1. Un signal dans le noir (1) : décisions

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Le son du vent dans les branches était doux et entêtant. Une pâle lumière grise filtrait entre mes paupières, alors qu’une odeur sèche et parfumée envahissait mes narines. J’ouvris les yeux complètement, pour ne trouver entre mes doigts que les longues mèches vif-argent de Ren, qui dormait paisiblement à mes côtés. Je faisais souvent ce genre de rêve ces derniers temps…La Terre. De la verdure et des arbres. Quelque chose que je n’avais jamais connu, mais qui était inscrit dans ma mémoire génétique, et qui me manquait.

Dès que les petits me virent éveillée, ils quittèrent le giron de leur père pour venir me grimper dessus. L’un d’eux – la fille, Cerin (prononcez Kéline) – attrapa mon sein droit, tandis que l’autre mordait joyeusement dans le gauche.

— Doucement, petits monstres, les morigénai-je, dérangeant leur repas.

Nínim, l’aîné, en régurgita une partie. Il tétait moins bien que sa sœur. Je l’essuyai en soupirant, tandis que Ren, à côté, ouvrait un œil. Avisant ce qui se passait, d’un geste nonchalant, il appela un eyslyn. Un ordre en ældarin fusa, et chacun des deux monstres fut soulevé par ces créatures volantes et remis dare-dare dans leur panier, duquel Ren venait apparemment de les sortir.

— Ça va ? me demanda Ren en se penchant sur ma poitrine d’un air concerné.

Je me hâtai de cacher mon téton mordu.

— Ce n’est rien, lui répondis-je. Ils avaient très faim, c’est tout.

Ren s’était redressé.

— Je ne veux pas qu’ils te fassent mal, m’informa-t-il. Tu devrais sans doute être moins permissive avec eux. Lorsqu’ils te mordent, tire-leur la queue. C’est comme ça que ma mère faisait quand j’étais petit. Je l’ai mordue deux ou trois fois, puis j’ai vite arrêté, tu peux me croire.

— Faut bien qu’ils mangent, maugréai-je en me rhabillant. Ce sont des bébés, Ren. Des bébés qui, pour l’instant, ne savent pas parler. De toute façon, il faudra que je leur redonne dans deux heures, alors quitte à en chier...

Je savais déjà ce qu’il pensait. Il trouvait que j’étais trop proche des petits, et qu’avoir mis en route une deuxième fournée aussi vite était une erreur. Honnêtement, je n’étais pas loin de commencer à le penser moi-même.

Cela faisait des mois que nous voguions à l’aveugle dans une portion désolée de l’Ethereal, sans pouvoir utiliser les vecteurs, cette technologie qui permet les sauts dans l’hyper-espace. Le couloir tramaire que nous avions emprunté pour sauter dans la Trame nous avait mené tout droit dans le Grand Vide. Une erreur de navigation sans doute… Ou un désir d’aventure un peu trop extrême de Ren. Tout ce qu’il y avait en dehors de la Voie n’étant pas cartographié, nous n’avions aucun moyen de savoir où nous nous trouvions ou de programmer le moindre saut. Pour naviguer, Ren se fiait à une espèce d’instinct qu’il prétendait avoir. Je le laissais faire, mais j’avais surtout l’impression qu’il avançait au petit bonheur la chance. De toute façon, j’étais trop accaparée par ma grossesse – qui s’éternisait – et l’allaitement de mes voraces de gosses pour avoir des velléités de pilotage.

Ce noir constant, sans une seule étoile, était déprimant. Nous étions seuls dans ce vide immense, la Voie très loin derrière nous. Même si nous l’avions voulu, rien ne disait que nous aurions été capables de rebrousser chemin, sans rien pour nous repérer. C’est pourquoi ce matin-là – j’avais configuré un compteur de temps qui égrenait les heures, les jours et les mois selon le calendrier solarien – lorsque Dea m’annonça qu’elle captait un signal, je sentis mon coeur bondir dans ma cage thoracique.

— Tu crois que c’est Tyrn-an-nnagh ? lui demandai-je. On l’aurait déjà trouvée ?

Dea secoua la tête.

— Cela m’étonnerait. Si c’était si facile… Nous nous sommes enfoncés dans le Grand Vide, certes, mais nous nous trouvons encore relativement proches de la Voie. Si Tyrn-an-nnagh était si près, les ældiens l’auraient su bien plus tôt. Où est le commandant, au fait ?

Je lui jetai un regard blasé.

