. Il me regarda un instant en silence, puis acquiesça.

— D’accord. Je vais m’occuper des enfants pendant ce temps-là.

Je le laissais partir, songeuse.

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