Entre Ombre et Lumière *

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À chaque fois que Mana me racontait quelque chose, j'en ressortais sonnée. Et chaque version était pire que la précédente, comme un escalier qui s’enfonce en spirale dans les ténèbres. Non, il n’y avait aucune chance pour que je raconte à Ren que c’était elle, sa demi-sœur et mère de ses gosses, qui avait orchestré l’assassinat – et sans doute plus encore ! – de sa mère par des orcanides.

D’un autre côté… Je devais bien reconnaître qu’avoir cette Amarië comme belle-mère aurait été tragique, pire encore que d’avoir Mana comme belle-sœur.

— Accompagne mes filles jusqu’à Bronagh, me demanda Mana en guise de conclusion. J’ai quelque chose à faire avant de vous rejoindre.

J’escortai donc ses trois filles jusqu’à leur vaisseau, qu’elles me firent visiter. L’arbre bouturé sur celui de Ren avait magnifiquement pris. Comme le nôtre depuis quelque temps, il arborait de superbes feuilles rouges.

— Sur Ælda, ce serait présentement l’automne, fit pensivement Ardamirë en observant les feuilles. Voilà qui nous renseigne bien sur la nature de cette cour de Crépuscule !

— Comment ça ? demandai-je, surprise.

Ardamirë se tourna vers moi.

— Les arbres-liges nous renseignent sur la clarté des cours à proximité desquelles nous nous trouvons, m’apprit-elle. Sur Ælda comme sur Æriban, toutes les saisons existaient simultanément : mais en Ombre, par exemple, c’est toujours l’hiver, alors que Lumière est en été. Après, il y a des variations de jour, de nuit, et de profondeur.

Des variations de profondeur… Cela avait-il à voir avec les portails dimensionnels, comme celui que j’avais découvert dans la salle de bal d’Arawn ? Renonçant à en demander plus, je me tournais vers Pas Douée.

— Je dois passer voir ton père. Tu ne veux pas rester ici, cette nuit ? Je préférerais te savoir en sécurité ici, avec tes sœurs, plutôt que toute seule sur le vaisseau d’Arawn.

— Je viens avec toi ! décida Pas Douée. J’ai décidé de te suivre partout, pour pouvoir te protéger en cas d’attaque.

— C’est que je dois avoir une discussion privée avec lui, insistai-je, ennuyée.

La jeune ældienne posa une main rassurante sur mon épaule.

— Je ne vous dérangerai pas. J’irai dompter le wyrm, Héphaïstos !

— Très bonne idée, fis-je, le sourire tremblant. Comme si Héphaïstos était « domptable » !

Néanmoins, je savais que l’attention de Pas Douée allait surtout être attirée par ses nouveaux frères et sœurs. Nous ne risquions rien.

Je rejoignis l’Elbereth en portant le coimas que j’avais préparé. Je m’attendais à entendre la musique à fond comme faisait Ren lorsqu’il tirait la gueule et se retrouvait seul dans le vaisseau, mais les appartements amiraux étaient plongés dans un silence de mort. Je découvris ses habitants en entrant dans la salle des commandes, où Ren, Elbereth et Dea regardaient un film en se marrant comme des baleines.

— Bonjour la compagnie ! annonçai-je avec un sourire, ravie de les trouver de si bonne humeur.

Dea se leva d’une seule impulsion, le dos droit, tournant vers moi son visage aimable et me renvoyant mes salutations, mais Elbereth, avachie sur Ren, ne se leva même pas. Elle leva une main molle en guise de salut, continuant à mâcher quelque nourriture, allongée sur mon mâle, qui se laissait faire complaisamment, le bras passé sur la taille fine de sa commissaire de guerre.

C’est une wyrm, ne cessai-je de répéter dans ma tête. Une wyrm, qui de surcroit, n’aime que les organismes femelles.

Malheureusement, le fait qu’elle ai l’apparence d’une ædhelleth allongée sur mon compagnon n’encourageait pas à la compréhension.

— Où sont les petits ? m’enquis-je en scannant les lieux du regard.

Elbereth me désigna un grand panier suspendu au-dessus d’eux d’un doigt griffu. Je le décrochai et l’entrouvris : les petits dormaient à poings fermés.

Je les sortis pour les caresser. Pas Douée, qui arrivait derrière moi, poussa un cri de joie à leur vue.

— Mes petits frères et sœurs ! s’écria-t-elle en se précipitant vers eux.

— Chut, tu vas les réveiller, la morigénai-je avec un sourire.

Prudemment, elle tendit la main alors que je lui en présentais un.

— C’est la femelle, Cerin. Et le mâle, Nínim. Ils sont nés il y a peu : ils sont encore très petits, et ils se développent bien moins vite que vous.

