Les Neuf Mères

10 minutes de lecture

Je quittai le vaisseau en cachette de tout le monde, le visage – et une arme de gros calibre – dissimulés sous mon piwafwi en fourrure de Ren. Je savais que les Mères auraient besoin de cette preuve pour me croire : aucune esclave ne devait posséder de cape doublée en fourrure de panache ældien. J’avais, bien évidemment, pris le soin d’opérer une configuration avant de sortir.

Dea m’avait transmis une copie de la carte de Kharë. Je m’en servis pour me guider dans les méandres labyrinthiques de la ville. L’immense caverne, dont les parois cyclopéennes luisaient d’une phosphorescence malsaine et suintante, s’étendait à perte de vue et il était très difficile de s’y repérer. Les toits tarabiscotés, les murs crénelés et les tours effilées frôlaient parfois le plafond, imbriqués dans les strates géologiques. Et soudain, au détour d’une ruelle, ils s’éloignaient, la perspective redevenant abyssale. Les lueurs violettes qui ornaient les statues et les sculptures comme de mauvais néons n’aidaient pas à se repérer, et il n’y avait rien pour indiquer les différences brutales de topographie. Je débouchai soudain sur une large faille séparant tout un quartier en deux : en-dehors du pont sculpté qui permettait de franchir cette fosse sans fond, personne n’avait pris la peine de poser le moindre garde-fou. Connaissant les khari, je ne doutais pas qu’ils devaient utiliser cette particularité pour quelque jeu cruel… Une poignée d’ossements jaunis, accrochés sur un dévers quelques cinq mètres plus bas, me conforta dans cette idée. Au fond de cette fosse insondable, une étrange nappe de brume pourpre flottait. Le G’warth, ou fleuve Améthyste, indiquait la carte. J’étais sur la bonne voie.

Une fois le pont franchi, je m’enfonçai dans le quartier khari, prudemment. D’après le bourgmestre, c’était la zone la plus dangereuse de la ville. Je rasai les murs. En relevant un œil sagace à la bordure de mon piwafwi, je croisai celui, inquisiteur, d’une khari à un balcon. Elle me fixa de son double regard rouge dénué de pupilles, tout le long, jusqu’à ce que je disparaisse au coin d’une ruelle.

Enfin, après de longs et angoissants détours – en sentant toujours ce regard rouge posé sur moi – je tombai face aux immenses portes du Palais des Mères. On ne pouvait pas les rater : les deux battants étaient sculptés en forme d’araignée géante, les motifs intriqués du dessin finement soulignés de mithral reflétant les lumignons en forme de feux follets qui flottaient dans l’air. Il me parut triste qu’une culture capable de telles merveilles les utilise pour de telles horreurs, mais c’était là le paradoxe ældien, qu’on pouvait également appliquer aux humains.

Les portes s’ouvrirent devant moi sans que je n’eusse rien à faire. Là, deux énormes orcanides armés jusqu’aux dents s’avancèrent, ce qui me fit faire un bond en arrière.

« Ne crains rien, m’informa une voix femelle sortant de l’ombre. Dans les Cours d’Ombre, les orcs-liges sont utilisés comme gardes et soldats. »

N’étant qu’à moitié rassurée, j’emboitai le pas à ces montagnes de muscles noirs. Avec leurs cheveux tressés, leurs cuirasses ældiennes et leurs oreilles pointues chargées de bijoux, on aurait presque pu les confondre avec des khari. L’un d’eux, en particulier, partageait une petite ressemblance avec Śimrod.

Emergea alors des ténèbres une elleth à la peau bleue de nuit, aussi iridescente que le sable de diamant tant vanté par les croisières terraformées et à la chevelure si blanche qu’elle absorbait et reflétait le peu de lumière présente.

« Je suis venue voir les Mères, lui annonçai-je immédiatement en rabattant mon capuchon.

Le regard sagace, scrutateur et ancien de l’ældienne se posa sur moi.

