Trahisons : II

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Ren, les yeux agrandis, restait immobile. Ses lèvres bougeaient toutes seules, sans qu’il puisse sortir un seul son. Quant à moi, je sentis mes jambes se dérober. Mes petits. Cerin, Nínim et Caëlurín. Ils étaient à l’intérieur, sous la garde d’Isolda et de Tanit.

J’avais perdu ma voix. Lorsqu’elle revint, ce fut sous la forme d’un horrible hurlement, qui se mua en pleurs frénétiques.

Ren, lui, avait tourné son regard acéré sur Priyanca Varma.

— Qu’avez-vous fait ? commença-t-il d’une voix blanche.

Varma fit un pas en arrière.

— Soldats de la République, faites votre travail, ordonna-t-elle, alors qu’un bataillon d'intervention cernait Ren. Incapacitez-le, mais ne le tuez pas. Je le veux vivant !

Le susnommé, dos à la rambarde, plissa les yeux. Il n’eut pas le temps de faire plus. J’avais déjà été mise en joue par Priyanca Varma, qui pointait un CERG miniaturisé sur ma tempe.

— Soyez raisonnable et rendez-vous, Ren, lui intima-t-elle. Ou vous perdrez votre femme. Vos enfants sont sains et saufs : je les ai fait mettre en lieu sûr. À l’heure qu’il est, ils doivent déjà être en route pour la nouvelle Arkonna. Si vous coopérez, ils vous seront rendus – du moins, pourrez-vous les voir.

— Mais qu’est ce que vous voulez ? demanda Ren d’une voix glaciale. Pourquoi faites-vous cela ? Nous ne sommes pas vos ennemis.

— Je suis désolée, Ren, admit Varma d’un ton qui démentait ses propos. C’est vrai que vous me paraissez bien intentionné et plutôt coopératif, pour un exomorphe hérétique. Mais le Président estime que vous et ceux de votre race représentez un danger trop grand pour qu’on vous laisse libres de voguer dans l’espace. Tout comme vous, vos pairs ayant émis le souhait de se rendre seront appréhendés et tenus sous bonne garde, où ils aideront par leurs capacités spéciales la bonne marche de l'Holos. Les autres seront éliminés, comme tout contrevenant à la loi républicaine.

— Un zoo ! hurlai-je. Vous allez les mettre au zoo ! S’il y a bien quelque chose que vous n’obtiendrez jamais des ældiens, c’est qu’ils se plient à vos lois stupides !

Varma me regarda froidement.

— En fait, nous avons d’autres plans pour eux.

Leurs cœurs. l'Holos n’avait pas abandonné l’idée de les récupérer.

— Qu’adviendra-t-il de nos enfants ? demanda Ren, très calme.

— Nous les étudierons afin de mieux comprendre leur fonctionnement et les bénéfices éventuels d’une hybridation – contrôlée, bien entendu – humain/ældien. Vous avez parlé de reproduction, tout à l’heure, Rika… Si nos chercheurs en confirment le bénéfice, il est possible que je m’y colle moi-même et fasse le sacrifice de me faire inséminer par votre Ren – artificiellement, bien sûr. C’est comme ça que vous avez obtenu la capacité à faire des configurations, non ?

— Pas du tout, la corrigeai-je, révoltée. Si tous les humains ayant eu des rapports sexuels avec des ældiens avaient obtenu ce pouvoir, alors l’humanité serait à même de faire des configurations depuis longtemps, idiote !

Varma me mit une claque, dont la brutalité me retourna la tête. Ren avait fait un pas en avant, menaçant. Il fut arrêté par une pression de l’amiral sur ma tempe.

— Vous m’êtes sympathiques, tous les deux, grinça-t-elle. Ne m’obligez pas à vous faire du mal.

— Vous allez nous en faire, de toute façon ! objectai-je, incapable de me taire.

Je croisai le regard de Ren.

Vas-y, lui intimai-je. Ne t’occupe pas de moi.

Il fallait qu’il sauve les enfants du sort atroce que l'Holos leur destinait. Tant pis si moi, j’y restais.

Mais une nouvelle déflagration retentit. Un des troufions, que le fait de tenir un ældien en joue avait fait perdre la tête, avait tiré. La poitrine de Ren fut transpercée par un rayon gravitationnel qui y laissa un trou béant, pile à l’endroit du cœur.

