Colère

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J’ouvris les yeux sur une toile d’araignée de verre rubis. C’était le ciel de lit au-dessus de moi, sur le plafond d’améthyste de la pièce où je me trouvais. Je tâtai mon corps, précautionneusement. Mon entrejambe semblait intacte, et mon séant itou. En fait, je ne sentais plus rien. Toute douleur, tout stigmate laissé par le monstre avait disparu, comme si cette infamie n’avait jamais existé.

— Tu es réveillée ?

Je me redressai d’un coup. Ren était devant moi, nonchalamment installé dans un amas de coussins contre le mur opposé. Les ongles acérés de ses longs doigts cliquetaient sur une petite boule en verre, dont l’intérieur figurait une constellation miniature. Il me fixait en silence, le visage aussi inexpressif que son masque de guerre.

— Tu as tout vu, hein ? devinai-je en baissant les yeux. On peut dire que je n’ai eu que ce que je méritais. Tu m’avais prévenue !

— Ne dis pas ça. Ils nous ont drogués tous les deux. Rien de ce qu’on a vécu n’était réel.

Drogués… Pourtant, je ressentais les effets de ma toute première prise de silentium. Je me sentais fébrile, énervée, à fleur de peau. Normalement, cette molécule n’avait aucun effet somnifère : sa véritable fonction était de mettre hors-circuit les systèmes nerveux et limbiques. Elle transformait les cosmo-légionnaires et les agents du SVGARD non opérés en véritables robots. Elle était également connue pour sa descente particulièrement brutale.

Je relevai le regard sur Ren.

— Tu veux dire que je n’ai pas été violée par un démon mi-orc mi-arachnide ?

Il secoua la tête.

— Non. Personne n’a été violé. Le respect que nous avions de nous-mêmes, peut-être.

Ren s’était relevé. Le regard absent, il se perdit dans les yeux rubis d’une affreuse sculpture, représentant une Mère khari dans toute sa puissance dominatrice, seins pointés et adornés, vulve dentue triomphante et langue tirée entre deux crocs longs comme des chélicères. Puis, sans crier gare, il dégaina ses griffes et la décapita d’un geste irradiant de rage froide.

Je baissai la tête.

— Je suis désolée, Ren, admis-je. Une fois de plus, je n’ai pas tenu compte de ton expérience. J’ai sous-estimé le degré de vice de ces khari.

Celui qui était désormais mon époux tourna son beau visage vers moi. Fermé comme il l’était, il semblait statuesque, comme une sculpture de bronze aux yeux semblables à des perles d’argent, voilés et dépourvus de pupilles.

— C’est moi qui suis désolé. J’aurais dû t’enfermer dans le vaisseau. Et ne jamais accepter que tu poses un seul pied sur cette colonie.

Je poussai un soupir douloureux. Ren n’allait plus jamais me faire confiance.

— Mais c’est fini, maintenant, n’est-ce pas ? lui demandai-je. Les Mères ont validé notre union.

— Elles l’ont validée, en effet.

— On va enfin pouvoir quitter cet endroit horrible. Mariés.

— Oui pour la seconde proposition. Non, pour la première.

Sa réponse étrange et laconique fit manquer un battement à mon palpitant.

— Comment ? Qu’est-ce que tu veux dire, Ren ?

Cette fois, ses yeux semblèrent me regarder.

— Tu as pleuré.

— Oui, et alors ? Qui n’aurait pas pleuré, au juste, monté par une créature possédant un bras de raccordement spatial en guise de pénis, et un panache-tentacule ? grognai-je, sentant la colère revenir.

— Cet organe mâle n’était pas plus gros que celui que tu manipules d’habitude, asséna mon compagnon d’une voix monocorde.

Je me figeai, incrédule.

— Bon sang, Ren, ne me dis pas que tu es en train de me pondre une crise de jalousie, en prime ?

— Ce n’est pas une crise de jalousie. C’est un fait.

Je faillis lui hurler dessus. Puis, me rappelant que tout cela n’était qu’une odieuse mise en scène hallucinatoire causée par le venin-araignée des prêtresses khari et la quantité spectaculaire de vice produite ici, je me retins.