— À ton avis ?

Dea hocha la tête en signe d’assentiment. Comme tout le monde, elle savait où Ren se trouvait.

Depuis qu’il allait mieux, ce dernier passait encore plus de temps dans la salle des armes. Il disait qu’il avait perdu « 30 % de ses capacités martiales » en restant inactif si longtemps, à cause de cette blessure que lui avait infligée le CERG de Varma et du manque de défis importants qui s’ensuivit. Lorsqu’il m’annonça cela pour la première fois, je lui demandai comment il arrivait à chiffrer sa forme physique, cela dans le but de lui démontrer l’irrationalité de ses inquiétudes et le rassurer. Mais en fait, Ren n’était pas inquiet. Il me dit simplement que c’était ainsi, et qu’il n’y pouvait rien, si ce n’est s’entraîner plus. Pour la première fois de sa longue vie, le pauvre Ren se retrouvait sans adversaire à affronter ! Cette situation inédite, loin de le soulager, le rendait nerveux et fébrile.

— De toute façon, me dit-il, il est certain que j’ai beaucoup perdu depuis que je me suis réveillé dans ce millénaire. Les défis que j’ai dû relever depuis, à part cette Priyanca Varma, ne m’ont pas poussé à me dépasser. J’en suis venu à trop me reposer sur mes acquis et à devenir paresseux.

Réfrénant un soupir qu’il aurait sûrement mal interprété, je le regardai des pieds à la tête. À mes yeux, rien n’avait changé. Il avait toujours le même corps souple, tonique et musclé, sans un gramme de gras : je le savais pour l’avoir entre les mains tous les soirs ou presque. Ses réflexes me paraissaient toujours aussi rapides et ses instincts aussi affûtés. Et surtout, quel besoin avait-il de s’inquiéter d’être le plus fort, maintenant qu’il n’était plus sur Ultar, ni dans l'Holos ? La guerre et les affrontements étaient derrière lui. Lorsque je lui fis part de ces réflexions, il sourit et se pencha pour embrasser mon front.

— Tu as raison. C’est fini, tout ça. Désormais, tout ce qui m’importe, c’est d’être avec toi, Rika.

Mais je savais qu’il continuait à s’entraîner dans cette salle, ou du moins, qu’il y passait du temps. Quelques années solariennes auprès d’une petite humaine n’étaient sans doute pas suffisant pour effacer des millénaires de conditionnement ældien.

— Bon, alors c’est quoi, ce signal ? demandai-je à voix haute en fixant la baie, toujours résolument noire.

— Je dirais que c’est un signal de détresse, annonça Elbereth en s’avançant dans la salle, une tasse de nes à la main – mon mug, accessoirement. Un vaisseau humain, selon toute évidence.

Dea se tourna vers elle.

— Tu l’as entendu ?

La wyrm posa sa main griffue sur l’épaule de Dea, et elle hocha la tête.

— J’entends tout ce qui passe dans mon champ sensoriel, nous apprit-elle.

— Donc, ce signal est relativement près ? tentai-je.

— Il se trouve dans un rayon de plusieurs milliers d’UA, oui, répondit-elle.

— Bon. On va mettre le cap dessus.

Elbereth me regarda.

— Pourquoi ? Qu’avons-nous besoin d’y aller ? Nous savons que ce n’est pas Tyrn-an-nnagh.

— Il s’agit d’un vaisseau humain, probablement en perdition, insistai-je. C’est notre devoir moral, en tant que nautes, que d’aller le secourir.

— Nous n’avons jamais souscrit à ce devoir moral, continua Elbereth. Nous ne sommes pas de l'Holos. Ce que font ces gens ne nous regarde pas. As-tu eu des instructions précises d’Alfirin à ce sujet ?

— Je n’ai pas besoin de sa permission, grognai-je. Je sais comment il pense. On est d’accord sur presque tout, lui et moi ! Du reste, si j’étais une femelle ældienne, tu ne me poserais même pas la question ! Tu saurais que ton Alfirin serait à ma botte, et c’est donc à moi que reviendraient toutes les décisions !

Sans se laisser démonter, Elbereth secoua la tête.

— Non, ici, c’est spécial : il a toujours été le seul maître à bord. C’est ainsi, sur un cair. Même Míriel n’a jamais eu aucune autorité sur moi.

Je me penchai vers Dea, après avoir cherché en vain la signification de ce nom dans ma mémoire.

— L’Étincelante, m’apprit Dea. C’est l’une des épiclèses de Mana.