— Non ! hurlai-je alors que mon compagnon s’affaissait en arrière.

Son corps disparut, tombant dans le vide derrière lui avec tous mes espoirs.

— Lieutenant, ordonna Varma d’une voix froide, au nom du Président, abattez-moi cet incapable !

Un nouveau tir, encore. Et un nouveau mort. Mais je n’en avais cure. Accrochée à la barre, je cherchais des yeux le corps de Ren, avalé par le réacteur.

— Ce n’est pas grave, osa me dire Priyanca Varma, il y a le syntoniseur. Son organe solénoïde, bien qu’en partie oblitéré, ne sera pas décomposé par le réacteur. On pourra le récupérer et reconstituer votre compagnon à partir de là, comme on l’a fait sur Kybos Prime.

Les dents serrées, je fixais son visage froid et satisfait, ses petites lèvres minces recouvertes de rouge, ses pupilles bleu glacier aussi inhumaines que des billes. Jamais de ma vie je ne m’étais sentie gagnée par une haine aussi intense. Sans réfléchir à ce que je faisais, je lui donnai un coup de tête, et dans le même coup, m’emparai de son CERG.

— N’approchez pas ! hurlai-je aux troufions qui pointèrent immédiatement leurs armes sur moi. Ou je la descend. Vous avez vu, je n’ai plus rien à perdre : une fois de plus, la République m’a enlevé ma maison et ma famille ! Ecartez-vous, laissez-moi passer.

— Faites ce qu’elle dit, grinça Priyanca Varma, dont je maintenais la tête en arrière, pour la mettre à ma hauteur.

Les légionnaires s’écartèrent. Mais ils nous suivirent jusqu’au bout de la plateforme, jusqu’à ce que j’entre dans l’ascenseur.

— Restez dehors, leur ordonnai-je.

Là encore, un ordre de Varma les fit obtempérer. Les portes se refermèrent, et je me retrouvai seule avec elle.

— Tout ce que vous faites est parfaitement vain et inutile, tenta l’amiral d’une voix contrôlée. Nous tenons vos enfants. Si vous me tuez, vous ne les reverrez plus jamais.

— Taisez-vous, fis-je durement en donnant un coup sec sur son chignon. On a du travail ! Menez moi à la salle de commandes de ce maudit réacteur !

— Si c’est stopper le système que vous voulez, c’est impossible, objecta Varma avec le même calme olympien.

— Et votre dispositif de refroidissement si novateur, alors ? Vous allez arrêter la production d’énergie, et tout de suite !

— Cela privera toute le skyhook de sa principale source d’énergie…

— Je m’en fous. Fallait y penser avant !

Mais les techniciens étaient déjà en train d'arrêter le réacteur : l’organe S² de Ren, avec son rayonnement, avait provoqué un emballement du système. Les scientifiques étaient dans une telle effervescence qu’ils ne prêtèrent aucune attention à ma prise d’otage. Il y avait plus urgent : le risque de réaction en chaîne et l’oblitération totale de Jupiter et de ses satellites.

— Le réacteur numéro quatre menace d’entrer en fusion : fermez les accès aux cuves et envoyez le liquide de refroidissement ! » ordonnait le commissaire technicien.

— Il y a un isotope à forte résonance magnétique qui vient de tomber dans la cuve d’approvisionnement du 4, les informa Varma. Il faut absolument le récupérer avant qu’il ne se dissolve et fusionne avec le réacteur !

Les techniciens parvinrent à maîtriser l’emballement et à sortir l’organe S² de Ren, qui flottait sur un magma visqueux, menaçant à tout moment d’être englouti définitivement. L'adrénaline battant dans mes veines, je suivis du regard la course hasardeuse du myocarde, qui avait pris une forme parfaitement sphérique et reflétait les couleurs impossibles du magma en fusion. Au départ solide comme une balle, il semblait ramollir à vue d'œil sous la pression. Le cœur de Ren... je m'attendais à le voir disparaître à tout moment, horrifiée. Mais, au moment où il commença à s'enfoncer dans le corium du réacteur, l'ingénieur réussit à le saisir avec sa pince motorisée. 