« Je sais. Suis-moi. »

Je lui emboitai le pas dans un dédale dont la noirceur et les menaces n’était repoussées que par les configurations – à but esthétique – qui égayaient son labyrinthe : fontaine de pluie scintillante au milieu d’un couloir sans fond, merveilleux motifs floraux et végétaux qui se dessinaient sur une paroi, bestiaire fantastique caracolant le long des murs et partout, ces feux pourpres et bleus qui luisaient devant une fenêtre en ogive ouvrant sur le néant, un corridor mystérieux, ou une porte isolée. Chacune de ses chimères était assortie d’un accompagnement musical : quelques notes grêles, un chant éthéré, et même, des gémissements.

« Ne les regarde pas trop longtemps, me conseilla ma guide. Vous autres de clarté lumineuse n’êtes guère habituées à ce type de configuration.

— Comment les opérez-vous ? »

L’ældienne coula un regard lactescent sous ses paupières effilées.

« Chacune de ces fantasmagories est la lamentation d’un cristal-cœur… Tu ne le savais pas ? »

Je déglutis. Ainsi, ces apparitions féériques n’étaient autres que les réminiscences sans cesse rejouées des souvenirs d’un ældien mort. Charmant.

Enfin, mon hôtesse s’arrêta devant une autre porte. Les orcanides en livrée guerrière qui nous escortaient en poussèrent les lourds battants – sculptées cette fois de scènes d’Armageddon, montrant des ældiens hurlant et chutant dans un paysage de fin du monde, alors qu’un énorme astre perçait à travers des nuages d’iridium et de mithral – avant de s’écarter pour nous laisser passer.

« La Chute, m’apprit ma guide. Celle qui engloutit Ultar, et à laquelle nous échappâmes, nous khari, bénis que nous sommes par la Noire Mère. »

Je me hâtai d’acquiescer, tout en n’y pipant mot.

Je m’étais attendue à une salle aux dimensions titanesques, ainsi qu’on pouvait espérer au cœur névralgique d’un tel pouvoir. Mais, sertie dans son petit astéroïde, Kharë disposait d’un espace limité. La salle du Conseil était à l’image du reste de la grotte : petite, d’aspect sombre mais confortable, éclairée ça et là de ces scintillements violets qui attiraient tant mon regard d’humain facilement fascinable. Au centre, sous les racines immenses d’un arbre rabougri et assises en cercle autour de ce qui ressemblait à une grande bassine sculptée émettant une lueur blanche, se tenaient neuf ellith encapuchonnées, dont les mains fines et noires s’affairaient dans un tas de filaments brillant comme des gemmes tirées de la bassine, qu’elles triaient, tressaient et coupaient en chantonnant.

« Les Neuf Mères, murmura ma guide réapparue comme par enchantement au creux de mon épaule. Celle qui Voit. Celle qui Devine. Celle qui Pleure. Celle qui Hurle. Celle qui Chante. Celle qui Danse. Celle qui Ment… Celle qui Tisse. Et enfin, Celle qui Coupe, la plus ancienne. »

A l’évocation de son attribution, le jeu de couteaux qui servait de main à l’une d’elle se figea. Elle tourna sa silhouette sombre vers moi, dévoilant un visage ancien, noir comme le pétrole et fripé comme un vieux bout de polymère fondu, percé en quatre endroits par deux paires d’yeux blancs et effilés.

« L’elleth la plus âgée de Kharë, m’informa encore la guide. Notre Mère adorée, Moronoë. Elle a connu l’époque de la Fondation. Elle a perdu la vue, mais elle entend merveilleusement bien, et consomme encore des mâles à l’occasion. »

Ravie de l’apprendre, faillis-je lâcher en dissimulant une grimace apeurée. Cette elleth tenait plus de la vieille araignée que de la naïade. Je compris soudain la chance que j’avais de ne pas être née en ce monde dans la peau d’un mâle khari.

