Archives de la Cour Exilée : la prophétie du Calice Brisé

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« Il nous manque un rôle, murmura Rihannan en baissant les yeux sur le dernier masque. Elle, ou lui. »

Un silence de plomb s’abattit sur la troupe. Dehors, dans le cirque naturel délicatement décoré, la cour de la toute jeune reine Daëna s'impatientait.

Tous savaient ce qui attendait celui ou celle qui prendrait le masque : le risque de mort et de folie, d’abord, et une vie solitaire, en restant intouchable certes, et vénéré de loin, condamné à ne jamais se réincarner et à disparaître pour toujours une fois sa vie terminée. Une promesse de néant éternel, aussi… Mais, maintenant que les masques étaient pris et mis, on ne pouvait en laisser un. Surtout pas celui-là. Entre tous, c’est ce masque là qui devait être joué.

« Je ne peux pas me résoudre à condamner l’un de vous à un tel destin, souffla Ethelië, le chef de troupe. Nous ne jouerons pas les Jours du Retour. Remettez vos masques dans leurs boîtes : je vais voir la reine et lui expliquer que la pièce ne peut être jouée. Ce n’est qu’une prophétie : elle comprendra. Nous l’amuserons autrement.

— Daëna est peut-être jeune, objecta Laganthil, le plus expérimenté et le plus ancien de la troupe, mais c’est une monarque dure qui ne tolère ni excuses ni faiblesse. Elle a exigé cette pièce dont la rumeur parle tant, et nous a engagé nous spécifiquement car la prophétie fut donnée par quelqu’un de chez nous. Elle ne se contentera pas de quelques tours de passe-passe et d’une ou deux acrobaties, que son amuseur fera sûrement aussi bien si ce n’est mieux. Elle a invité et réuni toute sa cour pour cette pièce, et même le roi d’Hiver, en lui promettant qu’il assisterait à quelque chose de jamais vu, qui le ferait trembler des pieds à la tête, lui que le gel ne touche pas… Pour ne pas perdre la face devant lui et garantir le spectacle, elle te donnera à ses wyrms, et nous fera tous exécuter ! Rappelez-vous la dernière fois, à la Cour de Fornost-Aran. J’ai bien cru que nous n’allions pas repartir de Dorśa sur nos deux jambes.

— Le Roi Ténébreux n’a pas apprécié tes allusions à son rival, c’est tout, plaida Rihannan. « Premier Prince de Tará, si beau que l’Obscur lui-même, de honte, se cache le visage dans sa chevelure… » On ne bafoue pas un Régnant des Vingt-et-un impunément !

— Qui le peut, alors, si ce n’est nous ? N’oublie pas que c’est notre rôle, de rappeler à ces monarques imbus d’eux-mêmes certaines réalités. Je n’ai fait que dire ce qui est, ce qui a été, et ce qui sera.

— Cessez ! les interrompit Ethelië. Toutes ces chamailleries ne vont pas résoudre notre dilemme. »

Alors, Ravana, la plus jeune barde initiée de la troupe, s’avança.

« Moi, je veux bien mettre ce masque. Je suis encore inexpérimentée et j’ignore en quoi consiste exactement ce rôle, mais je me conformerai à ce que le sældar me dira. »

En dépit de son quart de sang barbare, Ravana était une artiste douée, fort agile et intelligente, d’une joliesse toute émouvante. Ethelië l’avait trouvée devant son abri en se levant un jour, alors qu’il stationnait avec sa troupe aux abords d’un Bosquet mineur. Une perædhelleth abandonnée par sa mère, que le jeune chef de troupe qu’il était avait pris sous son aile.

Il secoua la tête vivement.

« Non, ma fille. Tu joueras le rôle de Narda, comme prévu ! De toute façon, tu n’as pas la carrure pour tenir ce rôle. Il faut être fort. Très fort, pour résister à l’appel de l’Abîme.

— Mais ni Shemehaz, ni Arawn ne sont encore apparus, objecta alors Ravana. La prophétie n’est pas encore réalisée. Nul ne dit qu’il va vraiment se passer tout ce qu’on dit si je mets le masque.

Son père la regarda durement.

— Même si tu y survis et garde le contrôle sur toi-même, tu seras frappée par la puissance de ce masque, la mit en garde Ethelië. Tu ne pourras plus jamais parler à ceux qui savent que tu le détiens, ni dévoiler ton visage devant eux. Tu devras quitter la troupe et toute forme de civilisation, vivre par tes propres moyens. Tu mourras seule, sans que personne ne le sache et ne connaisse ton sacrifice, et après ta mort, nul répit : ton sort sera encore plus atroce. Si on en croit la prophétie, le seul moyen de sauvegarder ton essence sera de passer le masque à quelqu’un d’autre, qui devra le prendre en toute connaissance de cause. Qui sera assez fort – qui sera assez fou ! – pour cela ? Une fois pris, le rôle devra être tenu jusqu’à la fin des temps, lorsque le combat final qui libérera notre race aura lieu. Non, tu ne peux pas tenir ce rôle. Ici, personne ne le peut. »

Mais personne ne se présenta pour prendre sa place. Ethelië se résigna.

« C’est moi qui vais le faire. Je suis le meneur de troupe. C’est normal que ce masque, entre tous, me revienne. Si je me consume sur scène, au moins, j’aurais eu une fin glorieuse. Et quel destin que celui de l’ædhel qui joue la Dernière Lutte ! » ricana-t-il d’un air crâne.

Un grand silence se fit à cette annonce. Chacun savait que c’était la dernière fois qu’il parlait à son maître, père, ami ou amant.

Tandis qu’il se préparait et organisait ses affaires, toute la troupe, un à un, défila pour lui faire ses adieux. S’il survivait à cette ordalie, Ethelië devrait quitter la troupe. Pendant ce temps-là, alors que les apprentis faisaient patienter l’assemblée par des acrobaties et des farces, les masques restèrent sur l’autel, dans leurs boîtes. Personne n’y toucha. Il fallait les mettre au tout dernier moment.

Mais lorsque tout fut fini, au moment de mettre les masques, on constata avec horreur, que le masque de l’Étranger avait disparu. Derrière le rideau, l’assemblée s’impatientait, poussant feulements, huées et menaces. Vite, sans réfléchir, nous posâmes nos masques sur nos visages, et sans même le réaliser, nous étions sur scène, livrés en pâture au public déchainé. Ce dernier hurla, de joie et de terreur mêlées, en voyant arriver la silhouette encapuchonnée et le masque au rictus inquiétant de l’Étrangère. Avant de tomber dans la transe de mon propre rôle, je constatai en effet que le terrible masque s’était fait femelle : c’était Ravana qui le portait, et non Ethelië.

Latheïs Des-Ombres-Rêvantes, La prophétie du Calice Brisé

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