La nef des fous

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En nous levant le lendemain, nous eûmes la surprise d’être accueillis pour le petit déjeuner par Tanit, assise toute seule à la table. Angraema et Círdan dormaient encore, ainsi qu’Eren et Arda.

« Que ces sœurs dorment aussi tard, je peux le comprendre, fit Ren en prenant place devant la lourde table d’obsidienne. Mais à partir de demain, Angraema devra se lever tôt. Il est temps qu’elle commence son apprentissage et cesse de se comporter comme un bébé ! »

Tanit releva son regard bleu vers lui. Elle faisait la tête depuis la veille : Ren avait déjà dû lui refuser son concours gracieux.

« Arda et Eren ne sont plus avec nous, Ren », annonça-t-elle alors.

Je me crispai. La mention de l’absence des deux sœurs, puis l’appellation familière qu’elle avait encore octroyée à mon compagnon, étaient loin de me plaire.

« Comment ça ? » demanda Ren abruptement.

Tanit poussa ce que j’identifiai comme une page de livre vers lui. Elle avait vraisemblablement été arrachée à l’un des bouquins de Ren – qui s’était constitué une bibliothèque monumentale dans l’une des pièces du vaisseau – et recouverte de caractères ultari serrés et penchés.

Ren se mit à lire en silence. Incapable de lire couramment l’ældarin, surtout manuscrit, je me penchai vers lui.

« Ren ? » tentai-je, un peu humiliée d’être la seule à ne pas comprendre ce qui se passait.

Mon compagnon releva les yeux et tendit sa main ouverte à Tanit.

« Ta plume », ordonna-t-il simplement.

Cette dernière obéit à son ordre et sortit sa fameuse plume de ses robes, la lui mettant dans la main. Ren la posa sur la feuille et prononça quelque chose : aussitôt, tout le message se changea en Commun.

Voilà ce qu’il disait :

Père Honoré,

N’étant pas désireuse de vous imposer sa présence visiblement devenue insupportable, Mère a décidé de partir pour Kharë sans plus attendre. Eren et moi avons décidé de la suivre : nous avons bien compris que vous favorisiez notre sœur à la peau claire et aux cheveux foncés, et que vous nous méprisiez, nous dont la robe est semblable à la votre tant détestée. Nous nous installerons à Kharë, dans la colonie de sombre clarté où nous pensons être reçues par les meilleures familles. Eren y apprendra la science arcanique des glyphes, et moi, la prêtrise au service de la déesse.

En vous souhaitant bonne fortune pour ce qu’il vous reste à vivre d’existence,

Vos filles aînées, Ardamirë et Erenwë

Mana était partie. Et elle avait emmené ses deux filles avec elle. Si Ren était inquiet ou triste, il n’en montra rien. En cas de gros problème, il réagissait toujours ainsi.

« On va toujours à Kharë ? lui murmurai-je une fois que je me trouvais seule avec lui.

— Oui », me répondit-il simplement.

Et il partit dans la salle des opérations continuer son travail de recherche sur les cartes, toute sa bonne humeur envolée.

Un peu désœuvrée, je décidai d’aller affronter mes peurs et rendre enfin visite aux « renards » qu’Elbereth et Dea avaient sauvé de la consommation par les ældiens. La wyrm m’avait dit les avoir sortis de la matrice dimensionnelle où elle les avait stockés.

J’eus la surprise de découvrir cinq personnes dans la soute terraformée : il y avait quatre hommes et une jeune femme, occupée à brosser la crinière d’un carcadann qui se laissait faire complaisamment. Les hommes, assis sur des rochers un peu en retrait, la regardaient bouchonner la bête d’un air morose.

Ils se levèrent en me voyant, et se rapprochèrent. La jeune femme lâcha sa brosse et s’avança vers moi.

« Vous êtes mortelle ?

Je hochai la tête. C’était un bon résumé de ma condition, oui.