La voix de la vieille Mère craquela. Elle s’adressait à moi. Je me tournais vers ma guide, cherchant une traduction.

« Notre visiteuse ne parle pas khari, Noble Mère », lui précisa l’ældienne qui m’avait accompagnée.

Cette mention attira l’attention des autres Mères. Elles se tournèrent vers moi, les unes après les autres, mais sans cesser leur ouvrage.

« Est-ce la femelle de clarté lumineuse de ce mâle qui vient d’arriver en ville ? piailla l’une d’elles de sa voix de foudre.

— Ah, celui-là. J’ai demandé à ce qu’il soit réquisitionné pour le service. Il est jeune et fort ! Son sang noir et sa semence puissante régénéreront nos rangs ! »

Ces insinuations révoltantes furent bientôt couvertes par les chuintements stridents des neufs femelles, qui se disputaient dans leur langue pour trouver la meilleur utilisation possible de ce pauvre Ren. Je n’allais pas laisser ces sorcières croire qu’elles pouvaient me voler mon compagnon et le forcer à servir de fertilisateur à leur société perverse ! Je fis donc un pas en avant et annonçai d’une voix forte :

« Je viens demander aux Mères de tenir le rituel de Lethë afin que mon union avec Ar-waën Elaig Silivren soit officiellement reconnue, et qu’il ne puisse plus être réclamé par d’autres ellith. »

Cette phrase provoqua un murmure indistinct dans l’ombre. Il n’y avait pas que les Mères dans cette salle. Comme sur le vaisseau d’Arawn, toute la Cour était présente. Enfin, ce qu’il en restait : un coup d’œil aux alentours m’apprit que les khari, comme les autres, avaient subi un net déclin démographique. Ceux qui se planquait dans l’obscurité n’étaient que les derniers représentants dégénérés d’une race jadis glorieuse, aujourd’hui dispersée comme des pierres rares jetées dans la mer.

Cette fois, les Mères suspendirent leurs gestes. Puis, lentement, elles reposèrent leur ouvrage.

« Ton nom ? coassa l’une d’elle.

— Je m’appelle Baran d’Aendel », mentis-je en utilisant mon avatar ældien.

Un silence suivit cette annonce. Les vieilles garces devaient se creuser le cerveau pour trouver dans leurs souvenirs sclérosés la mémoire d’un clan Aendel, ou je ne sais quoi s’en approchant.

« Donnez-lui une perle de sapience, ordonna la Première Mère. Qu’on puisse s’exprimer en khari, enfin ! Cette langue sorśari écorche mes oreilles sensibles. »

Un esclave – un jeune humain nu – s’avança alors, portant une grosse perle iridescente sur un plateau de mithral. Son crâne était rasé, comme l’était, il paraît, celui de tous les esclaves appartenant aux races ayant des cheveux. Je croisai rapidement son regard mort, inexpressif. En baissant les yeux, je constatai qu’il était castré, et portait sur son pénis atrophié une petite gemme rouge.

« Eh bien quoi, tu n’as jamais vu de jeune humain mâle ? m’interrogea avec humeur la Seconde Mère. Pourtant, il y a des esclaves dans toutes les Cours, et les humains sont de loin les plus nombreux ! »

Sentant que j’avais pris une pente dangereuse, je me repris aussitôt.

« Non, Honorable Mère. Je m’étonnais simplement de cette perle…

— C’est une perle d’illythid, me coupa l’ældienne d’un ton revêche. Ces perles, que l’on ne trouve que dans le cerveau des individus les plus âgés, permettent de comprendre instantanément toute langue de l’univers. Cela, c’est sûr que tu n’as pas du en voir souvent ! D’ailleurs, tu ne nous a toujours pas dit de quelle Cour, au juste, tu étais originaire ?

— Mange ta perle et réponds-nous en langue khari », précisa la Première Mère.

