Les renards

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J’avais l’impression d’avoir acquis un nouvel allié, en la personne du jeune Círdan. Au banquet, je me retrouvai d’ailleurs assise entre Tanit et lui, donc très proche du siège d’Arawn.

— Comment se porte dame Angraema ? me demanda Círdan, fébrile et impatient d’avoir de ses nouvelles.

— Elle va beaucoup mieux, Círdan, le rassurai-je. Elle se repose avec ses parents et ses sœurs.

— Je me sens tellement coupable, continua le malheureux en repoussant son plat de légumes crus sur le côté. Est-ce que le seigneur Silivren m’en veut beaucoup ? Oh, il doit me tenir pour responsable, c’est sûr ! C’était mon rôle de protéger sa dame et sa fille !

Ravalant un soupir devant sa douleur de jeune mâle blessé dans sa virilité, je posai ma main sur la sienne.

— Círdan, Angraema et ses parents sont des dorśari : ils n’ont pas besoin qu’on les protège. Angraema elle-même est choquée car elle se sent humiliée d’avoir été en position de faiblesse sous tes yeux. Elle cherchait à t’impressionner, et ces humains ont tout fait capoter en lui tirant dessus comme à la foire.

Les yeux brillants, Círdan se tourna vers moi, volubile comme une adolescente qui évoque son amoureux.

— Oh, mais je suis impressionné par Angraema ! s’emporta-t-il d’une voix vibrante. Elle est tellement belle, tellement exceptionnelle, si forte, et si douce à la fois, que...

Arawn jeta un regard coupant à son fils, qui parlait si fort que toute la tablée s’était tue.

— Réfrène tes ardeurs, mon fils ! le tempéra-t-il. Nul n’ignore ici que tu te consumes d’amour pour la belle Angraema. Garde cette belle rengaine pour la nuit où tu lui chanteras ses louanges !

Cette fois, c’est Círdan qui le coupa.

— Oui, Père, je l’aime, elle est le reflet de mon coeur, et je souhaite m’unir à elle. De toute ma vie, je ne voudrais connaître aucune autre femelle qu’elle, et lui appartenir corps et âme, par les liens du serment de Lethë.

Arawn leva un sourcil.

— Le serment de Lethë ? Mais, mon fils, il s’agit d’un rite khari, dont les termes sont absurdes et injustes !

— C’est ce qui se rapproche le plus de l’engagement total à mes yeux, Père, continua Círdan d’un ton déterminé. Dame Angraema étant d’origine khari, je suis prêt à lui faire cette offrande de ma vie.

— Réfléchis un peu avant de t’engager là-dedans, répliqua son père, visiblement peu réjoui de cette nouvelle.

Discrètement, je me tournai vers Tanit :

— Le serment de Lethë ? Qu’est-ce que c’est ?

Mon amie aux cheveux rouges se pencha vers moi.

— Il s’agit d’un serment fait entre un mâle et une femelle, de fidélité absolue sous peine de mort pour le mâle s’il y contrevient. Ce rite est pratiqué à Kharë, une cour où les femelles sont très dominantes et les mâles très sollicités : une fois qu’ils ont contracté ce serment, le mâle ne peut plus être demandé par aucune autre.

Je hochai la tête, songeuse. Voilà jusqu’où le jeune Círdan était prêt à aller pour Angraema.

— Par ailleurs, fit alors Arawn d’une voix plus forte, je dois dire que cet incident fâcheux dont a été victime dame Angraema sur mes terres m’a beaucoup embarrassé. J’avais l’intention de relâcher les renards pris aujourd’hui après m’être diverti un peu avec, mais, en guise de représailles, je crois que je vais les exécuter et jeter leurs dépouilles traîtresses hors de mes murs. Qu’on les amène !

J’étais impatiente de voir les bestioles en question. J’étais assez d’accord avec l’idée de représailles, bien que je ne comprenne pas en quoi tuer quelques animaux allait constituer une vengeance, ni même un avertissement, à ces humains barbares. Cependant, lorsque les « renards » furent amenés dans la salle de banquet, je changeai d’avis.