— Vous parlez le Commun, à ce que je vois, observai-je. Une bonne chose ! »

Les cinq personnes se regardèrent. Visiblement, ils l’ignoraient : cela devait encore être l’un des petits ajustements de Dea et Elbereth.

« Qui êtes-vous ? me demanda le plus âgé des hommes. Êtes-vous prisonnière des ælves comme nous ?

Je secouai la tête en signe de négation, lentement.

— Non, finis-je par dire. Les ælves, comme vous dites, ne sont pas les mêmes que ceux qui vous ont pris en chasse là-bas. Ceux-ci sont bien intentionnés. Je suis Rika Srsen, capitaine de ce navire.

— Un ælfe est un ælfe, cracha l’un des hommes. Qu’ils nous trompent avec leur ælfsciene ou nous montrent leur vrai visage, ce sont tous des êtres malveillants et démoniaques ! »

Je n’avais rien à répondre à cela. Il était peu probable que Ren ou Tanit, et encore moins Angraema, demandent à les voir : aussi ne pris-je pas la peine de leur expliquer la palette de nuances entre le caractère et les intentions du peu d’ældiens que je connaissais.

« On ne peut pas vous ramener d’où vous venez, leur dis-je un peu abruptement. En revanche, nous pouvons vous conduire dans une colonie humaine. Pas tout de suite, mais bientôt. Gardez espoir et patience.

— Espoir et patience… J’ai perdu tout cela le jour où les ælves ont ravi mon âme et m’ont forcé à courir dans la forêt pour leur amusement, nu comme au jour de la Création ! Ce corps n’est pas le mien, fit l’homme en montrant ses mains. Je n’étais pas comme ça de mon vivant ! Maintenant, j’erre sur les terres damnées et sans soleil de l’outre-monde, sans aucun espoir de revenir à la vie ou la normalité.

— Et il y a des ælves ici, ajouta sombrement un autre. Il y en a un qui vient chaque jour, un très effrayant, noir comme le Malin… Il vient ici et se met sous cet arbre, là – l’homme pointa l’arbre où Ren aimait s’installer pour rêvasser – et fait mine de lire quelque parchemin maudit en nous surveillant du coin de son œil sans pupille. On voit bien qu’il n’a qu’une envie, c’est de violenter la petite et de se jeter sur nous pour nous dévorer ! Les ælves se régalent presque plus de notre détresse que de notre chair ou notre âme. Il prend tout son temps, mais il nous sautera dessus un jour, c’est inéluctable !

Je poussai un soupir douloureux.

— En dépit de son apparence impressionnante, le commandant n’est pas hostile, leur appris-je. Il vient simplement pour profiter du paysage et voir si tout va bien pour vous. Ce troupeau de carcadann lui appartient, ainsi que tout ce que voyez. Vous vous trouvez sur son navire, le cair Elbereth.

Les cinq personnes échangèrent un regard.

« On est sur le navire d’un ælfe ?

— La Nef des Fous, sûrement ! Seigneur Dieu.

— Le navire des damnés, ajouta un autre en esquissant un geste bizarre sur sa poitrine. Celui qui est conduit par Wotan et ses cohortes démoniaques !

Je mis fin à ces effusions.

— Il s’agit d’un vaisseau spatial, qui vogue sur l’océan des étoiles grâce à une sphère motrice et la technologie vectorielle. Et vous êtes bien vivants, mais dans un autre corps. Ignorant qui vous étiez, nous n’avons pas pu récupérer vos enveloppes d’origine.

— On est encore leurs prisonniers, donc, crut bon de préciser sombrement un autre homme, resté silencieux jusqu’ici.

Je secouai la tête.

