Mobilisation

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Il ne se passa que deux jours avant que l’ordre de mobilisation ne fut donné. Nous fûmes tirés du lit en pleine nuit, juste au moment où je m’apprêtai à m’endormir dans les bras de mon compagnon. Ren ne dormait pas. Allongé sur le dos, un bras passé sur ma silhouette à moitié avachie sur lui – je ne le lâchai plus – et les yeux ouverts, il fixait le plafond avec une mine sombre et résolue.

« Qu’est-ce qui se passe ? maugréai-je en entendant la sirène résonner dans tout le complexe, si forte qu’on l’entendait même de l’Elbereth.

— Des troupes en provenance de la Trame, m’apprit Ren sans bouger. Elles ont été signalées dans l’orbite de Terra, tout près d’ici. »

Je me redressai.

« Vieille-Terre ! » m’exclamai-je, prise par une inexplicable émotion.

Même si cette planète était une poubelle quasi-inhabitable et ne servant plus que de fondations au skyhook de Jeru-Salem, il me paraissait hors de question qu’elle tombe aux mains des hérétiques.

« Passe-moi mes fringues », demandai-je à Ren qui était plus près.

Ren attrapa ma combinaison du bout de ses griffes et me la lança avec un geste souple. Puis, tandis que je m’habillai, il se leva et enfila la sienne.

« J’ai invité Priyanca à venir assister aux premiers combats à bord de l’Elbereth, m’annonça Ren en finissant de zipper sa combi. Dea est partie la chercher. »

Je me retournai vivement.

« Ça ne traine pas, avec toi, remarquai-je en le regardant.

— Nous sommes en guerre. Pendant une manœuvre, il n’y a pas de temps à perdre.

— On est même pas encore sur le théâtre des opérations, Ren », objectai-je.

Mon compagnon vissa son regard sur le mien.

« Si. On y est déjà. »

Je savais que ce qu’il disait avait une valeur métaphorique, comme toujours. Mais cette petite phrase avait tout d’une prophétie : Priyanca Varma arriva dans le cair à peine cinq minutes après, escortée par Dea. Encore un peu, et elle nous aurait trouvé au lit, Ren et moi, nus comme au jour de la Création.

L’Amirale de l'Holos fit son apparition dans la salle des commandes avec toutes ses régalia, veste à épaulettes dorées, galons et tout le toutim. Cependant, au vu du regard qu’elle afficha en découvrant la splendeur des lieux, il était évident qu’elle était impressionnée.

« Installez-vous là », proposa aimablement Dea en indiquant de sa main noire et squelettique un confortable siège face à la baie.

Priyanca Varma jeta un coup d’oeil à Dea, qui enleva sa veste et la plia sur son fauteuil de navigatrice, avant de s’y asseoir.

« Vous êtes une unité DEA-4600 ? » demanda-t-elle en fixant ses bras. Elle avait reconnu l’endosquelette de ce modèle de corps cybernétique.

Dea lui fit un sourire machinal.

« Je m’appelle Dea Moek, répondit-elle. Navigatrice tactique sur le cair Elbereth.

— Mais au départ, vous êtes une IA navigatrice DEA-46... »

Varma n’eut pas le temps de finir sa phrase.

« N’embêtez pas mon équipage, amiral, dit Ren en faisant une entrée remarquée dans la salle de commandement. Surtout pas avant une bataille. »

Ren avait troqué sa combi trouée pour son armure complète. Priyanca Varma le buvait des yeux. Et elle se leva, témoignant de manière toute militaire qu’elle reconnaissait le statut de chef incontesté qu’avait Ren à bord de son vaisseau. Ce geste avait constitué un réflexe automatique, car elle se rassit tout de suite, dissimulant habilement son embarras.