À première vue, il s’agissait de canidés à l’apparence tout à fait ordinaire, si ce n’est qu’ils avaient effectivement de déplaisantes gueules rouges et rasaient les murs. Mais, à force de les observer, je me rendis compte que quelque chose clochait avec eux. Ils semblaient clignoter, comme une image subliminale. Et soudain, je vis leur véritable forme : il s’agissait d’humains, maigres et nus, aux flancs efflanqués, qui erraient telles des âmes en peine parmi les ædhil, dont je réalisai pour la première fois depuis des semaines l’inhumanité et la grande taille.

Sous mes yeux horrifiés, Arawn saisit le plus proche de lui par le cou. La créature se défendit en plantant ses petites dents plates dans sa main gantée : le sang perla, qu’Arawn contempla longuement.

— Une si petite créature… murmura-t-il en caressant sa fourrure. Si traîtresse !

D’un seul geste, il lui brisa le cou.

— Voyez-vous, ma chère Baran, fit Arawn en ouvrant le ventre blanc de la créature avec son couteau. Les humains nous détestent, et quoi qu’on en dise, cela a toujours été ainsi. Comment vos parents se sont-ils rencontrés ? Comment l’amour a-t-il été possible entre eux ? Je me le demande depuis notre première rencontre.

Ayant fini sa phrase, il sortit le coeur du « renard » d’une torsion sèche du poignet. Puis, il fit signe à son héraut, qui lui apporta une assiette dorée.

— À vous l’honneur du premier sang, dit-il en déposant le cœur cru et encore palpitant dans le plat.

Le héraut fit le tour de la table, et vint me l’apporter.

— Seigneur Arawn..., balbutiai-je.

Puis, cherchant un appui autour de moi, je relevai les yeux. Quelle ne fut pas ma terreur lorsque je constatai que tous les ædhil au grand complet, y compris Círdan et Tanit, me regardaient avec des yeux exorbités, la langue pendant presque hors de la bouche !

— Nous autres de Lumière n’aimons pas nous rappeler d’où nous venons, fit pensivement Arawn en regardant sa lame ensanglantée. Contrairement aux dorśari, qui embrassent leurs instincts les plus primaires, nous refusons de voir la vérité. Nous sommes des prédateurs, et, si nos voisins les humains peuvent nous être appréciables par moments, ils le sont surtout entre nos griffes et nos crocs – parfois dans notre couche, aussi. Les humains nous détestent… Et nous le leur rendons bien !

Ayant achevé sa diatribe, Arawn lécha son couteau, sa langue pointue s’enroulant autour de la lame avec délectation. Cela servit de signal à tous les convives, qui se jetèrent sur les « renards » comme la misère sur le monde, leur courant après, pour certains, jusque dans les couloirs du vaisseau. Comme il était horrible de voir ces dames aux beaux atours courir après leurs proies, les griffes en avant et la bave aux lèvres ! D’épouvantables bruits d’agonie, des gargouillements immondes et autres bruits de mastication se firent entendre çà et là, alors que les ældiens se livraient à la curée dans tous les coins. Rares furent ceux qui restèrent à table. Círdan fit un effort impressionnant de civilité en revenant s’asseoir d’un air digne avec son « renard » et en tentant de le dépiauter avec son couteau, mais rapidement, n’y tenant plus, il l’attrapa entre ses longs doigts et porta sa bouche directement aux entrailles. Partout, des visages cruels et contents se relevèrent, la bouche maculée de sang, les yeux sauvages et brillants. Je constatai alors qu’il y avait un « renard » par convive, et qu’il n’en restait plus qu’un : le mien.

— Baran, vous ne prenez pas votre renard ? s’enquit Arawn en s’essuyant la bouche du revers de sa longue main blanche et griffue, repu.

Prostrée dans un coin, la créature me regardait en tremblant. Par intermittence, l’étrange magie qui baignait le domaine d’Arawn perdait de son emprise, permettant au renard de reprendre son apparence humaine. Une jeune femme me regardait avec des yeux féroces et fiévreux, le regard d’un animal acculé, qui, sachant qu’il va mourir, est prêt à tout pour défendre sa vie. Une jeune femme à peine plus âgée que moi.

— Je… Je préfère en faire profiter mes nièces, fis-je tout en désignant également le coeur cru et sanglant auquel je n’avais bien sûr pas touché. Surtout Angraema : je pense qu’elle a bien mérité son... renard.

