Le Marché à la Chair

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Seuls mon compagnon, Angraema, Círdan et moi (sous ma forme ædhel) étions descendus sur l’astroport : Nous avions estimé que l’aventure était trop dangereuse pour y embarquer toute la compagnie. Dea et Elbereth gardaient le vaisseau. Quant à Tanit et Isolda, elles étaient restées à bord s’occuper des enfants.

La cité, avec cette architecture ældienne toute d’élévations effilées, d’arches délicates et d’ogives fines comme de la dentelle, était d’une beauté stupéfiante. Cependant, aussi crépusculaire et magnifique qu’une fleur vénéneuse, elle exsudait le danger et la décadence. Un parfum de mystère et de magie noire se dégageait de ses étroites ruelles comme une brume pourpre : de sombres créatures hantaient ses corridors pavés d’obsidienne, les statues de dieux menaçants marquaient tous les coins de rue, adornées de victimes vivantes laissées là en offrande, parfois dans un état si lamentable qu’on ne savait discerner à quelle espèce elles appartenaient initialement. Et les araignées. Il y en avait partout, de toutes tailles et de toutes formes. Des légions grouillantes d’horribles et écoeurantes araignées, qui n’hésitaient pas à remonter le long de votre jambe, à se parachuter dans votre soupe ou sur votre tête. Les plus laides – mais aussi les plus sacrées, apparemment – étaient des monstres de la taille de Dio, noires et striées de blanc, aux pattes particulièrement pointues et aux petits yeux rouges et méchants. Dans une petite ruelle, je faillis marcher sur l’une d’elle par inadvertance retenue au dernier moment par Ren : en écraser une pouvait nous valoir une exécution publique ! L’affreuse créature, loin de s’enfuir, se dressa sur ses quatre pattes arrière pour m’administrer je ne sais quelle punition, chélicères ouvertes. Heureusement, à la vue de mon compagnon qui s’était posté devant moi, prêt à lui faire un sort, elle fit demi-tour dans l’ombre et disparut dare-dare.

Nous venions à peine de nous remettre de cette horrible rencontre lorsqu’un homme – un humain – se précipita sur Ren et se jeta à ses pieds.

« Vous êtes de Dorśa ? demanda-t-il en Commun tout en tentant de discerner les traits du susnommé. Je dois me faire torturer par un dorśari d’Ymmaril ou je serais dissolu dans l’Abîme ! C’est ce que les Seigneurs du Néant m’ont ordonné lors du dernier oracle ! »

Méfiant et peu désireux d’accéder à sa requête, mon compagnon le regarda en silence. L’homme – un quadragénaire au teint hâve et aux yeux brillants de fièvre, couvert de scarifications jusqu’à son crâne rasé – releva son regard fou sur lui.

« Prenez-moi, je vous en prie ! supplia-t-il d’une voix rauque qui me souleva la nuque. Il faut que ce soit vous. Vous, un dorśari ! Pas les prêtresses, non, ni l’Ordre des Incisés… Vous ! »

Ren recula d’un pas, alors que l’inconnu s’accrochait à ses jambes. Ce dernier s’écroula au sol en murmurant une suite de paroles incohérentes : il semblait habité d’une terreur sans nom, mêlée à une espèce d’exaltation mystique qui me mettait très mal à l’aise. Ren s’en aperçut, et il passa son bras sur mon épaule.

« Viens, murmura-t-il en dépassant l’exalté, toujours à genoux au milieu de la ruelle.

« Torturez-moi ! hurla l’homme derrière nous. Je vous en supplie ! »

Ses hurlements retentirent entre les murs sombres et glauques de la ruelle, sur les fenêtres mystérieusement closes. Depuis que nous étions descendus du cair, en effet, je n’avais pas vu une seule habitation ouverte, et les rares citoyens de cet astroport que nous croisions – des sluaghs au regard torve, des nekomats à la fourrure pelée et quelques humains hérétiques au faciès de forban – rasaient les murs comme des fantômes. On aurait dit les renards de la cour d’Arowed, en plus sordides encore.

« Ne restons pas là », répéta Ren en me poussant devant lui.

Derrière, Angraema suivait, la main dans celle de Círdan. Tous les deux étaient enveloppés dans leur piwafwi, capuche rabattue.

Mais nous n’étions pas au bout des mauvaises surprises.

Au carrefour suivant, on rendait une exécution publique. J’eus un haut le cœur en apercevant les corps écorchés et éviscérés des malheureux déjà exécutés, et en reniflant l’odeur âcre de la chair et de la terreur. Ren me tira sur le côté et me poussa dans une ruelle adjacente, dans laquelle je m’engouffrai alors que des hurlements déchirants montaient de l’échafaud. Ce son atroce – et l’image qui lui était associée – me suivit sur plusieurs mètres.

J’ai servi dans l’infanterie mobile, tentai-je de me rassurer. J’ai vu pire que ça.