Tanit entra à son tour, vêtue d’une robe-tunique verte à haut col dont les pans laissaient voir ses jambes gainées d’une matière ressemblant à du cuir – que je devinai non synthétique – et quelques pièces d’armure par-dessus, comme si elle se rendait à une soirée dont le thème serait la guerre. Tanit avait une garde-robe aussi impressionnante que celle de Mana, si ce n’est que son style était moins dénudé. Ses cheveux de feu étaient habilement tressés et ramenés sur sa nuque, quelques mèches seulement lui tombant sur les fesses.

« L’autre navigatrice militaire ? s’enquit Priyanca Varma, à demi retournée.

Je secouai la tête.

— Il s’agit du barde de bord. Dame Tanit Luthalinn, ou Tanit-au-chant-envoûtant, signification de son nom en ældarin. »

Priyanca Varma, même si elle montrait peu sur son visage, semblait ébranlée par toutes ces bizarreries ældiennes.

« La barde de bord…

— Elle est là pour assister à la bataille et témoigner des faits d’armes qui s’y réaliseront. Les bardes sont très importants pour les ældiens, ce sont eux qui préservent la mémoire et la culture des Cours. »

Je m’arrêtai là. Si le sujet l’intéressait, libre à l’amiral de se renseigner par elle-même. D’un autre côté, c’était sans doute important de lui donner une bonne image des ældiens et de leur culture, si je voulais voir ces derniers revenir dans la Voie.

Tanit décida de combler cette lacune elle-même.

« Actuellement, complèta-t-elle, je travaille sur la partie la plus récente de la Geste de Noble Eclat d’Argent : un corpus de chants racontant la carrière militaire de Ren.

— Et cette carrière militaire fut importante ? s’enquit Priyanca Varma, qui ne perdait décidément pas le nord.

— Très importante, et fort glorieuse. Vous l’ignorez sans doute, mais Ar-waën Elaig Silivren est considéré comme un héros de légende, chez nous et bien d’autres peuples. »

Priyanca Varma tourna à nouveau son regard bleu glacier sur mon compagnon. Heureusement, Ren était occupé à autre chose. Il n’aimait pas qu’on parle de son passé à tort et à travers, et c’était précisément ce que Tanit faisait.

« Il a quand même fallu qu’il meure pour qu’on le considère comme un héros de légende, maugréai-je suffisamment haut pour que Tanit m’entende. En attendant, il a été considéré comme un paria par ses pairs toute sa vie et continue à se faire jeter des fruits de Lomë, de temps en temps. »

Tanit se tourna vers moi, me regardant intensément.

« Ar-waën Elaig Silivren est donc considéré de manière spéciale, chez les ældiens ? » s’enquit Varma sans prendre de gants.

Parfois, la brusquerie toute directe de l’Amirale m’agaçait, mais là précisément, elle servait mes desseins.

« Complètement, confirmai-je. Déjà, il est noir. Cela n’aide guère. »

Fronçant un sourcil, Varma jeta un regard à mon compagnon, comme pour vérifier mes dires.

« Les ældiens opèrent-ils donc des discriminations sur des critères physiques ? Cela m’étonne, remarqua-t-elle.

— Les ældiens apprécient fortement les intrigues, les drames, les complots et les conflits, lui dis-je un peu âprement. C’est une espèce de gens désoeuvrés qui s’ennuient et se cherchent désespérément une occupation pour meubler leurs millénaires de vie, n’importe laquelle. Alors, quand ils tombent sur un bouc émissaire… »

Priyanca Varma hocha la tête.

« Je vois », fit-elle d’un air entendu.

Je mis un point d’honneur à garder la tête droite, ignorant Tanit, qui – je le voyais dans mon champ de vision périphérique – me regardait.

« Nous entrons dans l’espace aérien de Terra, annonça Dea en doublant la voix métallique d’Elbereth qui faisait le décompte en ældarin. Trois… Deux… Un... »

C’était pour Priyanca Varma qu’elle faisait cela : nul ici n’avait besoin d’avoir une traduction de ce que disait Elbereth, qui refusait toujours de parler un mot de Commun.