Ce seul mot m’horrifiait. Et, plus horrible encore, je pouvais sentir mon ventre gargouiller : l’ADN ultari en moi s’agitait, réclamant sa part de sang.

— Vous avez bien raison, me concéda Arawn. Bien sûr, je ne les ai pas oubliées : j’ai fait porter un renard pour la courageuse Angraema, un pour son père, le noble Silivren, en gage d’amitié, et un pour chacune de ses filles et pour sa sœur Daemana. Vous pouvez donc prendre le vôtre, dame Baran : regardez-la, c’est une jeune femelle tout à fait appétissante !

Impuissante et dégoutée, je ne souhaitais qu’une chose : que cette créature aux dents claquantes et au regard de braise soit ôtée de ma vue.

— Je vous l’offre, seigneur Arawn : vous avez été plus que civil, et je pense que vous méritez bien un deuxième renard.

Je me maudis de ma lâcheté. Mais que pouvais-je faire ? Cette fille n’avait aucune chance de s’en sortir.

— Je vous remercie, s’inclina Arawn, la main sur le coeur. C’est un beau cadeau et un noble sacrifice que vous faites là en ma faveur : on croirait que vous connaissez mes goûts ! J’en ferais mon encas cette nuit.

Sur un geste de lui, la malheureuse fut emmenée. Je ne doutais pas que son sort allait être horrible.

Une armada de serviteurs – ces petits êtres maussades au visage de vieillard que j’avais déjà vu – vint faire le ménage et débarrasser la salle des dépouilles. Il y avait du sang partout, jusque sur les lourdes tentures : si la salle avait été en pleine lumière, il aurait été aisé de voir qu’elle avait été le théâtre d’un massacre particulièrement brutal.

— Jetez les os dans la plaine, ordonna froidement Arawn, et accrochez leurs peaux à l’arbre des morts. Nos chers voisins sauront pourquoi. Et s’ils ne comprennent toujours pas, tant pis pour eux !

Je me mordis la lèvre, catastrophée. Tout cela était de ma faute. Une fois de plus, cédant à une vile curiosité, j'avais entrainé Pas Douée dans une aventure dangereuse, provoquant des catastrophes en chaîne.

Je ne pus pas rester dormir seule sur le vaisseau d’Arawn. Pas après l’épisode des renards. Mais il me fallait une excuse pour repartir, et j’eus bien du mal à me dépêtrer de mon hôte.

— Quoi ? Vous n’allez pas repartir encore ? C’est la deuxième nuit que vous nous faussez compagnie ! Je commence à me poser des questions, dame Baran.

— Ren s’impatiente, lui mentis-je. Il m’a fait promettre que je viendrais dormir avec lui cette nuit.

— Il a ses fièvres ? s’enquit mon hôte d’une manière fort cavalière. Si c’est le cas, je vous autorise à le retrouver. À propos… Si vous croisez votre belle-sœur, pouvez-vous lui demander si elle n’a pas vu le jeune mâle qu’on appelle Tínin ? Il a les cheveux clairs, grand de taille, peau très blanche, visage noble et un peu arrogant.

Tínin … C’était cet individu qu’Arawn cherchait partout depuis ce matin.

— Je lui demanderai, lui promis-je pour la forme.

Je n’avais strictement aucune idée de qui était ce Tínin, ni de l’endroit où il pouvait être. En outre, je m’en fichais royalement : la seule chose que je désirais était de fuir au plus vite.

— La lune est rouge ce soir, fit Arawn en pointant le ciel qui se donnait à voir dehors, pourtant encore sur la même lueur crépusculaire. Les jeunes n’ayant pas de compagne seront particulièrement aventureux : il est possible que Tínin soit parti sur le cair de votre belle-sœur, à la poursuite des sulfureuses Ardamirë et Erenwë. S’il y est, faites-le-moi savoir discrètement, que j’arrête mes recherches.

Après lui avoir promis de m’enquérir de la présence de ce Tínin sur le vaisseau de Mana, je pris congé, à grandes enjambées. Je sentis le regard d’Arawn dans mon dos, jusqu’à ce que j’eusse disparu dans les couloirs.

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