Les fantômes de la Guerre de Fondation

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Sans leur cacher notre départ imminent, je passai les jours suivants à explorer le vaisseau d’Arawn en compagnie de Tanit et Círdan. Ces derniers étaient d’excellents guides, surtout Círdan, ravi d’étaler sa science pour m’expliquer toutes les prouesses technologiques qui se donnaient à voir sur ce navire.

— Au départ, m’expliqua-t-il en tapotant un mur ouvragé, et bien qu'il ne s'agisse pas à proprement parler d'un cair puisqu'il ne provient pas d'un wyrm, ce vaisseau est un bâtiment de guerre, comme le vôtre. Touchez ce mur : c’est de l’iridium, le métal le plus dur qui existe dans la galaxie. Ces parois sont recouvertes de mithral pour l’aspect esthétique, mais la structure est bien en iridium. Même sans son bouclier, ce vaisseau est capable d’encaisser des charges d’une puissance phénoménale, de l’ordre de plusieurs millions de tétravolts, sans que son intégrité en soit impactée. C’est comme ça qu’on dit, tétravolts ? Je ne me souviens pas bien du terme.

— Oui, c’est cela, Círdan, souris-je. Tétravolts.

C’était un plaisir de parler avec lui, car il possédait les mêmes références que moi. Lorsque je lui demandai comment il en était venu à acquérir tout ce savoir sur la science humaine – fort différente de l’ældienne – le jeune ældien me regarda avec un air surpris.

— Mais nous connaissons bien les humains, ici… Mon père a été commandant de vaisseau tactique pendant la guerre contre les korridites, aux côtés des humains. Il ne vous l’a donc pas dit ?

J’accueillis cette révélation avec stupéfaction. Encore une fois, j’eus envie de courir voir Ren pour lui apprendre cette nouvelle découverte. Mais il y avait une sorte de consensus entre nous : aucune information concernant Arawn n’était échangée.

— Vous avez participé à la Guerre de Fondation… murmurai-je, subjuguée. Comment était-ce ?

Círdan secoua la tête.

— Je ne m’en souviens guère, avoua-t-il. J’étais très petit, à l’époque… Encore un hennël, un nouveau-né.

— Combien étiez-vous dans la portée ? m’enquis-je, un sourire me venant naturellement aux lèvres à la pensée de la mienne, qui m’attendait sagement sur l’Elbereth.

— J’étais seul, répondit Círdan avec regret. Une portée de un. Cela arrive, parfois.

J’acquiesçai en silence. D’après Mana, cela voulait dire que le petit unique avait absorbé les autres fœtus dans la matrice de la mère… Bien sûr, je gardais cette information pour moi.

— Mon père n’a pas étudié sur Æriban, continua Círdan. Æriban n’existait déjà plus, à l’époque. Aucun de nous ici n’a connu Ultar. Mais nous vivions sur une colonie plutôt agréable, dans le bras d’Orion : Imlith, la Vallée des Fleurs. Nous parlions de Tyrn-an-nnagh bien sûr, la nouvelle patrie des ældiens, faite, parait-il, de fragments de toutes les Cours ultari, détachées et envoyées dans une autre dimension par un puissant hiérarque pendant la calamité. Pour certains, c’est Ælda et Æriban dans leur totalité qui furent envoyées dans une autre dimension, mais je ne sais pas si c’est vrai. Aucun d’entre nous ne le sait… Quand mes parents étaient encore jeunes, ils parlaient de partir, mais ce n’était qu’un rêve lointain. Puis arrivèrent les korridites.

Les korridites ne nous attaquèrent pas. Ils connaissaient les ædhil, et ils nous craignaient. Mais ils décimèrent les colonies humaines. Mon père m’a dit un jour que, à cette époque, les ædhil disséminés dans la Voie depuis la calamité regardaient les humains expulsés de leur planète avec horreur et commisération : contrairement à nous, les humains s’étaient condamnés tout seuls en rendant leur planète inhabitable, et leurs survivants erraient dans l’espace à bord de vaisseaux d’une technologie très inférieure à celle de toutes les autres espèces intelligentes. Après plusieurs millénaires de retour à l’âge de pierre sur les ruines de leur civilisation, les humains eurent beaucoup de mal à retrouver leur savoir et à s’élever à nouveau dans l’espace. Lorsqu’ils le firent, ce fut par nécessité vitale, mais ils se retrouvèrent alors nez à nez avec les korridites qui les décimèrent. Ils nous faisaient grand pitié. Mais après tout, c’était de leur faute, et ils ne voulaient pas apprendre de nous. Ils ne l’avaient jamais voulu.

Ahmed Aden était différent. C’était un visionnaire, dont le regard portait plus loin que l’horizon minuscule à laquelle sa condition humaine le condamnait. Il réussit à démontrer à quelques ædhil, dont mes parents, que l’humanité valait la peine d’être soutenue à nouveau. Bien qu’issu d’une noble maison taráni, mon père n’était pas un guerrier au départ. C’était un artisan ingénieur, comme moi, mais, adolescent sur Imlith, il fut formé par un sidhe, ancien instructeur d’Æriban, qui lui apprit la stratégie, la navigation tactique, le maniement des armes et l’art du combat. Ce sidhe, qui vivait seul sur son cair, ne resta que quelques années sur la colonie, mais son enseignement fut si efficace que mon père devint un guerrier reconnu et redouté. Ce maître d’armes repartit pour Tyrn-an-nnagh avant nous, et bien avant l’entrée en guerre des ædhil aux côtés de l'Holos.