Mais je savais que c’était faux. Rien n’était pire que la souffrance gratuite, qu’une mort lente et déshumanisée comme celles que ces bourreaux proposaient, dépourvue de cause ou d’impératifs de survie. C’était de la pure malveillance, du sadisme sans raison ni répit, le Mal à l’état pur. Celui qui engendrait des béances dans le tissu de l’univers et permettait à l’Abîme de se faufiler dans nos sociétés.

Cela faisait déjà un certain temps que nous tournions en rond, et nous étions revenus dans le sinistre quartier d’où nous étions partis, sans avoir vu grand-chose d’autre. Ren s’était arrêté sous une arche pour communiquer avec Elbereth, pour avoir les cartes de Dea. Nous patientions en attendant, lorsqu’Angraema attira mon attention sur un attroupement de gens visiblement mal intentionnés, qui ricanaient dans un coin.

« Il y a des khari parmi eux », murmura ma nièce en me désignant deux silhouettes élancées, nonchalamment appuyées contre une colonnade.

C’était bien des sil-illythirii. Mais ô combien différents de ceux que je connaissais ! Ces ædhil, à la peau aussi sombre que celle de Ren et arborant la même chevelure blanche, fixaient de leur regard cruel et rouge rubis un piédestal où un pauvre diable hurlait à s’en rompre les cordes vocales. La ligne de spectateurs avides me dérobait la vue du supplice. Mais la tête d’Angraema et Círdan, mieux placés, me renseigna suffisamment sur la nature de la scène. La foule continuait à bavarder et à rire comme si de rien était, certains parmi eux – les khari notamment – fixant le spectacle avec une attention soutenue. Soudain, un hurlement plus strident que les autres couvrit ces bavardages, et Angraema, qui semblait elle aussi hypnotisée par ce qui se passait, grimaça.

« C’est horrible, murmura-t-elle. C’est le type de tout à l’heure ! Ils l’ont attrapé, et il est en train de se faire torturer par une espèce de contre-maître lui-même couvert de blessures…

— Un maître-bourreau, expliqua Círdan d’une voix atone. L’un des statuts les plus enviés chez les Sombres Cousins. »

Une clameur excitée monta de la foule, couvrant la voix d’Angraema. Et, avec un bruit écoeurant, quelque chose de mou et de sanglant tomba aux pieds des khari : c’était la peau du type. Angreama avait raison, c’était bien lui : je reconnus son visage, figé dans une expression de souffrance intense, et ses scarifications.

« Mieux vaut ne pas rester là ! » conseillai-je aux deux jeunes ældiens, qui se hâtèrent d’acquiescer.

Mais les deux khari nous avaient repérés. Le regard rouge de l’un deux – une femelle – croisa le mien une fraction de seconde, et je vis briller l’éclat d’une lame sous leur piwafwi. J’avais vite baissé les yeux, et lorsque je les relevais, je constatai qu’ils n’étaient plus là, tout ça pour les retrouver derrière nous, nous barrant la route.

« Qu’est-ce que vous êtes venus faire ici, les lumineux ? » demanda la femelle, dont je ne voyais que la peau noire et la bouche au sourire vicieux, badigeonnée de sang frais.

Elle avait une voix affreusement stridente. Tanit m’avait dit il y a peu que les sons discordants semblaient beaux aux oreilles des dorśari, et que les femelles se croyaient plus belles et désirables en parlant sur un ton difficilement supportable pour les oreilles ældiennes normales. Alors qu’en était-il des humaines !

Derrière elle, le mâle – un long et fin ædhel au visage si soigneusement scarifié que ses traits étaient méconnaissables – produisit discrètement un objet pointu.

« On vient juste visiter », se défendit Angraema, qui devait probablement se mordre les doigts d’avoir un jour émis le souhait de venir se trouver un partenaire parmi la populace hostile de ce port peu accueillant.

Evidemment, cette réponse fit ricaner les khari.

« Si c’est pour visiter, on peut arranger ça », répliqua la femelle.

Les deux se rapprochèrent, chacun d’un côté, nous cernant comme le feraient des prédateurs lors d’une partie de chasse. Je décidai de jouer le tout pour le tout, déterminée à me débarrasser du menaçant duo.

« On est avec notre maître, fis-je en désignant Ren, qui sembla soudain nous apercevoir et qui tourna la tête vers nous. Nous nous rendons au Marché à la Chair. »

L’ældienne le regarda, puis elle reporta son attention sur moi.

« Ce mâle ? C’est votre maître ? »

J’acquiesçai en silence. Ce n’était pas à proprement parler un mensonge : Ren était le maître d’Angraema, et mon employeur, techniquement.

Cette réponse parut suffire à la femelle khari. Après un dernier regard à notre attention puis à Ren, elle disparut. Littéralement.

Ren nous avait rejoint.

« Qui c’était ? demanda-t-il, avant d’aviser la peau écorchée du malheureux humain, qui gisait sur le sol comme un déchet.

— Personne, murmurai-je. Allons nous-en. »

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