Varma resta impassible en découvrant le spectacle sinistre qui s’affichait sous ses yeux : l’espace était grouillant de vaisseaux de guerre qui se tiraient dessus à qui mieux mieux. Il y avait les forces de l'Holos, bien sûr, mais également des navires hérétiques, et en grand nombre.

« Des orcanides, annonça Ren d’une voix neutre. Ils coordonnent l’attaque. Mais je vois aussi quelques vaisseaux de Marcheurs-de-Nuit à trois heures. »

Ren avait eu la délicatesse d’utiliser la division humaine de l’espace.

Varma se tourna vers moi.

« Des hérétiques irradiés par l'Abîme, lui traduisis-je. Ceux qu'on appelle Désséchés, dans l'infanterie mobile. »

L’Amirale resta de marbre. Pourtant, la situation était mauvaise.

Hiératique et inquiétante, la wyrm noire proférait de sa voix d’outre-tombe le décompte des cibles à abattre, qui s’affichaient au fur et à mesure sur l’écran en trois dimensions au centre de la salle de pilotage, accompagnés de glyphes bien sûr incompréhensibles pour l’amiral de l'Holos.

« Que fait-elle ? murmura Priyanca Varma à mon intention, les yeux rivés sur Elbereth.

— Elle fait un exposé de la situation à Ren, pour lui permettre de réfléchir à une stratégie », lui appris-je.

Varma jeta un œil à ce dernier. Debout les bras croisés face à la baie, Ren réfléchissait. Aucun de ses échanges avec Elbereth, proférés dans un ældarin fusant mâtiné de dorśari, n’était intelligible à Priyanca Varma.

J’observai soigneusement cette dernière, qui, elle même, observait silencieusement Ren. Je la savais subjuguée. Ren n’était jamais aussi fascinant que pendant une bataille, surtout lorsqu’il portait son armure et son piwafwi noir par-dessus.

Contemple la magnificence ældienne, eus-je soudain l’envie irrésistible de lui dire. Ce que tu n'auras jamais.

Je savais que l’amiral Varma trouvait la silhouette aux lignes acérées, d’un noir sidéral, de Ren hautement hérétique. Pour elle, tout devait l’être : l’intérieur du vaisseau, Elbereth bien sûr, et même Dea, une ancienne IA navigatrice reconvertie en unité tactique autonome, qui faisait sans cesse des améliorations toute seule et s’était débarrassée du polymère blanc recouvrant son endosquelette pour être en meilleur raccord avec Elbereth et Ren. Je décidai d’en rajouter une couche à mon tour en enfonçant dans le système que j’avais bricolé la sauvegarde audio du groupe de metal moyenâgeux le plus brutalement obscur que Ren gardait dans sa collection de bardes humains : « Anthems to the Welkin at Dusk » d’Emperor.

Varma blêmit dès les premiers accords, au contraire de Ren qui me jeta un regard satisfait.

« Bonne idée, me lança-t-il en Commun, soit par égard pour Priyanca Varma, soit, au contraire, pour la bousculer un peu. C’est tout à fait la bande-son qu’il nous faut pour cette bataille.

— Quelle musique abominable, murmura Priyanca Varma, si on peut qualifier cela de musique… Il s’agit d’hymnes au dieux de l’Abîme, n’est-ce pas ?

— Des hymnes à Amariggan, à Arawn et à Lamh Deargha Naeheicnë, confirmai-je malicieusement. Les dieux qu’ils nous faut invoquer dans des situations comme celles-ci. On est en guerre, pas partis pour aller cueillir des champignons ! »

Varma hocha la tête.

« De cela, je suis bien d’accord », murmura-t-elle.

L’Elbereth se jeta au milieu de la bataille sans crier gare. Apparemment, Ren et Elbereth avaient décidé d’une stratégie.