Tous les membres de cette cour au grand complet sont les anciens guerriers-lige de mon père, ou leurs descendants. Ils ont affronté les korridites dans l’espace, ou sur les colonies qu’ils avaient envahies. Tanit est trop jeune pour avoir connu cette époque, mais elle connaît les recensions qu’en fit le barde de mon père – il s’appelait Golwen – avant de mourir, sur le champ d’honneur, bien sûr, comme tout barde qui se respecte. Mon père n’aime pas que l’on évoque cette période, mais j’ai souvent demandé à Tanit de me chanter les terribles batailles qui eurent lieu alors, surtout parce que je voulais connaître cette époque que mes parents me cachaient. Ma mère…

Je le coupai doucement.

— Ta mère, c’est la reine Anor, n’est-ce pas ? Où est-elle ? Je ne l’ai jamais rencontrée, depuis mon arrivée.

— Mère est souffrante, dit le jeune ældien d’un ton douloureux qui le fit beaucoup ressembler à son père sur l’instant. Elle ne peut être présente parmi nous. Mais c’était une grande architecte ædhel, et c’est elle qui a configuré la porte dimensionnelle qui se trouve ici, un objet qu’elle tenait de ses parents et des générations précédentes en remontant jusqu’au temps primordiaux : un tesseract stellaire, très rare.

— Pourquoi les vôtres ne sont-ils pas restés dans la Voie ? demandai-je alors. Pourquoi tous les ældiens sont-ils partis ?

Cette fois, c’est Tanit qui prit la parole.

— Il fallait trouver Tyrn-an-nnagh, dit-elle. Et dans bien des cas, la cohabitation avec les humains ne s’est pas très bien déroulée. Une fois la guerre gagnée, bien des problèmes apparurent. Et très vite, le conflit changea de protagonistes. En tant que race plus ancienne et plus sage, nous, ædhil, avons simplement décidé de quitter la Voie pour Tyrn-an-nnagh.

Si les ældiens violaient et dévoraient les humains, c’était bien normal. Mais cela, je ne pouvais pas leur dire. Les ædhil, même ceux dotés des meilleures intentions du monde, se considèrent si supérieurs aux humains que la pensée qu'ils puissent ne pas souhaiter finir dans leur lit ou dans leur assiette ne leur vient pas à l’esprit. Même Ren éprouvait des difficultés à comprendre cela.

Círdan m’expliqua encore beaucoup de choses, puis Tanit m’invita à manger seule avec elle dans ses appartements. Un messager sluagh vint apprendre à Círdan que son père le convoquait. Au moment de nous quitter, le jeune ældien se retourna et il me prit les mains.

— Avez-vous pu parler à dame Angraema ? me demanda l’amoureux éconduit, plein d’espoir. J’ai, pour ma part, l’intention d’annoncer à mon père mon départ avec vous dès ce soir…

Círdan remarqua mon air désolé. Je vis son beau visage prendre une expression peinée, mais contenant tout de même encore une note d’espoir.

— Elle ne veut pas de moi, c’est cela ? demanda-t-il.

Je soupirai.

— Il faudra être patient, Círdan. Angraema est très jeune, et à bien des égards, c’est encore un gros bébé, lui dis-je en pensant à sa queue touffue et à son oreiller rose aux motifs de donuts.

— Dites-lui que je suis prêt à attendre autant de temps qu’il le faudra, assura-t-il d’un ton déterminé. Tout ce que je demande, c’est que vous me preniez sur votre cair… C’est ce que je demanderai à son père.

Tanit le regarda, l’air interrogateur.

— Tu penses qu’Ar-waën Elaig Silivren acceptera cela ? demanda-t-elle un peu durement.

Je la regardai, un peu circonspecte. Je n’aimais guère la façon dont elle prononçait le nom de mon compagnon.

— Il m’a autorisé à lui demander une faveur ou un cadeau, n’importe lequel, en me disant de bien réfléchir, répondit Círdan.

— Círdan a sauvé la vie d’Angraema, appris-je à Tanit.

Le susnommé baissa le nez, embarrassé.

— Je ne sais si c’est vraiment le cas… Je pense que dame Angraema aurait pu s’en sortir sans moi, mais il lui aurait fallu abandonner son carcadann : je pense que c’est de cela dont son père veut me récompenser. Rien de bien héroïque, enfin, un carcadann est un animal fort noble, et...

Je l’interrompis.

— Non, Círdan : tu as sauvé la vie d’Angraema, ce jour-là. Ren en est conscient. C’est pour cela que tu seras le bienvenu sur notre cair, et s’il s’y oppose, moi, je l’obtiendrai. Je te le promets.

Avec un faible sourire, Círdan remercia, puis il s’inclina et prit congé.

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