— Ils sont trop mignons ! s’exclama Pas Douée. Et bien plus beaux que des purs race ! Regarde leurs petites oreilles ! Et leurs petites queues !

C’est vrai que leurs oreilles étaient moins grandes que celles de véritables ældiens. En un sens, je trouvais ça dommage, mais pour se mêler à la populace, c’était peut-être plus souhaitable. Ren, lui, trouvait ça mieux. « Comme ça, disait-il, personne ne les appellera grands chats-singes des cavernes. »

Le pauvre ! Je comprenais mieux ses craintes, à présent.

Ce dernier s’était levé et rapproché, et, en reculant, je tombai contre lui. Lorsqu’il m’entoura de ses bras et posa son menton sur mon épaule, je sus qu’il n’était plus fâché.

— Tu peux relâcher ta configuration, maintenant, Rika, murmura-t-il. Ça te permettra de te reposer.

— Tout à l’heure, concédai-je, n’ayant aucune envie de perdre le bénéfice de cette étreinte agréable.

Je m’étais accoutumée à avoir la même taille que Ren. En tant qu’humaine, je lui arrivais à peine au nombril : c’était compliqué pour les câlins, et à cause de cela, Ren ne m’en faisait qu’allongé, au lit.

Mais je n’eus pas le choix. À peine m’étais-je autorisé cette seule possibilité – que j’y avais seulement pensé – que la configuration s’écroula, comme me l’avait dit Ren. Je me retrouvai au niveau du sol, exténuée.

— Rika ! Tout va bien ? se précipita Pas Douée, un air inquiet sur son joli visage.

Je hochai la tête, un peu humiliée. Je me sentais comme une usurpatrice dont le masque venait de tomber. Ces derniers jours, j’avais vécu comme une ældienne, à tel point que j’avais fini par croire que j’en étais une moi-même.

Je sentis que Ren me reprenait dans ses bras. Il me porta face à lui et me regarda. Ses yeux verts étaient redevenus entièrement blancs. Maintenant que je ne pouvais plus voir ses pupilles, son visage m’apparaissait mystérieux, voire vaguement effrayant.

— Je te préfère comme ça, décida-t-il après m’avoir longuement regardée, et, prenant mon visage dans sa main libre, il m’embrassa longuement. Le cri de révolte dégoûté de Pas Douée mit fin à ce baiser, le plus passionné que je n’avais eu de sa part depuis longtemps.

Les petits s’étaient réveillés. Pas Douée gazouilla à leur attention, tendant imprudemment un doigt qu’elle faillit se faire mordre.

— Ils ont faim, réalisai-je en m’asseyant sur la banquette désertée par Elbereth et Dea, qui, debout, regardaient la scène en commentant.

Les joues un peu rouges, je posai mes mains sur mon giron et attendit.

Ren comprit le message.

— Ma fille veut probablement voir le vaisseau et ses habitants, dit-il en s’adressant aux deux comparses. Emmenez-la en bas.

C’était un ordre, pas une proposition. Je fus satisfaite que le ton impérieux de Ren remette un peu les deux navigatrices à leur place, et encore plus de les voir obéir sans une hésitation : Elbereth, notamment, semblait avoir pris beaucoup de libertés ces derniers temps.

D’un autre côté, songeai-je en ouvrant ma combinaison, cela fait des millénaires qu’elle est avec Ren. L’intrus, pour elle, ça doit être moi.

— Mana et ses filles sont sur leur vaisseau, appris-je à Ren pendant que les enfants se nourrissaient. Elles quittent celui d’Arawn.

Ren baissa les yeux sur moi.

— Parfait. On va pouvoir partir, alors.

Je lâchai un soupir.

— Ren… commençai-je.

— On a déjà parlé de ça, m’interrompit-il. C’est trop dangereux. Tu vas mettre bas bientôt et je ne veux pas que ce soit sur le vaisseau d’Arawn, ou pire.

Mettre bas… Ren avait de ces expressions, des fois !

— Pire ?

Ren me regarda, impassible.

— Dans le lit d’Arawn, par exemple. Ou dans la cage d’Arawn.

Je laissai échapper un « oh ! » choqué. Qu’est-ce qu’il s’imaginait !

— En dehors de ces deux lieux précités qui ne m’intéressent absolument pas, j’ai encore beaucoup à découvrir sur ce vaisseau, insistai-je en passant outre les craintes de Ren.

Cette porte dimensionnelle que j’avais vue à l’extérieur de la salle de bal, notamment, m’intriguait. Cela ressemblait tellement à ce rêve étrange que je faisais depuis que nous avions quitté la Voie ! Et il y avait Tanit. Elle avait beaucoup à m’apprendre, je le sentais.

Ren poussa un soupir agacé. S’il avait encore eu sa queue, il l’aurait agitée. Maintenant qu’il ne l’avait plus, c’était plus dur de deviner ses humeurs.

