Le bal des ombres : V

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Le banquet fut suivi d’une sorte de réception où les ædhil se réunirent dans une grande salle carrelée, autour d’un immense arbre aux branches nues et torturées. Quelques ouvertures dans la pièce diffusaient une lueur bleuâtre et spectrale, qui baignait d’une lumière irréelle les visages d’albâtre, les dents d'acier et les yeux de verre des convives. Ces derniers, comme endormis, tenant leur coupe cristalline entre leurs doigts effilées et pointus, dodelinaient de la tête au rythme d’une musique étrange et lancinante, jouée par un orchestre invisible, qui diffusait ses notes aigres et iréelles dans l'immense salle. Ne sachant que faire, je contemplai les ouvertures dans les murs. Ce faisant, j'eus la surprise de découvrir un extérieur immense à cette pièce : à en croire le paysage, nous nous trouvions sur une planète terraformée, abritant à perte de vue des vallons couverts d’une végétation désolée, sous un ciel crépusculaire. Je m’en détournai en classant ce paysage mystérieux dans la catégorie des images virtuelles, comme les vues de l’espace sur les vaisseaux humains. Mais au fond de moi, je savais la technologie ældienne suffisamment puissante pour pouvoir proposer autre chose : non seulement ces derniers méprisaient l’artifice, préférant toujours l’authentique au pratique, mais en plus, ils maîtrisaient la science dimensionnelle au point d’en placer partout. Un coup d’œil à une autre fenêtre me poussa plus loin sur cette dernière piste : le paysage, cette fois, était complètement différent, et représentait une végétation automnale si proche des images que j’avais vu de Vieille-Terre dans les vieux films que je faillis en pleurer. C’était comme dans mes rêves, ceux que je faisais chaque nuit depuis que je portais mes derniers petits.

— Est-ce que mon territoire vous plaît ? me demanda Arawn, qui, subrepticement, était venu se placer près de moi. On l’appelle Crépuscule, car il est figé pour toujours en cette heure, entre chien et loup.

Je me tournai vers lui.

— Comme vous, en somme, observai-je.

— Comme moi, sourit-il. Vous semblez bien m’avoir percé à jour… Voulez-vous danser un peu avec moi ?

Je n’avais jamais dansé de ma vie. Après avoir jeté un rapide coup d’oeil autour de moi et constaté que la plupart des convives avaient déjà formé des couples et évoluaient autour de l’arbre comme de gracieux fantômes, au son de cette viole si triste, je me résignai à accepter. Où donc se trouvait Ren ?

Comme s’il devinait mon interrogation, mon cavalier m’apprit la nouvelle :

— Si c’est le dénommé Silivren que vous cherchez du regard, sachez qu’il est en grande conversation avec sa noble sœur, dans la salle d’à côté, sourit-il, félin. Ils parlent une langue que je ne comprends guère, ni ne goûte, d’ailleurs !

Je ne pouvais décemment pas le laisser aux griffes de Mana, qui s’efforçait sans doute d’attirer son frère dans quelque affaire crapuleuse.

Mais Arawn ne me laissa pas m’échapper. Ses mains fermes et longues saisirent ma taille, et il m’entraina sur la piste dans une virevolte gracieuse. En étant si proche de lui, je me rendis compte qu’il était plus grand que Ren.

— Je dois vous avouer que c’est la première fois que je rencontre une semi-humaine, souffla-t-il dans mon oreille. Je savais ce qu’on racontait sur vous, mais je n’aurais jamais imaginé que c’était vrai.

Normalement, ce genre de question amenait fatalement la suivante : « Et que raconte-t-on sur moi ? »

Mais je me gardai bien de la poser.

Arawn profita d’un ralentissement de la musique pour prendre mes mains dans les siennes et se serrer contre moi.

— On dit que vous êtes très belles : cela, je peux le vérifier, murmura-t-il dans mon cou. On dit également que vous êtes… Comment dire… Telles qu’une gaine de couteau, disons… Ajustées. Est-ce vrai ?