C’était moins une ! Tout ce qui restait de mon pauvre compagnon était un bout de silicium fondu tenu par un ingénieur en combinaison keihilin, qui le brandissait au bout d’une tenaille anti-radiation derrière une vitre blindée. Comme j’avais envie de le prendre à mains nues et de le serrer contre moi ! Voir cet homme faire la grimace en manipulant ce que j’avais de plus cher au monde avec mes enfants me révoltait. Étouffant mes larmes et ma peur d’un geste rageur, je poussai le canon de mon arme dans les côtes de l'Holos.

— Allez, au syntoniseur maintenant !

J’obligeai l’ingénieur à nous suivre en portant le cœur de Ren dans un container scellé. L’homme transpirait à grosses gouttes, inquiet de rester aussi proche d’une matière aussi radioactive. Moi, je n’en avais cure. Ils pouvaient tous mourir !

Nous étions à mi-chemin lorsque l’alarme d’évacuation se déclencha. Le réacteur 4 s’était finalement emballé : la réaction n’avait pas pu être contenue.

— Il faut évacuer, m’annonça calmement Varma, face au technicien en panique.

— Pas avant d’avoir ressuscité Ren, grognai-je en poussant le canon de mon arme sur sa nuque. Vous seuls avez la technologie pour, je le sais !

— On pourra le faire sur une autre base. La Nouvelle Arkonna, par exemple, où nous attendent vos enfants.

— Pour être accueillis par tout un contingeant de vos troufions ? Hors de question ! Assez discuté. On a déjà perdu assez de temps !

Je les forçai à avancer, entamant une course sur les passerelles avec le son lancinant de l’alarme dans les oreilles.

Le syntoniseur de matière biologique se présentait sous la forme d’une grosse machine dotée de tiroirs de plusieurs tailles. Sur ordre de Priyanca Varma, l’opérateur tira celui adapté à la taille de Ren, tandis que l’ingénieur en combinaison sortait le morceau d’organe solénoïde vitrifié du container. En voyant la lueur qu’émettait le cristal, l’opérateur recula vivement.

— Déposez-le sur le tiroir, au milieu, ordonna l'Amirale.

L’ingénieur s’exécuta, et l’opérateur appuya sur un bouton de commande. Le tiroir se referma d’un coup sec, puis un voyant rouge s’alluma.

On pouvait suivre la progression de l’opération dans une salle attenante. Inquiète, je ne lâchai pas des yeux la progression du pourcentage de réalisation tout en continuant de tenir Varma en joue.

— Vous pouvez regarder ce qui se passe à l’intérieur sur cet écran, me précisa-t-elle avec un sourire narquois.

On en était à 15 % : le squelette de Ren était déjà visible.

— Ces ældiens ont des os très fins, commenta Priyanca Varma. On dirait du verre.

— Taisez-vous, aboyai-je. Je me passe de vos commentaires !

C’était à la fois affreux et excitant de voir le corps de mon amant se faire reconstituer ainsi. Après le squelette, ce fut le réseau nerveux et veineux, puis les tissus. Enfin, la peau. Lorsque le corps intact de Ren apparut sur l’écran, je poussai un soupir de soulagement.

— Si cela n’avait pas marché, je vous aurais tuée sur le champ.

— Je sais que vous ne le ferez pas, sourit Varma sans avoir l’air le moins du monde impressionnée. Vous êtes une fille intelligente, Rika. Et vous avez besoin de moi. Vous le savez.

— C’est la seule chose qui vous sauve, grognai-je. Dès que vous ne me serez plus utile...

Le sourire suave de Varma se fit plus large.

— Je sais que vous n’êtes pas ce genre de personne, Rika, continua-t-elle. Au fond, vous n’êtes pas une criminelle.

Elle qui n’avait cessé de me traiter de terroriste hérétique !

Le voyant lumineux se remit à clignoter, accompagné d’une sonnerie grave.

— Opération terminée à 100 %, nous annonça la voix de l’IA qui présidait à la commande de la machine. Le syntoniseur peut être ouvert.

L’opérateur humain, lui, n'avait pas survécu à l'opération, sa peau arborant la teinte caractéristique du bronzage nucléaire. Je ne lui adressai pas un regard. La peur et la tristesse rendent cruels. De toute façon, tous les scientifiques de l’Holos étaient des clones, dont l’identité originelle était conservée dans le Crypterium.

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