La cathbeanadth

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Tout l’équipage se retourna vers Dea. Possédée par une force inconnue, elle flottait à quarante centimètres du sol du vaisseau et, nimbée d’une étrange lueur bleue, arborait un sourire inquiétant.

— Ma porte est toujours ouverte aux enfants de l’Amadán, répondit simplement Ren.

Il ignora le regard inquiet que je lui lançais. Mais il rabattit sa capuche sur son visage et se dirigea vers la coursive. À peine fut-il sorti que les portes se verrouillèrent derrière lui, nous bloquant tous dans la salle des opérations.

— Qu’est-ce que ce nouveau mystère ? s’enquit Priyanca Varma, contrariée. Votre commandant est-il de mèche avec ces ældiens ?

Honnêtement, je n’en savais rien. Connaissant Ren, je devinais qu’il voulait tenir sa famille loin du regard inquisiteur de ses frères de race. Et il avait tout à fait raison.

— Il sait mieux que nous comment agir en cas de contact avec ceux de son peuple, répondis-je calmement à Priyanca Varma, tout en sachant que c’était inutile.

Seule, Tanit ne semblait pas affectée par cette intrusion. J’étais assez surprise : ne cherchait-elle pas activement un compagnon pour remplacer Arawn ? Quoi de mieux pour elle qu’un barde-guerrier ?

Je l’observai. Loin d’afficher un visage inquiet ou excité, la superbe ældienne aux cheveux rouges regardait ses ongles d’un air peu concerné, tout en faisant des mines. Elle finit par soupirer et croiser les bras. Son regard céruléen croisa le mien brièvement, puis elle tourna la tête.

Du reste, Ren revint parmi nous, affichant le visage fermé des mauvais jours. Il échangea quelques mots discrets avec Elbereth – qui quitta la salle aussitôt – puis, il vint me prendre en aparté.

— Je suis obligé d’inviter ce barde et sa guilde à mon bord, murmura-t-il. On ne peut pas refuser des filidhean qui demandent à accoster. Mais je préférerais qu’ils ne voient pas nos enfants... et le moins possible du vaisseau, en fait.

Je compris immédiatement ce que Ren voulait dire. Il ne voulait pas que ce « meneur de guilde » me voie, moi.

— Je peux faire une configuration, proposai-je.

Ren me regarda en silence.

— Comme tu veux, finit-il par lâcher. Tu es le capitaine. C’est toi qui décide.

Faisant fi des risques que cela comportait avec l’Amirale à bord, je décidai donc de redevenir Baran d’Aendel. Ren ouvrit alors la porte, derrière laquelle attendait un curieux personnage, adossé contre un mur, les bras croisés. Toute l’assemblée humaine le regarda avec stupéfaction : il portait un masque des plus inquiétants, une espèce de face démoniaque au sourire tordu et dentu, au front orné de deux petites lames brillantes et acérées. Heureusement, après nous avoir regardé ainsi pendant quelques bonnes minutes – qui passèrent comme des heures – le sinistre personnage enleva l’artefact, révélant le visage noble et agréable d’un ældien mâle. Lorsqu’il se tourna vers moi, je réalisai que tout le côté gauche était ravagé, comme brûlé à l’acide.

— Salutations, belles dames et beaux seigneurs, déclama-t-il à la manière ældienne, en accompagnant ses politesses par une courbette élaborée, son masque toujours dans la main. J’espère que vous passez une belle et agréable journée !

Sans savoir pourquoi, le sourire me monta naturellement aux lèvres. Une belle et agréable journée, alors que l’espace était rouge des bâtiments en feu et que Solaris venait d’essuyer une attaque orcanide ! Tanit riait déjà à pleines dents, ainsi que Dea. Quant à Priyanca Varma, elle avait l’air moins raide que tout à l’heure.

— On me nomme Syandel Marcheur-de-Voile, se présenta le saltimbanque en s’avançant vers nous d’un pas chaloupé, un petit sourire sur ses lèvres sensuelles. Je mène la guilde du Chemin Voilé, et arpente la Trame en offrant divertissements, chants et danses à ceux qui m’accueillent. Aux autres, j’apporte cris et pleurs. Merci de m’avoir invité, aimables gens et amis des arts ! Ma troupe et moi, nous vous remercions.

Je jetai un regard rapide à Ren, qui, les bras étroitement croisés, fit mine de n’avoir rien vu.

Quant à Varma – qui venait d’entendre la traduction simultanée de Dea par synchronisation de son port terminal – elle était horrifiée.

