Le secret dévoilé

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Je me retrouvai seule avec Tanit. Cette dernière m’amena dans ses appartements, où une table féérique était dressée, dans une salle configurée pour donner l’illusion d’être une terrasse ouverte sur la campagne, au sol dallé balayé par les feuilles rousses. Sous le ciel d’un bleu crépusculaire, on pouvait apercevoir les collines et les vallons au loin, ainsi qu’une chaîne de montagnes blanches.

— Peut-on nous voir ? demandai-je en m’appuyant des deux mains sur le muret de pierre, aux colonnes envahies par le lierre.

— Non, me répondit Tanit. Tout ce que les adannath perçoivent, lorsqu’ils se promènent le long de nos murs, c’est une ruine désolée derrière un parc à l’abandon, ceint par un portail rouillé. Et de toute façon, ils ne s’aventurent jamais plus loin qu’à l’extrême lisière du bois : notre territoire leur fait peur.

À juste raison, pensai-je en songeant aux dépouilles des « renards » qui se balançaient tristement dans le vent, sur les premiers arbres de la forêt. Je ne les voyais pas, mais je savais qu’ils étaient là.

— Ce royaume, avec sa beauté crépusculaire, va me manquer, Tanit, lui avouai-je. Toi aussi, d’ailleurs, et même Arawn.

Tanit me regarda.

— Oui, vous aussi, vous nous manquerez… Les autres refusent de se l’avouer, mais nous sommes depuis trop longtemps figés dans cette éternité glacée. Il n’y a aucune beauté ici, Baran… Juste la mort. Ce royaume est moribond. Quand on pense à ce qu’Arawn a été… Le flamboyant, c’était l’une de ses épiclèses ! Mais depuis la maladie de sa dame, il n’est plus le même.

Je me tournai vers elle, intéressée.

— De quelle maladie s’agit-il, exactement ?

— Le muil, asséna sombrement Tanit. Anor est au stade terminal de muil. C’est pour cela que nous avons quitté Imlith, où nous nous sentions pourtant bien. Seule Tyrn-an-nnagh pouvait la sauver.

— Mais vous ne l’avez pas trouvée, ajoutai-je.

— Nous y avons renoncé, avoua Tanit. Arawn a cessé d’y croire. C’est le Vide, ici. Le Néant. Si Tyrn-an-nnagh existe bien quelque part, ce n’est pas ici. Mais nous ne pouvons plus revenir en arrière. Nous l’avons tous compris après à peine quelques années à errer dans ce noir total, en tombant sur un vaisseau de chez nous… Il était peuplé d’ædhil. Morts. Des momies desséchées aux orbites vides, le cœur brisé par le désespoir, qu’on retrouva là où ils s’étaient éteints, sur des chaises à la table du banquet, debout dans une alcôve, enlacés sur leur lit, ou une harpe à la main… Jusqu’à leur dernier souffle, ils avaient tenté d’échapper au muil. Depuis combien de temps reposaient-ils là ? Combien de siècles, de millénaires, avaient-ils erré dans ce noir sans fond ? Oh, il est habité, sois en sûre. De temps en temps, des créatures sortent de ce non-horizon. Des créatures terribles et vicieuses, plus anciennes encore que nous… Elles arrivent seules, et alors, nous bénissons la science d’Anor et d’Arawn qui a configuré ce vaisseau et lui permet de rester inaperçu, tapi dans le noir, en attendant que ces choses passent.

Je frissonnai, songeant à notre chance de ne pas être tombés sur ces créatures. Je le dis d’ailleurs à Tanit, qui émit un petit rire.

— Chance. Je ne sais pas… Comment est-ce que ton consort, l’as sidhe d’Æriban, le qualifierait ? Il n’utiliserait sûrement pas ce le mot-là.

Je voulus lui dire que Ren n’était pas si mal disposé envers eux, puis je compris le sens de ses paroles : pour des gens comme Ren, la chance n’existait pas. Elle était provoquée.

— Oh, ce n’est qu’une fanfaronnade de sa part, m’excusai-je modestement pour lui en évoquant cette phrase de Ren sur la chance, sans me demander un seul instant comment Tanit la connaissait.