— Bon. Admettons. En quoi est-ce mal, d’avoir pleuré en m’imaginant labourée par un monstre de l’outre-monde ?

Ren croisa les bras.

— Les ædhil ne pleurent pas, dit-il alors. Nous en sommes incapables.

Les mots s’évanouirent dans ma bouche. Comment avais-je pu oublier un élément aussi important ?

— Angraema…, commençai-je, pleine d’espoir.

— Angraema est une exception. C’est toi qui l’a élevée, Rika, et elle s’est attachée à toi comme une mère, une amie, une sœur. Elle a cherché à t’imiter en tous points. Elle s’est entraîné très dur pour cela, avec toute la détermination que tu lui connais. Produire des larmes comme les humains a constitué sa toute première configuration.

— Sa toute première configuration, répétai-je, sonnée. Pleurer !

— Oui. Les Mères t’ont vu pleurer, Rika. Et en ce moment même, elles débattent pour décider quoi faire de toi.

— Quoi faire de moi ? Comment ça ?

Ren s’était tourné de trois quarts. Du coin de l'œil, il me regarda.

— Quoi qu’il arrive, je ne les laisserai pas faire. Pas cette fois.

Le regard de Ren tomba sur mon collisionneur portatif, que j’avais laissé là, à moitié recouvert d’un drap. J’avais espéré semer le vent de la révolte en le posant ici, mais Adræsh, le jeune esclave humain qu’on avait attaché à mon service, n’avait visiblement aucune volonté de se libérer de ses chaînes.

Je me levai.

— Très bien. Quittons cet endroit, Ren.

Mon compagnon s’était figé, les oreilles aux aguets.

Puis il me lança l’arme.

— Et c’est reparti, murmurai-je en passant la bandoulière par-dessus mon épaule.

Sous ma configuration d’ældienne, l’énorme collisionneur ressemblait à un jouet.

La porte s’ouvrit sur la porte-parole des Mères, la meilleure amie de cette salope de Raziel, flanquée de toute une garde orcanide juste au moment où Adræsh faisait son entrée avec un plateau de fruits de Lomë bien dorés. Sans réfléchir ni hésiter, je tirai sur l'ældienne qui avait été ma guide dans ce piège, avant d’attraper le jeune humain par le bras. La débâcle qui s’ensuivit nous permit de filer par la porte opposée, celle que venait d’emprunter Adræsh.

— Passe devant, m’ordonna Ren en me poussant devant lui. Et dégomme tout ce qui bouge.

C’était rare d’entendre Ren parler ainsi. Les Mères l’avaient vraiment poussé à bout !

Tenant toujours le garçon par le bras, je courus droit devant. Derrière moi, j’entendis Ren murmurer quelque chose. Il parlait à Elbereth.

— Prends cette direction, me lança-t-il en me désignant une arcade en ogive au fond d’un couloir ténébreux.

Il s’agissait encore d'une porte sculptée avec des scènes infernales. Une profusion d’arachnides et quelques créatures démoniaques non-identifiables.

Je m’y dirigeai. Mais Adræsh freina des quatre fers. Il émit une protestation rapide en khari, langue qui m’était redevenue incompréhensible, une fois les effets de la perle d’illythid dissipée.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Rien que je ne sache déjà.

— Traduis, Ren ! le pressai-je.

— Cette porte débouche sur l’outre-terre. Et c’est exactement là où nous voulons aller : hors de Kharë.

J’étais d’accord avec ça. Je raffermis donc ma prise sur le bras du gamin : avec ma configuration, j’étais bien plus forte que lui.

C’est à ce moment-là que Ren sembla remarquer Adræsh.

— Qu’est-ce que tu fais, avec cet esclave ? me demanda-t-il, sévère. On en a pas besoin. Laisse-le.

Je relevai un regard bouillant sur mon époux.

— Ren, c’est un humain !

— L’équipage est déjà au complet. Je ne veux pas d’un esclave khari dans mon clan.

— Mais moi, je veux le sauver ! protestai-je. On le débarquera avec les anciens renards d’Arawn au prochain astroport digne de ce nom.

Ren me fixait en silence. Il avait l’air de me juger.

« Tu ne pourras pas sauver tous les humains esclaves de la galaxie, Rika, crut-il m’apprendre.