— Est-ce une menace ? Mais c’est de la piraterie !

Syandel tourna son attention vers elle, un large sourire fendant son visage.

— Oh ! Une humaine.

Il avait lâché cela comme si c'était la première fois qu'il en voyait. Alors que les humains dominaient la galaxie, et que les ældiens, eux, étaient censés avoir disparu...

Varma ne se laissa pas impressionner. Bombant le torse et redressant ses deux mètres, elle regarda l’artiste ældien droit dans les yeux.

— Je suis l’Amirale de la flotte de défense de la République, annonça-t-elle. Je vous remercie de votre intervention, ylfe. Vous avez une puissance de feu impressionnante. Mais sachez que la piraterie, le vol par extorsion et le racket sont des actes sévèrement punis par la République, et que comme vous vous trouvez dans l’espace aérien de l'Holos, vous tombez sous le coup de nos lois.

L’ældien afficha une mine innocente, mais il ne fallait pas s’y tromper : j’avais vu la lueur de colère dans le fond de ses yeux noirs.

— C’est au contraire un grand honneur que d’accueillir votre troupe sur notre bord, intervint Ren en venant se placer devant Priyanca Varma. Vous êtes les bienvenus. Errant dans l’espace moi-même, je n’ai pas grand-chose à vous offrir, mais je peux vous garantir un bon bain, un bon lit et un bon repas.

— Et une bien belle compagnie, à ce que je vois, sourit l'ældien, dont le regard passa de Tanit à moi, pour revenir à la flamboyante barde. Mes gens seront ravis de se mettre à votre disposition, moi le premier.

Tanit soutint le regard de Syandel, incandescente. La double face du mercenaire masqué ne semblait pas la rebuter. Ce dernier la regarda encore, puis il prit congé, un demi-sourire aux lèvres. Ah, ces ældiens ! Ils leur fallait bien peu de temps pour s’enticher, de la part de créatures dont la durée de vie dépassait les milliers d’années !


*


— Un bon lit ? susurrai-je à mon compagnon plus tard, alors que nous étions tous les deux confinés dans une cabine.

Pour recevoir ses congénères de la façon la plus fastueuse possible, Ren leur avait octroyé les appartements amiraux. Toute une troupe de bardes ældiens avait en effet envahi le cair en entrant en procession comme un défilé de carnaval, portant forces costumes colorés et instruments divers (dont une bonne profusion d’armes). Sous les masques, j’avais reconnu un nombre considérable de femelles, ce qui, je le savais, n’allait pas manquer de mécontenter notre barde de bord.

Ren tourna un visage contrarié vers moi.

— Tu aurais préféré qu’ils nous maudissent sur dix mille générations et nous attaquent ? Ils ont peut être un air amusant, mais ce sont de redoutables combattants et de grands maîtres en configurations : ne l’oublie jamais. Et les renvoyer équivaut à une déclaration de guerre.

Ces bardes m'évoquaient les factions les plus extrêmistes des sectes hérétiques, qui parcouraient la Voie dans des vaisseaux déglingués mais sur-armés, les yeux brillants, le corps infusé de substances, mais persuadés de détenir la vérité ultime de l'univers.

— Amusants, sûrement pas, protestai-je. Ils ont l’air inquiétants, effrayants, ridicules, même… Mais amusants… Non, Ren. Ce n’est pas le mot que j’aurais employé.

Ren me jeta un nouveau regard.

— Ils parcourent incessamment la Voie, à bord d’un vaisseau qui est sûrement bien moins confortable que le nôtre. C’était la moindre des choses que de leur proposer le meilleur de ce que l’Elbereth peut offrir. Imagine que ton père erre dans la Voie sans le moindre réconfort, tu aurais envie qu’un bon samaritain l’accueille ainsi, non ?

Je regardai Ren, étonnée. Il avait de ces idées, parfois !

*

Le soir, une fois que les filidhean se furent bien détendus dans les bains et eurent bien entamé nos provisions, nous fûmes convoqués dans nos propres appartements pour assister à leur pièce.

Je n’avais jamais assisté à une pièce de théâtre, cette forme artistique ayant disparu chez nous depuis des dizaines de milliers d’années. Je ne savais donc pas trop à quoi m’attendre. Même si je savais les ældiens très divertissants par leur seule présence et capables des plus magnifiques prodiges (comme des pires horreurs), je ne pensais pas que la pièce serait plus intéressante qu’un de ces films que je regardais tous les soirs avec mon compagnon.

Je me trompais.