— Les fils de Neaheicnë ne fanfaronnent pas. Surtout lorsqu’ils sont de la trempe d’Ar-waën Elaig Silivren. Ils ne rendent pas culte à Amarrigan, en dehors de ses attributions en tant que déesse de la destinée et des réincarnations, justement pour cette raison. La chance doit être provoquée. Arawn partage cette conviction : il le tenait de son maître d’armes, cet aios dont Círdan t’a parlé.

— Comment s’appelait-il ?

— Je l’ignore. Arawn ne veut pas parler de cette époque. Tout ce que nous savons, nous le tenons de l’ancien barde, Golwen… Et il est mort.

Je gardai le silence alors qu’un serviteur – l’un de ces gnomes au visage de vieillard qu’on appelait sluagh – me servait un verre. J’étais touchée par l’histoire de Tanit, à tel point que j’étais à deux doigts de lui proposer de partir sur l’Elbereth avec nous. Mais il y avait un petit problème à régler avec elle avant.

— Tu sais, lui dis-je alors que les plats se succédaient sur la table, nous avons toujours l’intention de chercher Tyrn-an-nnagh. Sur ce point, aucun de nous n’a perdu espoir.

— Je sais cela, soupira Tanit. Je me suis bien rendue compte de la différence entre vous et nous. Ce n’est pas une question de clarté… Mais de vitalité. Aucun de vous n’est terne : le muil n’a pas pris racine en vous.

— Ça ne risque pas, murmurai-je. Les seuls qui pourraient en être atteint chez nous sont Ren et Mana, les filles éventuellement… Mais elles sont trop jeunes pour ça.

Tanit releva le visage.

— Pourquoi dis-tu cela ? Si tu perdais ton consort, tu pourrais être atteinte de muil toi aussi. Je connais des perædhil qui en sont morts, comme des ædhil de sang pur. Tu as fait ton choix, non ? Tu es donc pleinement une ædhel. La part humaine est morte, en toi. C’est ce qui se passe pour les perædhil, au bout d’un certain temps.

Je reposai mes couverts et la regardai dans les yeux.

— Tanit, il faut que je te le dise… Pourrais-tu garder un secret ? En échange, je te laisserai partir avec nous. Si tu le veux, bien sûr. On a besoin d’un barde : Ren a cru pendant un moment que je remplirai cet office, mais je ne suis pas très douée pour ça. Je n’ai même pas réussi à le féliciter lorsqu’il a anéanti l’émetteur de rayons gravitationnels de l'Holos.

L’un des beaux sourcils de Tanit se souleva.

— L’émetteur de rayons gravitationnels de l'Holos ? Qu’est-ce que cela ?

— L’arme la plus ultime qui existe chez les humains en ce moment, lui appris-je. Personne ne pouvait y résister… Avant Ren. Il l’a détruite, et a opéré une configuration pour pouvoir se l’approprier. Maintenant, elle fait partie de son arsenal. Ça a tellement fait peur à l'Holos qu’ils nous ont laissé partir sans rien dire.

— Il a accompli cela, murmura Tanit, comme subjuguée.

— Malheureusement pour lui, repris-je, je n’ai pas été capable de le féliciter. Il en a été très déçu… Quelques eyslyns obséquieuses ont compris le truc et lui ont donné une nouvelle épiclèse : « Vainqueur du Rayon de Mort »… Mais je ne trouve pas ça très épique, par rapport au prestige de ce fait d’arme. Alors qu’un barde, lui, aurait trouvé les mots justes, je crois.

Tanit sourit.

— C’est sans doute vrai. J’y réfléchirai de mon côté.

— Ça veut dire que tu acceptes ?

— Avec grand plaisir, Baran. En réalité, je n’osais pas vous le demander.

Et voilà. Une nouvelle recrue pour notre arche de Noé, une de plus. C’est Elbereth qui allait être contente ! Pour ma part, j’étais assez satisfaite d’avoir une alliée à lui opposer.

— Bon, me lançai-je. Si tu viens avec nous, il faut que tu saches une chose, Tanit. C’est important.

— Je t’écoute.

— Tu me jures de garder le secret ? Je pourrais te faire prêter serment sur votre arbre-lige, mais je te fais confiance… Quoiqu’il arrive, et quelle que soit ta décision finale après l’avoir entendu, tu dois me jurer de ne rien dire à personne. J'ai ta parole ?