— Je fais ce qui est en mon pouvoir, répliquai-je, bien campée sur mes deux jambes face à Ren.

Pouvais-je abandonner ce malheureux jeune aux infâmes sévices que ne manqueraient pas de lui faire subir ces garces sadiques d’ellith khari ? Elles lui avaient déjà coupé les roubignoles ! Mais grâce à l’honnête technologie républicaine, on allait pouvoir reconstruire tout ça. Le gamin pourrait même se faire mettre un pénis sili-organique, tiens !

Je ne voulais pas lâcher le morceau. Ren, lui, abandonna la partie. Il rompit le contact visuel et poussa la porte. Evidemment, elle était verrouillée.

Mon myocarde se remit à battre la danse de l’enfer. En portant ma main à mon visage, je m’aperçus que je saignais du nez. La tachycardie et la fluidification du flux sanguin : deux des effets bien connus du silentium.

— Ren, la pilule, ce n’était pas une hallucination ? criai-je presque, pendant qu’il s’acharnait vainement sur le lourd linteau sculpté. Tu m’as donné du silentium ?

— Non, répondit-il en considérant ses griffes dégainées – cinq lames nimbées par le halo bleuté de feu des configurations. Je t’en ai vraiment donné.

— Ce truc rend dingo. J’ai toujours évité d’en prendre… Et toi, tu m’en files pour m’éviter un mauvais rêve ? Tu penses que je ne suis pas assez forte pour endurer les saloperies des Mères khari, mais suffisamment pour prendre une pilule interdite aux civils ?

La pupille scindée de Ren filtra sous ses paupières effilées.

— J’ai estimé que c’était mieux, pour toi. Si tu l’avais avalée dès le début…

Il ne termina pas sa phrase.

— Et depuis quand te permets-tu de juger ce qui est mieux pour moi, Ren ?

Il s’abstint de répondre, feignant d’être absorbé par son énième tentative de venir à bout de la porte. Ses griffes crissèrent désagréablement sur le métal.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait visualiser, toi, pendant l’hallucination ? m'enquis-je.

Cette fois, il stoppa net ses affaires. Ses grandes mains noires restèrent posées sur l’or de la porte, comme des araignées sur un bijou.

Je voyais bien qu’il hésitait à répondre. Ren était un piètre menteur, mais il était assez fort pour noyer le poisson par mutisme et omission.

— Réponds-moi, insistai-je.

— Ce n’est pas le moment.

— C’est le meilleur. On est seuls, sans les gosses. Adræsh ne parle pas l’ældarin, et il a tout oublié du Commun, s’il l’a parlé un jour.

Ren se retourna pour me faire face.

— Je me suis vu avec toi, répondit-il en me regardant dans les yeux.

— Tu t’es vu ? Tu t’es vu faire quoi ?

— Te faire des choses… innommables.

Je pris un petit moment pour digérer. Ce que Ren qualifiait d’innommable, cela devait être ce que moi, je trouvais dégoûtant. En fait, lui, il devait en avoir envie depuis bien longtemps.

Je te laisserai me mordre… Je sais que tu adores ça, l’avait nargué Mana.

— C’était toi, cette créature ? lâchai-je d’une traite, entre mes dents.

Cette fois, il baissa le regard.

Je fis sauter la sécurité du collisionneur. Je le fis en poussant un cri féroce, animal. Ren bondit de côté de justesse, évitant la décharge de particules grâce à ses réflexes surnaturels. La porte, fut oblitérée. En lâchant enfin la gâchette, je réalisai que je pleurais.

Ren me regardait en silence. Il ne fit pas un geste pour venir me consoler, me serrer contre lui. Et ce fut heureux, car je lui aurais probablement tiré dessus à nouveau.

Ren… C’était lui. C’était lui tout le long. Et le pire, c'est que je n’arrivais pas à savoir si cela constituait une bonne, ou une mauvaise nouvelle.

— On va mettre ça sur le coup du silentium, grinçai-je.

Je fis rebasculer l’arme sur mon dos, puis essuyai mes larmes d’un revers de main rageur.

— Allez. On y va ! clamai-je en attrapant le bras d’Adræsh.

Rien de tel qu’un peu d’action pour oublier un mauvais rêve.

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