Je quittai l’esclave pour m’intéresser au plateau. Les illythid – aussi appelés kraken de l’espace – faisaient partie des légendes de nautes. Jamais je n’avais imaginé qu’ils puissent réellement exister.

Prudemment, je refermai mes doigts sur la perle. Elle était lisse et grosse comme un ongle, d’une belle couleur argenté. Lorsque je la posai sur ma langue, elle fondit instantanément.

« Bien, reprit l’elleth. Comprends-tu notre langue, désormais ?

Je hochai la tête.

— Parfait. Ce sera utile, pour le rituel ! Tu prétends t’unir à ce mâle, comment s’appelle-t-il déjà, Ar-waën... ?

— Ar-waën Elaig Silivren, précisa une autre. Fils unique de Śimrod Surinthiel, de la maison Rilynurden.

— Ah ! La maison des Marcheurs d’Ombre. Lui, alors ?

—Oui, Mère Honorée, confirmai-je.

— C’est un khari, et tu es une Lumineuse, reprit l’ældienne d’une voix réprobatrice. Il s'agit d'une mésalliance, du point de vue des Cours… Pour toi, il est inférieur, mais pour nous, c’est le contraire !

— Ren ne m’est pas inférieur, me hâtai-je de protester, suscitant un nouveau pincement de la part de mon compagnon.

— Certainement pas ! En plus, il revendique le nom de Rilynurden… !

— Nous n’avons plus que très peu de mâles, confirma la Première Mère. Celui-là ferait un bel ajout à notre cheptel de reproducteurs. Pourquoi te le donner à toi, une Lumineuse ?

— D’où viens-tu, déjà ? »

Je lui servis la même histoire que Ren avait inventée pour Arowed. J’étais une perædhelleth ignorante des usages, que mon compagnon avait ramassé dans une Cour mineure et moribonde, un « nemeton », comme disaient les ældiens.

« … Le corps de mon père fut scellé dans son coffre de réincarnation et largué dans l’Autremer, continuai-je, son cair l’emmenant, toutes bannières et oriflammes de guerre dehors, pour son dernier voyage. C’est ainsi que s’acheva le destin glorieux du sidhe Elezyad d’Aendel, dans l’attente des Jours du Retour. C’est ainsi que je devins la femelle de mon sauveur, Ar-waën Elaig Silivren Rilynurden. »

Les Mères claquèrent leur langue avec satisfaction. Aucun ældien ne pouvait résister à une bonne histoire. Ce conte tragique d’une jeune femelle hybride dans un cair antédiluvien qui dérivait dans l’espace, seule avec le corps momifié de son père, était une invention que j’avais testée sur Angraema et Círdan, tirant larme de l’une et acclamation sympathique de l’autre. En outre, la plupart des ældiens étant incapables de mentir, personne ne me soupçonnait de pipeauter.

« Finn-Raziel de la maison Shedhnasath réclame ce mâle également, intervint alors une Mère que je n’avais pas entendue jusque-là. Pourquoi le lui refuser ?

— Pour cette maison, ce serait une mésalliance. Les Rilynurden… Vous savez quel sang coule dans leurs veines !

— Si cette maison descend bien de Malenyr, alors, c’est loin d’être une mésalliance.

— Nous descendons tous, ici, de Malenyr, objecta une Mère. La cité fut fondée par sa fille, rappelez-vous.

— Je ne m’en rappelle pas, croassa la Mère aux yeux vides. Je suis si vieille !

— Alors, les Rilynurden… ?

— Nous n’en parlerons pas ici. Ces évènements se sont passés il y a bien longtemps… Le rituel nous montrera la vérité sur cette famille. Le sang de Faërung la révélera ! »

Ces paroles ne revêtaient aucun sens intelligible pour moi, et bientôt, cette conversation m’échappa. Lorsque la Première Mère rendit enfin son jugement final, autorisant la tenue du rituel, je poussai un soupir de soulagement.

Je croyais l’épreuve remportée, alors qu’elle ne faisait que commencer.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0