— Le commandant est peut être ce que vous nommez un ælfe, mais en attendant, c’est lui qui vous a sauvé. Vous devriez le remercier, au lieu de l’insulter… Mais peu importe. Pour le moment, vous devez rester ici. Profitez du paysage, du confort et de la nourriture. Dès que nous sortiront de l’Ethereal, vous serez débarqués sur un astroport de l'Holos. »

J’ignore ce que ces pauvres hères avaient compris de mon discours, mais je décidai de ne pas m’attarder et de les laisser entre eux. Je n’avais rien à dire à des humains venus d’un autre plan dimensionnel : ils m’étaient encore plus étrangers que la plupart des espèces sapiens de la galaxie. Je leur souhaitai une bonne journée et fis demi-tour.

Je n’avais pas fait dix pas que la jeune fille me rattrapa.

« Attendez, fit-elle en arrivant dans mon dos, toute essoufflée. Il faut que je vous parle, seule à seule. »

Je m’arrêtai et la regardai, curieuse. Ses joues roses étaient constellées de tâches de rousseur, et ses cheveux avait la même couleur que ceux de Tanit, en moins flamboyant. Elbereth avait dû s’inspirer du physique de la barde, au moment de lui donner un corps.

« Je suis partie rejoindre la Chasse Sauvage de mon plein gré, murmura rapidement la jeune fille. Sur les conseils d’une vieille du village, j’ai pris une décoction d’herbes avant d’aller me coucher, ce soir-là. Elle nous disait que c’était le moyen pour partir avec les beaux seigneurs : elle suivait les anciennes voies et savait comment leur parler. Je voulais fuir le village, et ces gars-là, entre autres… Je ne veux pas rester avec eux, ni rejoindre un autre village mortel. Gardez-moi avec vous. Je ferai le ménage, la cuisine, et toutes les corvées que vous me donnerez. Je m’occuperai des bêtes. Je servirai le Maître, aussi. J’accepterai même de lui donner mon sang et de partager votre fardeau auprès de lui, si ça peut vous soulager. Grand-Mère m’a appris : je sais ce qu’il faut faire. »

Je la regardai en silence. Une jeune fille qui s’était échappée en rêve chaque nuit pour fuir une situation visiblement peu enviable. Que cachait-elle ?

« Le commandant n’a pas besoin d’être servi, répliquai-je. Ni aucun de nous, d’ailleurs. Nous avons déjà des employés, sur ce cair. Quant au sang… Qu’est-ce que vous vous imaginez ? Ren n’est pas anthropophage. Il mange comme nous ! »

Je pris un moment pour réfléchir. Cette jeune fille pourrait peut-être m’aider avec les petits.

« Vous vous êtes déjà occupé de jeunes enfants ?

Elle acquiesça rapidement.

— J’ai élevé mes quatre frères et sœurs cadets, et aidé la voisine avec son dernier né, me répondit-elle avec un grand sourire – le premier depuis que je l’avais vue – Je m’y connais en enfants et en nourrissons !

— Ce sont des petits semi-ældiens, la prévins-je, m’attendant à ce qu’elle se ferme immédiatement. Des perædhil.

Mais cette information ne parut pas rebuter la jeune fille.

— S’ils ne me font pas de mal, je m’en occuperai avec plaisir, m’assura-t-elle.

— Ils sont très gentils. Mais ils ont besoin de beaucoup d’attention, et d’une surveillance active et constante. L’un d’eux est un nouveau-né, il a quelques semaines à peine. Les deux aînés sont plus autonomes. Une autre portée arrivera bientôt : il se peut qu’on vous demande également de vous en occuper. Vous logerez dans une cabine en haut, et resterez avec les petits toute la journée. Vous superviserez leurs repas, sauf celui du nouveau-né, qui pour l’instant est nourri au sein. Il faudra également jouer avec eux, les baigner tous les soirs – vous devrez prendre le bain en leur compagnie – les amener ici lorsqu’ils le demandent, leur chanter des chansons, leur raconter quelques histoires et leur donner amour et attention. En échange, vous aurez gîte, protection et couvert. En outre, je m’engage à vous verser un salaire qui vous permettra de vous installer à votre compte sur une colonie humaine. Cela vous convient-il ? »

La jeune fille accepta les termes du marché, et je remontai avec elle.

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