À peine installés – sur des coussins confortables et luxueux, avec tout un tas de friandises et de boissons à portée de main, fournis par les troubadours eux-mêmes – nous fûmes plongés dans une ambiance totalement dépaysante et mystique. Les ældiens avaient tiré le meilleur parti des appartements, qui, par le renfort de leur technologie aussi incompréhensible qu’extraordinaire, avait pris l’apparence d’une forêt sous un ciel sombre, recouverte de neige. La perspective s’étendait à perte de vue, comme si nous voyions cette chaîne de montagne d’une plateforme, directement dans le décor. Trois accords d’un instrument inconnu, suivi d’une nappe sonore onirique, se firent entendre, et nous vîmes trois silhouettes encapuchonnées marchant dans la neige avec difficulté. Le premier était grand et excessivement fort, le second plus petit et confiant, alors que le troisième, mince et alerte, semblait secrètement accablé par le poids d’une charge mystérieuse. Tandis que ses compagnons marchaient devant, il s’arrêta pour attendre un quatrième comparse, un petit être qui s’efforçait de courir à sa hauteur (ce rôle émouvant était tenu, ainsi que je l’appris plus tard, par l’enfant de l’un des acteurs). Le groupe s’arrêta sous un groupe d’arbres. Le grand et le gros se chamaillèrent gaiement, tandis que le petit croisait ses doigts en regardant partout autour de lui (un signe de nervosité chez les ældiens). Soudain surgit un ennemi qui déboula sur eux du haut d’une colline avoisinante, brandissant deux armes pointues. Le troisième comparse, qui jusqu’ici était resté curieusement hors du champ, surgit alors de derrière un arbre, où il s’était tenu en retrait tandis que ses compagnons se chamaillaient, et, produisant deux lames jumelles, s’interposa entre l’agresseur et ses amis. Lorsque la capuche de son piwafwi tomba – c’était le seul personnage de la petite troupe à être ældien – je remarquai son teint sombre et ses cheveux blancs, ainsi que les deux marques qui lui barraient les joues et la fourrure blanche qui s’enroulait autour de ses épaules : il s’agissait de Ren.

Je coulai un regard discret à mon compagnon à mes côtés, qui tenait ses trois enfants dans les bras (finalement, Ren avait estimé qu’ils devaient eux aussi voir la pièce, trouvant en outre plus prudent de ne pas les quitter des yeux un seul instant). Il arborait sur le visage un air nostalgique et rêveur, et je compris que, pour le remercier de les avoir accueillis, les saltimbanques avaient joué un épisode de la Geste de Noble Eclat d’Argent, la saga épique que Tanit tentait de poursuivre en interrogeant et en suivant Ren.

Cet épisode se termina sur un cliffhanger, l’ennemi au sombre regard ayant convoqué tout une troupe d’assassins ældiens, qui provoqua également l’arrivée d’Elbereth sous sa forme de wyrm, venant seconder Ren et ses amis en se battant dans la neige.

La troupe fut bruyamment applaudie après cette entrée en matière, puis passa à un corpus plus sérieux en jouant le Chemin des Héros, apparemment un grand classique des mythes ældiens. Ce mythe racontait la lutte fratricide entre deux compagnons d’armes issus de deux maisons rivales, victorieux de grandes batailles contre les orcanides mais qui avaient fini par s’entretuer par jalousie, causant un conflit commun dans les cours. Heureusement, les deux amis (qui, visiblement, partageaient plus qu’une simple amitié) se réconciliaient au moment de mourir côte à côte sur le champ de bataille. Ils se retrouvaient réunis pour leur prochaine incarnation, combattant ensemble à la Fin des Temps. Puis la troupe joua une autre pièce, intitulé Le Prince de Dorśa, racontant l’histoire d’amour tragique entre celui qui était considéré comme le plus beau des ædhil, le ténébreux Fornost-Aran, et une femelle glaciale qui lui fit perdre son royaume. Puis ils enchaînèrent sur une autre, appelée La lame de Cer-Selann, qui évoquait l’histoire d’un sigil maudit poussant ses propriétaires aux pires exactions.Vint ensuite Le Vaisseau des terres et des mers de l’Amadán, à laquelle je ne compris pas grand-chose si ce n’est que le vaisseau en question était mû par des esclaves enchaînés à l’intérieur, et enfin, La Tristesse de Narda, évoquant le drame de la trahison de la seconde femme de Anwë, l’horrible déesse-araignée, qui livra la belle Narda à un affreux chef orcanide. Je couvris les yeux des petits quand les acteurs mimèrent le sort terrible qu’il arriva à la malheureuse, alors que Varma ouvrait grand la bouche, choquée. Enfin, la troupe termina sur une petite farce gentillette, pour dissiper l’impression triste et terrible qu’avaient amenée toutes ces pièces, et qui nous avaient laissés le souffle coupé, au bord des larmes, de l’horreur ou du rire.