— J’imagine que ça ne sert à rien d’essayer de te faire changer d’avis, finit-il par admettre. Tu te feras une opinion par toi-même.

Je lui souris, ravie de sa compréhension.

— Merci, Ren.

Il tourna ses yeux lactescents vers moi.

— Je ne sais pas si tu me remercieras, à la fin de cette aventure.

— Je n’ai aucun doute là-dessus, crois-moi ! lui lançai-je, toutes dents dehors. Tiens, je t’ai ramené du coimas

Je lui désignai le plat posé sur la console.

— J’en veux pas, répliqua Ren du tac au tac. Je ne mangerai rien de ce qu’aura préparé cette femelle.

— C’est moi qui l’ai fait, celui-là, lui appris-je. J’ai donné le sien à tes filles. Elles s’en sont régalées !

Ren me regarda en silence.

— Tu l’as fait pour moi ? finit-il par demander.

J’hésitai à lui sortir une petite réplique sarcastique, puis je remarquai son air grave. Il était touché. Commençant plus ou moins à comprendre que j’ignorais tout de ce qu’avait vécu Ren avant de me connaître – et pour ce que j’en savais, cela n’avait pas l’air d’avoir été très drôle – je décidais de remiser ce genre d’humour au placard.

— Oui, je l’ai fait pour toi, lui répondis-je en le regardant. Il paraît que c’est un plat qui doit obligatoirement être offert par une femelle.

– Personne ne m’avait jamais offert une telle chose avant toi, Rika » confirma Ren solennellement.

Je sais, faillis-je lui répondre. Mais je décidais de le garder pour moi.

— Emporte-le dans notre chambre, d’accord ? lui demandai-je. Je finis de nourrir les petits et je te rejoins. Je vais passer la nuit avec toi ici, ce soir.

Evidemment, sans le concours des configurations, c’était hors de question de lui faire l’amour. Mais je lui fis un gros câlin. J’avais décidé, malgré ses nombreuses cachotteries et sa mauvaise volonté vis à vis d’Arawn et de sa cour, de ne plus être fâchée contre lui. Plus tard dans la nuit, alors que je me reposais dans ses bras, il me fit une proposition qui me surpris autant qu’elle m’alarma :

— Si tu veux, me glissa-t-il, je peux me configurer en humain, de temps en temps. Ça nous donnera plus de liberté et de marge de manœuvre : plus besoin d’attendre que tu sois assez reposée pour reprendre ta configuration. Et je trouve ça triste que ce corps – ton corps, Rika – ne sois jamais aimé de la façon dont l’est celui de ton double ædhel.

En un sens, il avait raison. Sous la forme de Baran, je n’avais pas les mêmes sensations que lorsque je touchais Ren avec mes sens humains : c’était même très différent. Mais en même temps, est-ce que cet humain sous les traits duquel Ren se proposait d’apparaître serait encore Ren ? Je l’ignorais.

— Tu ferais ça pour moi ? lui soufflai-je en le regardant.

— Oui. Je ferais n’importe quoi pour toi, Rika » me répondit-il.

Je pris un peu de temps pour examiner la chose. Ren en humain… Qu’est-ce que ça allait donner ? Et est-ce que je pouvais laisser une fière et noble créature comme lui s’abaisser à ce qui, pour les ældiens, représentait un terrible déclassement ?

— Je peux pas te laisser faire ça, lui dis-je. C’est trop humiliant.

— Tu le fais bien, toi, remarqua-t-il avec sa logique implacable.

Je me calai contre lui à nouveau. Ren en humain… Est-ce qu’il aurait encore la peau noire ? De quelle couleur apparaîtraient ses cheveux ? Et ses yeux ? Et ses oreilles pointues, elles allaient disparaître ?

— Si tu le fais, lui murmurai-je sans le regarder, essaie de rester le plus proche de ce que tu es aujourd’hui. Je veux que tu gardes ta robe couleur de lune et tes oreilles : même tes griffes et tes crocs. Tout doit être à l’identique, sauf… ta taille, évidemment.

— Ça va être compliqué, m’apprit-il. Si je m’imagine en humain, je vais avoir du mal à le faire avec mes caractéristiques d’origine, pour la bonne raison que je ne peux pas me copier moi-même. C’est la seule configuration qui est strictement impossible. Personne n’a un regard assez juste sur soi-même pour pouvoir se reproduire à l’identique, mais avec d’infimes détails divergents. Tu comprends ?

Je comprenais. Mais l’idée même de voir Ren ne plus être lui m’était intolérable. Pour la première fois, je touchais du doigt ce qu’il devait ressentir, lui, en ne pouvant m’aimer que sous la forme d’une configuration. C’était probablement comme faire l’amour à quelqu’un d’autre.

.................................. chapitre à supprimer éventuellement

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