— Ah, oui, marmonnai-je avec mauvaise grâce. Ces fameux surnoms !

Je n’arrivais même pas à retenir tous ceux qui servaient à qualifier Ren. Alors ceux de Mana !

— Si tu veux aller voir ce que c’est que ce signal, me fit Elbereth d’un ton égal, tu dois aller demander son accord à Ar-waën Elaig Silivren. Je l’ai croisé sur le pont central tout à l’heure, je crois qu’il est descendu dans la cale avec les enfants, voir Héphaïstos et Thoniel.

Thoniel était le deuxième wyvern, une femelle, dont l’œuf (le doré) avait éclos peu après notre départ de la Voie. C’était une créature de bien meilleure composition qu’Héphaïstos, gentille et douce, qui plaisait beaucoup aux petits.

— Bon. Je vais le chercher, fis-je en me levant et en ravalant ma mauvaise humeur. Il y avait trop de fortes individualités sur ce vaisseau : le problème, c’est qu’il ne pouvait y avoir qu’un capitaine.

Padma avait donné de l’inspiration à Ren, et avec l’aide d’Elbereth, il avait terraformé la cale de manière à ce qu’elle plaise aux wyrms : elle consistait à présent en une grande plaine de lande moussue avec un lac, de nombreux arbres, quelques cavernes et deux ou trois collines, le tout dans un environnement de nuit perpétuelle mais néanmoins onirique, éclairé par de minuscules créatures brillantes encore plus petites que les eyslyn et peuplé de jolis quadrupèdes blancs caracolants qu’Elbereth avait sorti du syntoniseur. Les enfants, quand ils ne dormaient pas, y passaient beaucoup de temps. Ren aussi, et je le trouvai assis en tailleur sous un arbre, regardant jouer nos enfants d’un air rêveur. Je vins m’asseoir à côté de lui.

— Qu’est-ce que c’est que cette créature ? demandai-je, émerveillée, alors que l’un des quadrupèdes s’approchait pour me pousser de son museau doux et rose.

Ren sourit, posant une main sur le nez de l’animal.

— C’est un carcadann, me répondit-il. Un noble animal qui se trouvait sur Faërung, une des planètes appartenant à notre empire. Cet étalon s’appelle Telaith-an-aran : ce qui veut dire roi des plaines. Je l’ai reçu du monarque ruarg Ruenor en remerciement de l’aide que je lui ai apportée pour reprendre son royaume aux barbares orcanides. Il a envoyé une jument à la reine Tintannya également, mais elle me l’a offerte pour me récompenser de la réussite de la quête qu’elle m’avait donnée. Du coup, j’ai eu un couple, et ils se sont reproduits. Ce qui m’a donné un troupeau.

Je regardai les graciles et puissantes créatures s’ébattre dans le ruisseau. Il y avait tant de choses que j’ignorais encore, à propos de Ren. J’avais bien tenté de lui faire raconter ses aventures (plus de quatre-vingt-mille « quêtes », avait écrit Myrddyn !), mais il esquivait avec un « oh, tu sais » embarrassé à la moindre tentative, ce que j’avais longtemps interprété comme un refus de sa part de s’épancher sur ses tueries. Mais apparemment, il y avait aussi de belles choses, dans cette vie qu’il avait vécue avant moi… Et si ses ennemis avaient été des orcanides, il n’avait pas à rougir des massacres qu’il avait perpétrés.

Baissant la tête, je réalisai que Ren devait bien s’ennuyer, après l’existence palpitante et aventureuse qu’il avait connue comme mercenaire au service de Tintannya. Ce n’était pas étonnant non plus qu’il rechigne à raconter. C’était tellement éloigné de ce qui faisait notre réalité aujourd’hui !

— Dea et Elbereth ont capté un signal, lui appris-je après ce moment de réflexion. Il semblerait que cela soit celui d’un vaisseau humain en perdition. Que fait-on ?

Ren se leva.

— On y va, évidemment. Ces gens ont peut-être besoin d’aide.

Je revins avec lui dans la salle de commandement, quelque peu triomphante. Les petits étaient à la garde de Thoniel.

— Alors ? demanda-t-il en arrivant. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Rien que le signal d’un vaisseau en perdition, Alfirin, lui répondit Elbereth d’un air distant. Humain, selon toute vraisemblance.

— Mets le cap dessus, ordonna-t-il.

Elbereth lui jeta un regard en coin, mais elle s’exécuta sans broncher.

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