Angraema et Círdan vinrent nous rejoindre à ce moment-là. J’émis un sifflement admiratif en apercevant la première en armure, pour la première fois. Son armure était moins élaborée que celle de Ren, mais au moins, elle en avait une.

Angraema vint à mes côtés pour se montrer, tandis que Círdan prenait place devant la baie, juste à côté de Priyanca Varma, dont le regard allait du jeune ældien à sa princesse bardée d’iridium. Je constatai qu’Angraema s’était rasée la moitié du crâne, comme elle l’avait promis, et qu’elle avait dénoué ses longs cheveux noirs.

La voix de Ren, froide et impérieuse, résonna soudain dans la salle. En ældarin.

« Prends Thoniel et ramène-moi la tête du leader de ces orcanides, ordonna Ren à sa fille. Sans leur chef, ils se disperseront vite. C’est ainsi que fonctionnent ces créatures. S’il s’agit de Drorgo… Tu m’appelles. Emmène une eyslyn pour assurer la communication. »

À ma grande horreur, Angraema hocha la tête d’un air résolu, et elle quitta la pièce. Je jetai un coup d’oeil à Círdan : même s’il s’efforçait de garder le visage impassible, le petit tressaillement nerveux de son oreille pointue ne m’avait pas échappé.

« Ren, murmurai-je à mon compagnon en ældarin, es-tu sûr qu’Angraema est prête pour ça ? »

Ren ne me répondit pas : je devinai qu’il l’ignorait, et qu’il testait sa fille.

Du reste, les Desséchés nous avaient repérés. La bataille s’engagea. Ren dégaina son GBE, et atomisa le gros de la flotte ennemie sous le regard de Priyanca Varma.

Je pris mon temps pour bien observer cette dernière. A l’instar d’un Círdan ou d’une Tanit, elle mettait un point d’honneur à ne rien exprimer. Mais, pour une raison que je ne m’explique pas, je compris que voir un ældien comme Ren se servir du GBE – l’arme de l'Holos par excellence – la contrariait.

Après quelques manœuvres et explosions, Ren sortit de sa méditation de combat et se tourna vers moi.

« Prends la barre, me dit-il en ældarin. Je sors. »

Je lui jetai un regard interrogatif.

« Angraema vient de me contacter. C’est Drorgo. Je prends ton astronef.

— Vas-y vite, alors, le pressai-je.

— Où va-t-il ? demanda Varma en voyant Ren sortir.

— Il va combattre le chef orcanide dehors, lui répondis-je en me branchant. Ne vous inquiétez pas.

Varma me regarda, les yeux légèrement agrandis.

— Vous allez piloter cette machine ? »

Je hochai la tête, puis me concentrai sur la bataille. Les Desséchés étaient loin d’avoir dit leur dernier mot.

J’eus des scrupules à montrer à Varma que je pouvais opérer le GBE. Mais ce n’était plus le lieu d’avoir des hésitations.

Ren m’avait également laissé l’eyslyn qui lui avait servi de relais de communication avec Angraema. La créature voletait autour de moi, piaillant dans mes oreilles :

« Viiiite ! me harcelait-elle de sa petite voix stridente. La jeune Angraema est en danger ! »

Pestant, je la chassai de mon orbite, et cherchai Tanit du regard.

« Tanit ! Est-ce que tu vois ce qui se passe du côté de la flotte orcanide ? »

La barde me répondit sans se retourner.

« Oui. Angraema se trouve sur la plateforme extérieure de leur vaisseau-amiral, et elle est actuellement aux prises avec quatre guerriers orcanides. Trois. L’un d’eux vient de mourir. »

Trois orcanides ! C’était énorme. J’espérai vivement que les leçons avec Śimrod lui avaient été profitables.

« Et où est Ren ? Tu le vois ?

— Ren vient d’aborder l’autre vaisseau porteur. Celui du chef orcanide, ce Drorgo. »

La nouvelle me coupa la chique. Ren n’était même pas venu aider sa fille.

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