Pour ma part, et comme tous les autres apparemment – hormis Varma qui, de toute façon, ne goûtait ni l’art, ni l’humour ældien – j’étais enchantée. J’étais heureuse que mes enfants aient pu assister à cela. Il ne restait plus grand-chose de la civilisation ældienne : ce n’était pas leur mutique père ou leur humaine de mère qui pouvaient leur apprendre d’où ils venaient. Le faste des décors, de la musique et des costumes, rehaussés par la magie ældienne, nous avait réellement donné l’impression d’y être. C’était comme un film, en mieux, puisque la troupe nous faisait toucher la neige, sentir le vent ou les odeurs de la forêt et de la plaine. Celles des morts sur le champ de bataille, aussi… Quant aux décors, ils les firent apparaître avec des portails dimensionnels comme ceux que j’avais vu à l’oeuvre chez Arawn ou dans la salle des armes de Ren, de telle sorte que des villes entières, des merveilles d’architecture surgies des forêts et des montagnes immaculées, apparurent pendant la pièce.

— Cette civilisation ældienne devait vraiment être merveilleuse, concéda Varma plus tard dans la soirée.

Même cette militaire au cœur de silicium avait été émue par le spectacle des bardes. Les splendeurs architecturales devaient l’avoir convaincue. Mais elle ajouta tout de même :

— Heureusement qu’ils ont presque tous disparu. Les humains n’auraient jamais pu prospérer, si les ældiens étaient restés les maîtres de la Voie.

Ren, qui avait tout entendu, lui jeta un petit regard. Puis il tourna la tête et continua à s’occuper de ses petits.

À la fin, les membres de la troupe nous convièrent à passer le reste de la soirée avec eux. On aurait dit que c’était eux qui nous recevaient : ils nous servaient à boire et à manger, discutaient civilement, nous chantaient des chansons ou nous racontaient des histoires drôles. Des parfums capiteux furent brûlés, de nombreux instruments joués, tandis que de superbes ældiennes dansaient, nous hypnotisant avec leurs chevelures dénouée et leurs corps agiles et musclés, peut être un peu trop dénudés au goût humain, cela dit. Mais aucune ne s’approcha de Ren, ni même Círdan, qui restait prudemment près d’Angraema, revenue en catimini sur le cair alors que nous recevions le Meneur de Troupe. Ces artistes gardaient une courtoise distance, sachant parfaitement se garder d’offenser leurs hôtes. Pour ma part, en revanche, je fus entreprise par de nombreux acteurs mâles, tous plus beaux les uns que les autres, qui vinrent me solliciter gentiment en me proposant d’innocents « massages » d’un air qui ne laissait aucun doute sur leurs intentions. Ils comprirent rapidement que je ne viendrais pas jouer avec eux et se retirèrent avec élégance. Tanit, par contre, disparut dans ses appartements avec deux des acteurs, dont le chef de troupe.

— Ta sœur aurait du rester, murmurai-je à Ren. Elle s’en serait donnée à cœur joie avec tous ces éphèbes peu farouches et disponibles !

Je n’avais pas osé mentionner Arda et Eren, qui portaient bien leur surnoms de Morfales : Ren était tout de même leur père, et aucun père n’aime s’entendre dire que sa fille est une prédatrice sexuelle, fut-il ældien.

Ren secoua la tête.

— Aucun de ces aisteor ne se serait approché de Mana. C’est une prêtresse de la déesse-araignée, et les filidhean, serviteurs de l'Amadán, son fils renié, la détestent.

Je fis une moue dubitative. Je ne comprenais rien à la religion des ældiens – si tant est qu’ils en avaient vraiment une – et à ce panthéon mystérieux.

— Tu crois que c’est pour ça que leurs femelles te laissent tranquille ? souris-je en lui frottant le ventre.

— Je ne suis pas un serviteur de la déesse-araignée.

— Mais t’es le frère de ta sœur, le tançai-je.

— Je suis surtout voué à une seule femelle, murmura-t-il en posant ses lèvres sur mon cou. Toi.

Je gloussai, ravie par le caractère exclusif de ces attentions. Avant d’y répondre par un langoureux baiser, je croisai le regard glacial de Priyanca Varma, de l’autre côté de la pièce.

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