Tanit vissa son regard calme sur moi.

— Tu l’as, m’assura-t-elle, les mains croisées sous son menton.

Je pris une grande inspiration.

— Je suis une humaine. Pas une ædhel.

Voilà. Je l’avais dit. Et ça faisait un bien fou !

Tanit me regarda, son joli visage un peu soucieux.

— Oui, tu es à moitié humaine, je le savais déjà, mais…

— Non, l’interrompis-je. Je suis une humaine, à cent pour cent. Ce que tu vois devant toi, c’est un déguisement. Une configuration.

— Mais comment est-ce possible ? Les humains ne font pas de configurations !

La belle ældienne affichait une expression choquée. Pendant un instant, je regrettai de lui avoir fait cet aveu. Mais je l’avais fait, et il fallait aller jusqu’au bout.

— Sous certaines conditions, et beaucoup d’entrainement, c’est possible, lui appris-je. C’est ce qui s’est passé pour moi.

Tanit se leva.

— Je ne peux pas le croire, fit-elle, incrédule. Tu es une ædhel si parfaite, si réussie… Avant de te voir, je n’avais jamais rencontré d’elleth aussi belle. Tes cheveux noirs et épais, ta peau pâle, ton joli visage rond, ces lèvres rouge sang et ces yeux d’un cyan si pur… Sans parler de tes formes si sensuelles.

Je souris sous ce déluge de compliments. Que Tanit allait être déçue en découvrant Rika ! Baran, avec sa bouche gourmande que des petits crocs effilés ne rendait que plus attrayante, sa chute de reins affolante et sa poitrine glorieuse était aussi éloignée de la maigrichonne Rika qu’une étoile d’un voyant lumineux.

— Je te montrerai bien, lui dis-je, mais si je relâche ma configuration maintenant, je ne pourrai pas la réopérer avant demain matin, et il faudra que je courre me réfugier sur l’Elbereth. Or, j’ai envie de profiter de chaque moment passé ici, avant le départ… Tu m’en veux ?

Tanit secoua la tête lentement, visiblement ébranlée.

— Non… Mais alors… Est-ce que Silivren… Est-ce qu’il est au courant ?

Je souris à nouveau.

— Bien sûr qu’il est au courant. Tout le monde le sait, chez nous.

— Et ces petits dont tu m’as parlé… Vos petits… De qui sont ils ?

— De moi, et de Ren. Eux, ce sont des vrais perædhil. Des enfants mi-humains, mi-ældiens.

Tanit garda le silence.

— Je dois t’avouer que pour cette raison, vous voir vous délecter de ces … renards la dernière fois m’a un peu refroidie. Ren ne mange pas de chair humaine… Il a horreur de ça, et comme il respecte les humains autant que les ædhil, il trouve à juste titre cette coutume barbare.

— Pourtant, me coupa Tanit, il t’a prise avec lui. Il n’est donc pas contre l’esclavage !

Stupéfaite de sa réaction, je fixai Tanit. Puis je souris. C’était normal qu’elle pense ainsi.

— Je ne suis pas esclave, Tanit… C’était Ren et Mana qui étaient captifs, chez nous. Les humains sont devenus puissants, tu sais… Très puissants. Cela n’a rien à voir avec ces hommes primitifs que vous apercevez quand vous vous promenez de l’autre côté de la forêt. Les humains aujourd’hui mesurent en moyenne deux mètres ou plus – je suis une rareté, avec mon petit mètre cinquante – ils n’ont pas de poils et sont en partie ou en totalité mécaniques. Nos soldats sont capables de se battre au corps à corps avec un ædhel ou une manticore, et ils ont de quoi oblitérer des planètes. Poursuivi par la police secrète de l'Holos, Ren a pris refuge sur le navire de fret où je travaillais : c’est comme ça que je l’ai rencontré. Je suis tombée amoureuse de lui tout de suite. Il ne s’agissait pas de luith, car par la suite, j’ai été séparée de lui pendant presque un an, et je pensais toujours à lui. Or, je sais qu’en cas de luith les humains sous l’emprise d’un ædhel reprennent leurs esprits tout de suite, dès que la source de fascination s’est éloignée. Nous nous sommes retrouvés, mais il avait Mana, et finalement, après maintes péripéties, nous nous sommes avoués nos sentiments. Au début, nous n’osions pas concrétiser notre amour : Ren avait gravé en tête le sort des esclaves humaines sur Ælda, et cette image le dégoûtait tellement qu’il était incapable de me toucher. Quant à moi, j’avais été irrémédiablement changée par le contact avec Elbereth. Finalement, j’ai trouvé cette solution de me configurer en ædhel pour pouvoir m’unir à lui. C’est comme ça qu’on a eu nos petits.