Je m’écartai de lui vivement.

— Oh, mais je ne devrais sans doute pas vous poser la question à vous. Pensez-vous que Silivren me répondrait, de mâle à mâle ? fit-il avec un sourire désarmant.

— Il vous tuerait plutôt, rétorquai-je, furieuse. Quant à vous, n’êtes-vous pas au service de votre reine ? Que penserait-elle si elle vous voyait batifoler avec une autre, enceinte de surcroit ?

— Ma reine, si elle était présente parmi nous ce soir, aurait déjà entraîné votre consort dans son khangg, ma dame, répondit-il innocemment. En matière d’amour, elle apprécie la nouveauté et les jeunes mâles au sang chaud comme votre Silivren.

Je fronçai les sourcils. C’était sans doute vrai.

— Silivren n’est pas si jeune, lui répondis-je. Il est peut-être plus âgé que la plupart des membres de votre Cour, vous y compris. Et c’est quelqu’un de très raisonnable.

— Mais il a connu peu de femelles, me répondit Arawn en s’appuyant contre le mur d’un air sûr de lui. Cela se sent. S’il était vraiment as sidhe au temps de la grande reine Tintannya comme il le prétend, il n’aurait jamais eu une nuit à lui !

— Mon consort a ses raisons d’être comme il est. Je ne peux pas parler à sa place. Sur ce, bien le bonsoir, messire.

À l’imitation des ældiennes, j’esquissai une petite révérence.

— Je vais vous faire conduire à vos appartements, répliqua Arawn, civil. Je vous laisse en profiter encore un peu.

J’ignorais à quoi exactement cette sentence faisait allusion. Toujours est-il que je suivis le serviteur qu’il m’envoya. Pas Douée vint me rejoindre au passage.

— Je peux dormir avec vous ?

Je hochai la tête avec plaisir.

— Où sont tes sœurs ?

— Elles sont parties dormir avec des mâles, répondit-elle en tirant la langue. Elles en ont trouvé un ou deux qui voulaient bien d’elles. Mais moi, ça ne me plaît guère, et il y en a un très pénible qui m’a collée toute la soirée. Du coup, j’ai eu l’idée de venir me réfugier ici, avec toi.

Pas Douée et moi furent conduites par les espèces de créatures au visage de vieillard dans une chambre d’un luxe inouï, mais de même facture que le reste du décor : tout était recouvert d’une patine grise et d’une lueur crépusculaire. Le lit, immense, était recouvert de tentures et de draps d’une finesse et d’une brillance indescriptible : en m’allongeant dessus, j’aperçus une ouverture à son faîte, laissant voir un paysage de fin de jour où tournaient des nuées de noirs volatiles.

Lorsque Ren me rejoignit, Pas Douée dormait déjà. Il avait l’air soucieux, et je compris qu’il avait dû entendre des choses déplaisantes.

Cette nuit là, Ren me fit bénéficier de ses attentions sans attendre que je vienne le chercher, et il le fit avec beaucoup plus de vigueur que d’habitude. L’intensité de son étreinte me surprit un peu, mais lorsqu’il s’arrêta pour me regarder, je le poussai à continuer, mue par un pressentiment : j’étais sûre qu’on nous espionnait.

Ainsi, ce Arawn en aura pour son argent, pensai-je en enroulant fermement les jambes autour des reins de mon amant. En jetant un coup d’œil dans le miroir aux oiseaux au dessus du lit, je fus frappée par le contraste entre ma peau, blanche comme le lait, et celle de Ren, noire comme le vide de l’espace.

Au terme d'un sommeil agité, je m’éveillai entre Pas Douée d’un côté, et Ren, qui me tenait dans ses bras, de l’autre. Ses yeux félins étaient ouverts et posés sur moi, la longue tresse blanche terminée par une perle, qui ornait sa chevelure, jetée en travers de sa bouche. Je la repoussai et caressai ses lèvres du bout des doigts.

— On ne pourra pas rester longtemps ici, me murmura-t-il en Commun.

J’acquiesçai lentement de la tête. J’avais déjà compris.

— Ce n’est pas Tyrn-an-nnagh, ajouta-t-il.

— Sans blague.

Ren sourit, ses canines blanches apparaissant l’espace d’un instant. Il était mille fois plus beau que cet Arawn, mille fois plus beau que tous les ædhil de cette cour réunis.

— Ils ont fait une drôle de tête en apercevant la couleur de ta robe, lui dis-je à nouveau en Commun. Tu sais pourquoi ?

Ren secoua la tête.

— Non, je l’ignore. Mais Mana m’a dit hier que nous étions tous en danger, ici. Elle m’a exhorté à tuer Arawn au plus vite... Toutefois le plan dont elle m’a fait part est tellement odieux que j’ai refusé de l’exécuter.

Je soupirai.

— Qu’est-ce qu’elle a en tête, encore ?

Ren baissa les yeux.

— C’est trop laid pour que je te le dise, Rika. Mais arrêtons là pour l’instant. Ma fille se réveille.

En effet, Pas Douée venait de bailler, s’étirant de tout son long.

— Bonjour Seconde-Mère, bonjour Père, fit-elle en s’asseyant en tailleur sur le lit. Avez-vous passé une agréable nuit ?

La courtoisie extrême des ældiens en toutes circonstances, même lorsqu’il s’agissait d’insulter ou de menacer quelqu’un, avait le don de m’amuser. Toute atypique qu’elle fut, Pas Douée ne faisait pas exception à cette règle.

— Très agréable, merci, ma fille, répondit Ren.

— Il serait temps que tu lui donnes un nom, proposai-je. Ses sœurs en ont déjà un, et je trouve ça bizarre que tu l’appelles « ma fille » à tout bout de champ.

— C’est pourtant ce qu’elle est, répliqua Ren. Et c’est à sa mère de la nommer.

Il ferma le col de sa tunique et se leva.

Pas Douée, qui était restée au lit avec moi, posa la main sur mon ventre.

— Quand-est-ce que mes frères et sœurs vont arriver ? demanda-t-elle.

— Bientôt, Pas Douée, lui répondis-je sans lui parler des deux autres, bien à l’abri dans le vaisseau sous la garde étroite de Dea et des wyrms.

— J’espère que Père ne les as pas dérangés cette nuit, fit-elle. Je vous ai vus vous accoupler : tu ne crois pas que cela peut perturber la formation des bébés ?

— Au contraire, Pas Douée. Cela favorise leur croissance, répondis-je en passant outre sa curiosité malvenue.

— Mais je t’ai entendue geindre. Et les bébés...

N’y tenant plus, Ren l’interrompit en revenant vers le lit.

— Pas Douée, fit-il en venant se planter devant sa fille, tu n’as pas mieux à faire que d’embêter Rika avec tes questions ? Je suis sûr que tes sœurs font plein d’activités amusantes, en ce moment même.

Pas Douée secoua la tête.

— Non, elles ont invité des mâles dans leur lit cette nuit, et sont probablement en train de s’accoupler à nouveau, comme vous hier. Je dors dans la même chambre qu’elles : c’est pour ça que je suis venue me réfugier ici.

Ren poussa un soupir résigné. Il la laissa et disparut dans une alcôve pour achever de s’habiller.

Je fis de même, aidé d’une fynasí qui apparut de nulle part pour me présenter de beaux atours.

— De la part du seigneur Arowed, Arawn le Noble, m’annonça-t-elle en posant sur le lit une robe bleu nuit, qui paraissait tissée dans le vide sidéral même.

Du coin de l’œil, je vis que Ren ne perdait rien de la scène.

— Allez remercier votre maître, fis-je en renvoyant la servante.

Ren se garda de faire la moindre remarque. Il quitta la pièce, tandis que j’allais rejoindre Pas Douée et ses sœurs.

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