Tanit baissa la tête. Je sentais bien que c’était le tumulte, dans son cerveau.

— Ar-waën Elaig Silivren est donc comme les légendes le disent. Vraiment. Après ce que tu viens de me raconter, il n’y a plus aucun doute : c’est bien le vrai.

Je la regardai.

— Qu’est-ce que les légendes disent, sur lui, qui te fait penser ça ?

Tanit releva son regard bleu sur moi.

— Qu’il n’était pas comme les autres. En rien. Que ce soit de par son physique, ses capacités martiales, sa façon de penser, sa vie amoureuse… Il est décrit dans tous nos chants le concernant comme très différent des autres ædhil.

Je me levai. Il était temps de prendre congé.

— C’était très bon, la remerciai-je, merci pour ce repas (qui avait été principalement végétarien) Je vais prévenir Ren que toi et Círdan serez du voyage, quand on partira demain. En attendant, prépare les affaires que tu veux emporter.

Tanit perdit son expression rêveuse et elle hocha la tête, ravie.

— Je ferai cela.

J’acquiesçai, puis fis quelques pas vers la sortie. Parvenue à la porte, je me retournai.

— Tu sais, ce que tu viens de dire sur Ren… Comme quoi il était différent des autres. C’est amusant, parce que c’est exactement ce qu’on disait de moi, dans le monde humain !

Tanit releva son regard bleu sur moi, et il brilla comme cette labradorite que m’avait offert Ren, lorsque je la regardai à la lumière. Je lui fis un sourire – un sourire de Rika, pas de Baran, sans montrer les dents – et quittai la pièce.

Comme je l’avais prévu, Ren grogna lorsque je lui annonçai que je voulais embaucher Tanit sur le Cair. Il était d’accord pour Círdan – tout en admettant que Pas Douée lui mènerait probablement une vie d’enfer – mais pas pour la barde.

Je trouvais ce refus bizarre. En creusant un peu, je parvins à lui faire avouer la raison véritable de ce refus : la nature femelle de Tanit.

— On a déjà assez de Mana, et elle a son propre cair, expliqua-t-il en croisant les bras étroitement sur son torse. Cette Tanit, là… C’est une jeune elleth. Elle voudra s’accoupler, c’est sûr, et même avoir une portée ou deux, à terme.

Je haussai les sourcils d’un air dubitatif, croisant les bras moi aussi.

— Et alors ? En quoi est-ce ton problème ? Quand Thoniel ou une de tes juments est prise d’une envie de coït frénétique, est-ce que ça t’empêche de dormir ?

Ren me jeta un regard dangereux.

— Elles n'appartiennent pas à mon espèce. Tanit, si ! Et je te rappelle que je suis le seul mâle ædhel sur ce cair.

— Il y aura Círdan, objectai-je.

— Ce sera le mâle d’Angraema, répliqua Ren en montrant un bout de canine.

Visiblement, il prenait les droits sexuels de sa fille très à coeur.

— Tanit, si elle est intéressée, devra se faire à l’idée que Ren est le mâle de Rika, lui dis-je alors. Quant à toi, tu as réussi à garder ton petit oiseau dans son nid douillet pendant plusieurs milliers d’années : j’ose supposer que ce nouveau challenge – je le répète, si challenge il y a – ne sera que du menu fretin, pour toi.

Ren maugréa un peu, mais il dut se ranger à mes arguments.

— C’est pour toi, que je l’invite à bord, lui lançai-je avant de repartir. On a besoin d’un barde, ici ! Même Mana le disait.

Je passai quelques heures avec mes enfants, puis retournai à bord du vaisseau d’Arawn. C’était la dernière nuit que j’allais y passer. Je voulais la consacrer à regarder le paysage, cette nature onirique et éthérée que j’avais appris à apprécier et qui, je le savais, allait me manquer.

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